Déchéance pour tous : bienvenue en urlangue

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 73 commentaires

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Et voici la dernière trouvaille : la déchéance pour tous.

Si vous avez raté des épisodes, on peut résumer l'intrigue ainsi : le projet du pouvoir de faire entrer dans la constitution une peine de "déchéance de la nationalité pour les terroristes bi-nationaux nés en France" se heurtant à l'opposition de nombreux parlementaires socialistes, les uns et les autres, gouvernement et parlementaires, sans oublier la droite, pourraient se rabattre sur une position de "compromis" : cette déchéance de nationalité ne s'appliquerait pas seulement aux terroristes bi-nationaux, mais à tous, même les terroristes mono-nationaux, qui deviendraient donc apatrides -controverse juridique pour savoir si la France a le droit, ou non, de "créer des apatrides", mais à l'arrivée, il semble plutôt que oui.

Voilà l'histoire. Mais dans les articles, ou sur Twitter, ou même dans les débats entre dirigeants PS, "déchéance de nationalité pour les terroristes, y compris mono-nationaux", c'est trop long. D'un commun accord, les journalistes et les politiques qui traitent le sujet parlent donc de "déchéance pour tous". Tout le monde est censé comprendre. C'est qu'il faut faire vite. L'état d'urgence inclut visiblement une obligation d'urgence dans la pensée et l'expression -y compris d'ailleurs dans la condamnation des initiatives gouvernementales. Le temps de finir une phrase complète, le temps de débattre, et vingt nouveaux Kouachi auront pris leurs kalachnikov, ou bien on sera en dictature policière. Après la novlangue d'Orwell, bienvenue à l'urlangue.

Tous égaux devant la déchéance, donc. Vive la déchéance républicaine, laïque, une et indivisible. Qui a eu en premier l'idée de cette abréviation géniale ? Il n'est même pas certain que ce soient des anti-Hollande. Il n'est même pas certain que cette expression d'urlangue soit toujours intentionnellement employée pour construire un symétrique, tristement ironique, au mariage pour tous, vestige glorieux des premières années du quinquennat, quand la Hollandie n'hésitait pas à braver la droite sous l'oriflamme taubirien. En attendant de "créer des apatrides", on crée des mots, des mots déprimants, glaçants, stérilisants, des mots qui colonisent tranquillement les esprits, dégradation républicaine, indignité nationale, mort civile, humiliation publique, et la fameuse déchéance, avec ses déclinaisons-variantes, "déchéance de citoyenneté", "déchéance de certains attributs de la nationalité", des mots qui, heure après heure, n'en finissent pas d'ensevelir ce que nous rêvions d'être. En attendant, demain, le bagne pour tous, le pilori pour tous, la torture pour tous, strictement encadrées par la loi, validées par le Conseil d'Etat, et parfaitement démocratiques.

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