Blanche Gardin, entre les gouttes de rage
Daniel Schneidermann - - Humour - Le matinaute - 29 commentaires
C'est une lamentation habituelle des dominants : on ne peut plus rien dire. On ne peut plus rire de rien. On ne peut plus rire des Juifs, ni des Arabes, ni des blondes, ni des Africains, ni des Belges. Que feraient aujourd'hui les malheureux Coluche et Desproges ? On connaît bien le sous-texte de ces lamentations. Si on ne peut plus rire de tout, c'est en raison de la censure implacable exercée sur les réseaux sociaux par les minorités victimes habituelles du rire : juifs, Arabes, Noirs, trisomiques, Asiatiques, gros, chauves, roux, gays, lesbiennes, etc.
Or voici qu'une chaîne, C8, consacre une soirée entière au spectacle d'une humoriste sans filtre, Blanche Gardin (le spectacle s'appelle Je parle toute seule
) et que mon réseau social addictif préféré est écroulé de rire. Pas un grincheux, ni une grincheuse à l'horizon. Pas un seul petit appel au lynchage ni au boycott. Il faut dire qu'elle met l'internaute dans sa poche dès le début, en démolissant l'émission de Cyril Hanouna sur la chaîne même de Cyril Hanouna ("Le succès des émissions de merde tient à des gens qui te disent «je regarde pour voir à quel point c'est de la merde»"
).
Et pourtant, elle y va, Blanche Gardin. Sur les chauves. Sur la femme de 40 ans aux prétentions amoureuses en berne. Sur le "mec de 70 ans dont l'haleine trahit l'état de décomposition avancée"
. Sur les magasins bio et les naturopathes ("Plus je vois des naturopathes, plus j'ai la chiasse")
. Sur la résilience pathétique des Parisiens après les attentats. Sur le sadisme des enfants à l'égard des animaux. J'ai même compté une blague sur les Noirs ("Si je me fais violer pendant mon coma par des brancardiers, il y a de fortes chances que mes mômes soient antillais. Ce n'est pas du racisme, c'est de la sociologie")
, et une affirmation qui pourrait à elle seule soulever une émeute féministe : "Le viol est un fantasme féminin"
).
Mais c'est un rire qui ne prend pas pour cible les dominés – et pas davantage, d'ailleurs, les dominants. Si elle rit du viol ("La première fois où je me suis fait enculer..."
), c'est en se plaçant elle-même dans la position de la femme violée. Elle a beau se trouver, au fil du spectacle, des cibles occasionnelles, sa cible obsessionnelle, c'est elle-même. Et c'est ainsi, obsédée d'elle, se prenant, avec ses petites lâchetés, ses déchéances physiques, ses accès de boulimie, ses tendances dépressives, comme cible principale de sa férocité, qu'elle construit un dispositif où l'on rit en confiance, sans jamais se sentir sale, et qu'elle se faufile innocente entre les gouttes de rage de l'époque.