Démission Bayou : médias et politiques face à l'inconnu

Daniel Schneidermann - - Scandales à retardement - Le matinaute - 133 commentaires

Secrétaire national d'EELV, Julien Bayou a annoncé ce 26 septembre sa démission de ce mandat, à la suite d'accusations de "violences psychologiques" par une ex-compagne. "Kafka à l'heure des réseaux sociaux", dénonce-t-il.

"Je suis accusé de faits qui ne me sont pas présentés, dont mes accusateurs·ices disent qu'ils ne sont pas pénalement répréhensibles, et dont je ne peux pas me défendre puisqu'on refuse de m'entendre" : en  annonçant sa décision, ce 26 septembre, aux militants EELV, l'écologiste Julien Bayou s'est dit victime de "Kafka à l'heure des réseaux sociaux". De fait, dans la chronique du #MeToo politique, le "cas Bayou" présente plusieurs caractéristiques inédites. Dans les accusations formulées contre lui, pas de gifle, pas de rock dansé-serré, pas de main baladeuse, pas de drogue versée subrepticement dans un cocktail, aucun soupçon de viol : avec la démission de Bayou, le feuilleton des Violences sexistes et sexuelles (VSS) dans le milieu politique inaugure une nouvelle page : les violences psychologiques. Faudra-t-il rajouter un "P" à l'acronyme  ? 

La séquence finale commence en effet sur les réseaux sociaux. Plus précisément,  par un tweet. "Bonjour EELV, tweete l'association Nous toutes le 19 septembre,  la cellule VSS a été saisie en juillet après des accusations de violences commises par @julienbayou sur son ex-compagne. Comment s'assurer que les militantes soient en sécurité ? Aucune mesure ne semble avoir été prise, pourquoi ?" Interrogée le soir même sur France 5, la députée EELV Sandrine Rousseau annonce avoir été alertée de "comportements de nature à briser la santé morale des femmes" par une ex-compagne du secrétaire national de EELV (appelons-la A.), qu'elle a reçue chez elle.  D'après Rousseau, des accusations identiques proviendraient "manifestement" de plusieurs autres femmes. Une enquête journalistique est en cours, ajoute-t-elle encore, sans préciser dans quel média. Elle révèle enfin – à la demande de l'intéressée, précisera-t-elle plus tard – que A.  a tenté de se suicider, tout en précisant que les faits reprochés ne sont pas "pénalement répréhensibles".

Bref, à ce stade, estime Mediapart, traditionnellement en pointe sur le traitement médiatique des sujets de violences sexuelles, rien ne va : "À aucun moment les faits précis ne sont mentionnés ; des détails sont livrés sur l'état de la femme à l'origine du signalement sans qu'elle ait pris elle-même la parole ; le point de vue de Julien Bayou ne figure pas ; et une enquête journalistique est évoquée alors que rien n'a, pour l'instant, été publié."

En fait, la première accusation contre Bayou était apparue dans un message anonyme sur le compte Instagram "Balance ton élu" le 19 juin 2022. "Bayou n'est pas féministe. Il se contente de répéter ce qu'il a appris de toutes les féministes qu'il a prédatées, baisées et broyées en sachant que ça lui permettra d'en baiser encore plus et que sa carrière politique en bénéficiera aussi." Émoi général dans les cercles éco-féministes. Dix jours après, après avoir avalé des antidépresseurs, A. envoie un mail accusateur à la "cellule d'enquête et de sanction sur le harcèlement et les violences sexuelles et sexistes" d'EELV, ainsi qu'à trois proches de Bayou. Appel des pompiers, lavage d'estomac :  la jeune femme est sauvée.

Dans les médias institutionnels, c'est d'abord le Figaro qui reprend l'affaire, dès le 7 juillet, dans un article titré "les partis de gauche face au spectre des violences sexuelles", et publié dans la foulée de l'affaire Coquerel. Le journal donne exclusivement la parole à Julien Bayou, sans chercher à joindre son accusatrice.  "Selon des informations du Figaroconfirmées par l'intéressé, écrit la journaliste spécialiste de la gauche Sophie de Ravinel, son ex-petite amie a saisi la commission (des violences sexuelles et sexistes de EELV, ndlr) contre lui. «La commission a été saisie suite à une rupture douloureuse et difficile», dit-il, reconnaissant ne pas avoir tous les éléments en main. Il évoque«une rancœur qu'elle ne cache pas puisqu'elle m'a clairement écrit, trois jours après avoir saisi la commission interne d'EELV: "Inquiète-toi. Je vais revenir et en force. […] La chute va être douloureuse."»." 

une erreur du "figaro"

Partant en vacances deux jours plus tard, Ravinel, alors, ne contacte pas "l'ex-petite amie", d'où une inexactitude du Figaro. "L'ex-petite amie" est davantage que cela : Julien Bayou et A. ont acheté une maison ensemble, où ils vivaient depuis plusieurs années. Ils ont rompu au début de l'année 2022. Depuis lors, aucune enquête tentant de préciser les faits n'a encore été publiée. Comme l'a annoncé Sandrine Rousseau, un média a bien entrepris une investigation, à la fois sur le cas de A., et aussi sur d'autres éventuelles victimes des "violences psychologiques" de la part de l'ex-secrétaire national. Selon les informations d'ASI, plusieurs témoignages auraient été recueillis, mais sous une forme encore jugée insuffisante pour publication. 

"Tout prend du temps, explique une journaliste spécialisée.  Beaucoup de femmes mettent longtemps à conscientiser ce qu'elles ont subi." C'est vrai dans les affaires de violences sexuelles. Et encore davantage dans les cas de violences psychologiques. Si c'était possible, une accusation de "violences psychologiques" se déploie sur un terrain plus mouvant encore que les violences sexuelles. Et d'abord pour les médias. "J'ai eu un cas semblable, se souvient l'enquêtrice de Mediapart Lenaïg Bredoux auprès d'ASILe youtubeur Léo Grasset. Ça m'a éreintée. Comment caractériser des remarques désobligeantes quotidiennes ? Des départs imprévus suivis de retours tout aussi imprévus ?  Un comportement qui pousse la femme à se couper de ses relations ?" Une rupture brutale, unilatérale ou simplement inélégante n'est pas un délit. L'adultère n'est pas punissable par la loi, pas davantage qu'une importante différence d'âge (douze ans ? quinze ans ? Controverse sur ce point, en privé, entre partisans  et adversaires) entre les deux partenaires d'un rapport consenti. Et pas davantage si ces rapports "asymétriques" se multiplient. Comment quantifier ce que Bredoux appelle "un chagrin anormal" ?

méfiance sur la "cellule"

Si ce premier article du Figaro reste sans suites publiques, un dialogue par mail s'engage alors entre A. et "la cellule". Méfiante sur l'impartialité et la confidentialité de cette cellule dans une affaire où le chef du parti lui-même est en cause, A. est réticente à être auditionnée. Elle souhaiterait que la cellule élargisse sa saisine à d'autres victimes potentielles. Mais sous quel statut témoigneraient-elles ? Les membres de la cellule avertissent la jeune femme que des témoignages non signés seront considérés comme anonymes, et ne seront donc pas joints au dossier. De plus en plus méfiante, elle demande par mail des précisions sur la procédure. "Pourriez-vous me/nous préciser comment se déroule l'entretien ? Peut-être avez vous un document écrit qui résume tout cela ?" À deux reprises (et même si ce document existe bien), la cellule laisse ses demandes plus de dix jours sans réponse. Puis, cette fin de non-recevoir : "Ton expertise sur ces questions est plutôt un frein qu'une aide comme tu l'as bien repéré. En effet, il est très difficile d'accepter de ne pas contrôler toute la situation et de quitter la position de celle qui sait pour laisser les soignant·es, dont tu sembles bien entourée, prendre soin de toi." Le statut de psychanalyste affiché par l'une des membres de la cellule inquiète A. : et si "l'appareil" préparait les esprits pour un éventuel internement ?

Même si EELV assurait jusqu'à ces derniers jours que "la cellule travaille", la situation de blocage a perduré jusqu'à la démission de Bayou. Le secrétaire national a demandé à plusieurs reprises à être auditionné. En vain, la cellule souhaitant entendre d'abord la victime. Manifestement, cette cellule, pourtant jugée plus performante que celles des autres partis, était inadaptée à traiter une affaire de cette dimension. "On aurait dû décentrer la procédure plus tôt, estime Sandrine Rousseau jointe par ASI, par exemple la faire mener par l'AVFT (association contre les violences faites aux femmes au travail), ou dans un cabinet d'avocat. Dans les universités, si par exemple le président est incriminé, on se déporte."

Passe le mois d'août. Silence radio jusqu'en septembre, où dans la foulée de l'affaire Quatennens cette fois, Sandrine Rousseau lâche donc sa bombe sur le plateau de France 5 (à quelques mois d'un congrès EELV où elle va soutenir une motion contre la motion de la direction sortante, remarquaient les bayouïstes). Les deux femmes se sont régulièrement parlé au téléphone. "C'est la première personne qui a posé le mot «violences» sur ce que j'ai subi", dit A. à ASI.

code pénal : dix ans d'emprisonnement

Inédit pour les journalistes, inédit pour les  militant·es des "cellules" chargées de recueillir la parole des victimes dans les partis politiques, le cas Bayou pourrait bien l'être aussi pour les magistrats, si une plainte devait être déposée. Car il se trouve que "l'incitation au suicide" est entrée dans le code pénal en 2020, à la suite du Grenelle des violences conjugales, notamment à l'initiative de l'ex-avocate Yael Mellul, fondatrice de l'association Femme et libre. Dans son article 222-3-2-1, le code stipule désormais : "Le fait de harceler son conjoint […] ou son concubin par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende lorsque ces faits ont causé une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours ou n'ont entraîné aucune incapacité de travail et de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende lorsqu'ils ont causé une incapacité totale de travail supérieure à huit jours […]. Les peines sont portées à dix ans d'emprisonnement et à 150 000 euros d'amende lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider". Au matin de la démission de Bayou, A. assurait ne pas souhaiter aller jusqu'au procès : "Je ne souhaite pas la prison à Julien. Je ne la souhaite à personne." Mais elle s'affirmait résolue à faire en sorte "que notre version soit connue, ne serait-ce que pour que lui puisse se défendre".

MAJ, 10 heures : réaction de A. à la démission de Julien Bayou.

l'enquêteur et l'inédit

Inédite pour les journalistes, cette affaire l'est pour moi comme pour les autres. J'ai souhaité m'en tenir aux aspects institutionnels du cas (médias, parti, Justice) sans enquêter sur le fond des griefs formulés par A. contre Julien Bayou, qui ne relèvent pas du champ de compétence d'Arrêt sur images. J'ai également choisi de ne pas divulguer le nom de A., ni celui du média chargé de l'enquête sur ces accusations, pour ne pas perturber la sérénité de cette enquête. Par ailleurs, Julien Bayou n'a pas donné suite à ma demande d'entretien. DS.

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