Chère grande armée des "Et alors ?"...

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 63 commentaires

Je vais vous raconter mon week-end. Disons, la partie de mon week-end consacrée à mon réseau social addictif favori. Depuis quelque temps, je m'en sers un peu comme pense-bête. Un extrait d'émission, un article, une réflexion, attirent mon attention, je me dis qu'il faudra que j'y revienne, que je creuse, qu'il ne faudra pas oublier, hop ! Je retweete.  Ca économise les post-its.

Donc, samedi matin, déboule  cette vidéo de quinze secondes, dans laquelle on voit un groupe de Gilets jaunes entonner sur les marches du Sacré Coeur une chanson à base de quenelles dans le cul. Une chanson composée par Dieudonné.

 Je la signale. Immédiatement, pleuvent les reproches. Une chanson, et alors ? Tu veux faire croire que tous les Gilets jaunes sont des antisémites, des nazis, c'est ça que tu veux ? (Si vous voulez tout savoir à propos de cette chanson, qui l'a chantée, qui l'a entendue dans les rues de Paris, notre enquête est ici).

Dans le même temps, déboule une autre vidéo. On y voit trois motards de la police ayant mis pied à terre aux Champs Elysées, harcelés par des manifestants. L'un dégaine son arme, met en joue la foule. Puis ils sont contraints à la fuite. 

La séquence, très courte, donne l'impression de trois hommes sur la défensive, agressés par une foule hostile. Ensuite, un reporter vidéaste indépendant met en ligne une version plus longue, dans laquelle on voit qu'un de ces policiers, auparavant, avait balancé sur les manifestants ce qui semble être une grenade de désencerclement. Changement de point de vue. Je signale cette vidéo version longue (que la plupart des télés n'ont pas diffusée). Immédiatement, de l'autre bord, re-surgissent les reproches familiers. Et alors ? Tu légitimes les lynchages de policiers, c'est ça ?

Chère grande armée des "Et alors ?", comment vous dire ? Alors rien. Non, je ne prends pas tous les Gilets jaunes pour des nazis, parce que dix crétins ont dieudonnisé. Non, je ne légitime pas les agressions de policiers, parce que je tente de comprendre le déroulement d'une scène. Depuis le début, en conscience, j'estime cette insurrection des fins de mois, non seulement légitime, mais salvatrice, potentiellement régénératrice, pour une société française asphyxiée par ses élites. J'espère de toutes mes forces qu'elle roulera jusqu'à ses conclusions politiques naturelles, quelles qu'elles soient.  Nous avons déjà consacré cinq émissions à tenter, avec bienveillance et lucidité, de comprendre ce mouvement, que j'estime historique.

Mais sur mon réseau social addictif préféré, je suis un citoyen-journaliste, en temps réel. Et je veux m'obliger, avant même de chercher à interpréter, avant de tirer des conclusions, avant même de prétendre avoir compris, non seulement à dire ce que je vois (ce n'est pas le plus difficile) mais à voir ce que je vois. Et surtout, à voir ce que je préférerais ne pas voir. A voir contre moi-même.

Je reviens à peine d'un long voyage dans un groupe de journalistes des plus grands medias de leur époque, ni meilleurs ni pires que les autres, mais qui n'ont pas vu ce qu'ils ne voulaient pas voir. Ou qui n'ont pas osé le dire. Ou, quand ils le disaient, qui criaient au contraire parfois si fort que plus personne, à la longue, ne les écoutait. Ce voyage dans l'aveuglement collectif n'a pas fini de me hanter. Je n'en ai retiré qu'un commandement : tenter de voir ce que je vois. Et de le nommer le moins mal possible. Et de grâce, ne me faites pas dire davantage.

En attendant, le matinaute va tenter quelques grasses matinées. Très joyeuses fêtes à toutes et tous. Et pour ceux qui en ont les moyens, n'oubliez pas qu'il vous reste une semaine pour, par un don, aider votre site indépendant préféré à rester accessible au plus grand nombre. Déjà près de 500. Chiche qu'on arrive à 1000 avant le 31 ?

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