Bolsonaro, un pas de plus vers l'inimaginable

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 71 commentaires

Se promener dans l'océan de délires en ligne qui ont mené Jaïr Bolsonaro au pouvoir au Brésil, c'est tomber par exemple sur cette video. Un type en survêtement désigne le guide du zizi sexuel de Titeuf comme l'instrument d'un "kit gay", destiné  à pervertir les purs enfants du pays, pour les mener à toutes les dépravations. Voluptueusement horrifié, il passe le doigt dans les trous éloquents des pages. Il s'attarde. Ce fameux livre de Titeuf, qui a donné naissance en France et ailleurs à tant de balivernes sur l'éducation sexuelle dès les Maternelles, peut donc faire les présidentielles du nouveau monde. Titeuf : voilà l'ennemi du nouveau président du Brésil.

Cette image est, au sens propre, désarmante, et donc démobilisante. Dans l'imagerie de notre lointaine Europe, le golpiste latino-américain porte un uniforme, et des lunettes fumées : le braillard provocateur Bolsonaro ne peut donc pas représenter une menace sérieuse, à la Pinochet ou à la Videla.  Ajoutée à la conviction implicite que l'on ne peut pas véritablement sortir de la démocratie, comme le souligne l'historienne Maud Chirio, cette étrangeté visuelle a contribué à un large aveuglement européen sur la situation brésilienne.

D'autant que la dictature militaire brésilienne, rappelle François Bonnet sur Mediapart, ne fut pas une dictature totale, à la chilienne. Un parti d'opposition subsista, même sans aucun pouvoir. De même que la procédure qui aboutit à la démission de Dilma Roussef fut peut-être un coup d'Etat, mais un coup d'Etat sans chars et sans stades (notre émission ici).  Dans la tentative d'appréhension européenne de la situation brésilienne, les mots mobilisent, mais ils trompent aussi. Il faudra en inventer d'autres.

D'autant que l'élection de Trump n'a pas seulement repoussé les frontières de l'inimaginable, elle a aussi fait voler en éclats la cohérence minimale exigible d'un discours politique, en créant au XXIe siècle (après par exemple un certain Sarkozy, il est vrai) la catégorie, aujourd'hui bien élargie, des présidents provocateurs, dont les provocations ont pour fonction de brouiller la réalité de la politique. De la même manière que Trump peut, dans le même discours, condamner un attentat antisémite et laisser ses partisans siffler Soros, Bolsonaro est ce candidat qui, dans une harangue échevelée d'entre-deux-tours, estime que les "déchets rouges" devront quitter le Brésil, promet à Lula de "pourrir en prison", et en même temps ce président qui, sitôt élu, jure qu'il respectera la constitution.  Ce candidat, qui a mené campagne grâce à la filiale de Facebook Whatsapp et aux financements de riches soutiens industriels (éclairages intéressants ici et ici), est aussi celui dont le logiciel politique s'est arrêté à la dictature militaire. Démocratie ou dictature, le choix n'est pas binaire. Les états intermédiaires sont innombrables. Plus que jamais, il faut s'entrainer à penser toutes les nuances de gris.

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