Elon Musk, et le lithium de Serbie

Daniel Schneidermann - - Alternatives - Le matinaute - 93 commentaires

Il y a des matins où la tête tourne. Prenez cette information : le constructeur d'automobiles électriques Tesla a dépassé, lundi 25 octobre, la barre des mille milliards de dollars de capitalisation boursière. Son patron Elon Musk a gagné 25 milliards de dollars dans la journée, ce qui fait de lui, avec une fortune de 255 milliards de dollars, l'homme le plus riche du monde, avant Jeff Bezos, d'Amazon (194 milliards). Ce bond est dû à la commande, par le loueur Hertz, de 100 000 voitures électriques à Tesla. "Les esprits facétieux notent qu'un contrat d'une valeur d'environ 4 milliards de dollars pour Tesla a fait s'envoler la valeur de l'entreprise de plus de 100 milliards de dollars",relève Arnaud Leparmentier, du Monde. Il est doux de savoir qu'il reste toujours des esprits facétieux.

Si le marché a hissé l'action Tesla à un niveau si élevé, c'est que Tesla n'est pas considérée comme une simple marque automobile, mais comme une marque technologique précurseuse. Autrement dit, le marché parie sur la voiture électrique. Le marché étant, par essence, producteur de prophéties autoréalisatrices, on peut supposer que ce bond boursier va accélérer la conversion du parc automobile mondial. À noter que le marché n'est pas unanime. Comme le relève le Monde, "Morgan Stanley et Bank of America ont des objectifs de cours de 1 200 et 1 000 dollars, quand Barclays, Bernstein et JPMorgan estiment que l'action devrait valoir entre 250 et 300 dollars d'ici à un an"

On peut juger tout le processus immoral. Comment donc ? Le même Musk, qui se lance, avec Bezos, dans un tourisme spatial pour milliardaires représentant la quintessence de l'obscénité climatique, ce même Musk prétendrait au rang de sauveur de la planète, prétention ratifiée par le marché ? On peut manifester avec des pancartes : "Non, la planète ne sera pas sauvée par Elon Musk." Mais la morale n'a pas grand chose à voir dans ces processus.

OK. Vive le marché, donc, pour sortir du carbone ! Admettons que le marché n'est pas seulement le problème, mais qu'il fait partie de la solution. Mais le marché sait-il ce qui se passe dans la vallée du Jadar, dans la lointaine Serbie ? Pour produire des batteries (dans la téléphonie, l'automobile, et le reste), il faut notamment du lithium.  D'importantes quantités de lithium se trouvent en Serbie, dans la vallée du Jadar. La multinationale Rio Tinto s'est donc lancée dans l'exploitation du lithium serbe, avec la bénédiction du gouvernement. Mais les mines de lithium, comme toutes les mines, sont gravement polluantes. Partout dans le monde, et dans la vallée du Jadar comme ailleurs, l'ouverture de mines de lithium est contestée par les populations locales.

Le marché a toujours raison, sauf quand il se trompe. L'opposition serbe à Rio Tinto n'est, pour l'instant, relayée que par la presse locale (et, ce matin, le journal de 7 h 30 de France Culture, qui m'a alerté sur le sujet). Le marché a-t-il entendu parler de la contestation mondiale contre les mines de lithium ? Le marché a-t-il tenu compte de cette contestation dans son évaluation de Tesla ? 

La leçon de cette opposition, c'est que la "croissance verte" (toujours plus de voitures électriques) ne suffira pas à rafraichir la planète. Tôt ou tard, qu'on le veuille ou non, quel que soit le nom dont on l'appelle (décroissance, sobriété), de gré ou de force, il faudra bien ralentir l'économie mondiale (tiens, c'est justement le sujet de notre émission de la semaine, qui vous attend ici). Vivement que le marché le comprenne.


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