Berlin, 2019

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Le matinaute - 90 commentaires

Pas de matinaute ordinaire ce matin.  Je vous écris de Berlin, où j'étais invité, hier soir, par l'association des journalistes étrangers, à présenter Berlin 1933. Emotion de faire cette présentation à Berlin, et devant les successeurs même de ceux dont je raconte, dans ce livre, l'échec tragique à trouver les mots pour dire la barbarie nazie. J'étais particulièrement heureux de le faire, notamment en compagnie de l'historien Norman Domeier, qui travaille depuis huit ans sur les compromissions de l'agence AP avec les nazis, et du correspondant du Monde à Berlin, Thomas Wieder. Soirée animée par Pascal Thibaut, correspondant de RFI, et organisée par la surefficace Olga Hein, de l'antenne de HEC à Berlin.

Salle comble, public attentif, questions pointues. Domeier, un moment, a pris le contrepied de la thèse que je défends, en avançant que c'est au contraire la surabondance des informations sur les camps de concentration des années 30 qui, par un phénomène d'accoutumance, a créé les conditions du déni planétaire de l'extermination des Juifs, à partir de 1941. Le problème ne serait pas que l'on n'aurait pas assez dit, mais qu'on aurait trop dit, et mal. L'éternelle histoire de l'enfant qui criait au loup. A la réflexion, je crois que les deux peuvent être vrais à la fois. On peut dire sans dire. On peut savoir sans savoir, comme le détaille parfaitement Daniel Bougnoux, en distinguant cinq degrés de notre exposition sélective aux medias et à leurs messages. Raconter l'horreur dans de froides brèves de bas de page intérieure,  donnant ainsi l'impression de ne pas vraiment croire soi-même ce que l'on écrit, c'est à la fois la raconter et l'occulter. De la myopie journalistique, Domeier donne d'ailleurs une illustration saisissante, en racontant l'histoire de ce journaliste américain, Karl von Wiegand, ayant interviewé Hitler de nombreuses fois et qui, à chaque fois, concluait son interview par ce regret sincère : "M. Hitler, quel gâchis ! Les Américains vous aimeraient tellement, si vous n'étiez pas si hostile aux Juifs !"

Quant à Wieder, j'ai mieux compris pourquoi il avait jugé Berlin 1933 "irritant", dans son frustrant compte-rendu. Il a resitué l'aveuglement médiatique de l'époque sur le danger nazi dans un aveuglement plus général, partagé par toute la société : les politiques (Blum le premier), les intellectuels, et même certaines communautés juives, qui elles non plus n'ont pas vu venir l'horreur. Bref, pourquoi se focaliser sur les journalistes, qui n'étaient que des aveugles parmi d'autres. C'est vrai. Mais cela n'absout pas la corporation, dont la raison d'être est justement de tenter d'être un tout petit peu plus lucides que les autres. Même si l'on ne mesure pas sur le moment la portée de ce que l'on a sous les yeux (dès 1933, en Allemagne, expulsions, expropriations, internements massifs sans procès, boycotts, tabassages de rue, etc), le service minimum ne consiste-t-il pas à le raconter, tout de même, le plus fidèlement possible ? Débat qui trouve son prolongement évident dans la couverture de l'Allemagne d'aujourd'hui. Pour comprendre et analyser l'AfD, par exemple, le recours à l'Histoire nous aide-t-il, ou nous embrouille-t-il ? Etc etc.  Merci à lui, néanmoins, de s'être prêté à l'échange, avec l'irritant énergumène que je suis.

Mise à jour, 13 heures : la référence (erronée) à Pierre et le loup, a été remplacée par la référence (pertinente) à "l'enfant qui criait au loup". Merci à mes lecteurs attentifs.



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