Dans les corps triomphants, soudain le doute

Daniel Schneidermann - - (In)visibilités - Le matinaute - 87 commentaires

Je ne sais pas vous, mais ma radio de matinaute, je ne l'écoute plus que d'une seule oreille. L'autre oreille est à l'écoute de cet inconnu soudain si proche : mon propre corps.  Une migraine du réveil, la petite toux sèche habituelle, un imperceptible essoufflement, tintamarrent, assourdissants. Avant le confinement, ai-je pu être infecté ? Quand donc se termine cette foutue incubation ? Toutes ces sournoises poignées de portes, toutes ces surfaces anodines, manipulées négligemment, dans la vie d'avant les désinfections : le virus n'y était-il pas tapi ? Ce n'est pas vraiment de la peur. Mais une attention, cet exact contraire de l'insouciance, pour lequel il n'y a pas de mot. Et tous ces attentionnés expéditeurs de mails, dont l'habituel "Cordialement", s'est transformé en "prenez soin de vous". Jamais tant d'indifférents ne m'ont tant souhaité de prendre soin de moi.

Des nouvelles du monde, me parviennent les échos d'innombrables souciances identiques. Et voilà l'implacable Pénicaud qui, à l'adresse des patrons, et séparée à plus d'un mètre de Bourdin, lance "Ne licenciez pas !"  Et voilà Le Maire qui assure que les salariés en chômage technique ne perdront "pas un centime". Et voilà Edouard Philippe qui, pour protéger Air France, n'exclut pas la nationalisation.  Bien entendu, ces pulsions protectrices sont immédiatement atténuées. Les salariés en chômage technique, finalement, ne percevront que 84% de leur salaire net. Philippe "ne pense pas" qu'il faudra en arriver à l'interdiction de licenciement. Mais ces restrictions, comme tout le reste, sont précaires.

L'univers du libéralisme mondialisé est façonné pour des corps humains bien-portants, des corps triomphants, des corps cultivés en serre pour la performance, sportive, technique ou esthétique. Que s'insinue le rappel de la précarité de ces triomphes, et aussitôt le doute fissure le bel édifice. Et voilà, progressivement, timidement, comme par contagion, que les triomphants se soucient des faibles, des invisibles, des hors-champ : les caissières sans protection, les détenus privés de parloir et de promenade, les confiné.e.s avec conjoints violents. Comme la canicule de l'été dernier a contribué, dans d'innombrables corps, à métaboliser le dérèglement climatique, nos potentielles souffrances nous rendent évidente l'inhumanité de nos cathédrales économiques. Pour combien de temps ?

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