A propos du "pire"

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 170 commentaires

On m'interpelle sur Twitter. "Hey, c'est pas la peine d'écrire un excellent Berlin 1933 sur la cécité des journalistes à cette époque. Et là, alors que des propos de Darmanin ouvrent la voie au pire, vous réagissez ?"

"Le pire" ? Dans son point de presse mensuel sur la délinquance, le ministre de  l'Intérieur vient d'appeler les journalistes à "se rapprocher de la préfecture, pour être protégés par les forces de l'ordre" avant de couvrir les manifestations. Il faisait allusion à un témoignage du journaliste indépendant Clément Lanot, qui s'est fort courtoisement fait confirmer par un policier son obligation de déguerpir après ordre de dispersion, sous peine d'interpellation, en vertu du nouveau Schéma de maintien de l'ordre. C'était mardi 17 novembre, au cours d'une manifestation de protestation contre le projet de loi Sécurité globale... encadrant avec beaucoup de flou le travail des journalistes lors des manifestations. En d'autres termes, la police disperse des journalistes qui protestent contre une loi limitant leur liberté.

"Le pire" ? Un journaliste de France 3 Paris-Ile de France vient de passer douze heures en garde à vue, et d'écoper d'un rappel à la loi, pour avoir, le même soir, refusé de se disperser. Comme le montre sa vidéo, diffusée par le site de France 3 Paris-Ile de France, il s'est approché d'un peu trop près de policiers à moto. " Vous saoulez, quoi. Vous venez à cinq centimètres de nous" "Je ne vous filme pas là Monsieur" "C'est bon, allez ailleurs"

"Le pire" ? Le même jour, au sénat, le ministre de la Justice Dupond-Moretti  tonne contre les propagateurs de "haine en ligne" qui viennent "se lover" dans la loi de 1881 sur la presse. Encore une attaque contre les journalistes ?

"Le pire" ? Une chaîne d'info, LCI, interrompt la retransmission du point de presse du porte-parole du gouvernement, au moment même où est posée une question sur ces entraves à la liberté d'informer. Déjà un effet des intimidations ?

Oui mais. MAIS Gérard Darmanin a (un peu) rétropédalé. Le "rapprochement avec la préfecture" n'est finalement pas obligatoire. Ce sera donc une option. Une option obligatoire, ou une obligation optionnelle ? demande un facétieux sur Twitter (car il y a encore des facétieux sur Twitter. Pas encore obligés de "se rapprocher de la préfecture"). MAIS la direction de France Télévisions a protesté. Pas vraiment par la voix de sa patronne Delphine Ernotte, qui n'est pas venue attendre son journaliste à sa sortie de garde à vue, mais plus modestement par la voix de François Desnoyers, directeur du réseau régional de France 3 (sur son compte Twitter personnel). MAIS on aura mal compris le ministre de la Justice, qui ne vise nullement les journalistes (excellente mise au point de Public Sénat).

MAIS  dans ce rassemblement où les reporters ont multiplié les vidéos de maltraitances de reporters par la police, le bilan est, selon l'AFP citant le parquet, de "trente-trois  interpellés à la suite des heurts, qui ont fait « dix blessés légers, dont neuf parmi les forces de sécurité intérieure »". On a bien lu : dix blessés légers, dont neuf policiers. Comment ces neuf policiers ont-ils été blessés ? 

Darmanin danse le tango. Il avance, il recule, sans que ni Castex, ni Macron ne le recadrent jamais. Est-on en présence d'un ministre divaguant, ou d'une tentative concertée du pouvoir, à la faveur des chocs conjugués de la pandémie et du terrorisme, d'encadrer la liberté de la presse, après la liberté d'opinion, et la liberté de circulation ?

Faut-il invoquer Berlin 1933 ? Avoir fréquenté de près mes lointains prédécesseurs, correspondants des démocraties à Berlin en 1933, aux prises avec le nazisme à sa sortie de l'œuf, paradoxalement, ne m'est ici d'aucune aide. Je le ressens plutôt comme une  pression, une attraction irrésistible vers des comparaisons auxquelles je tente, par principe, de résister, ne serait-ce que parce que j'en connais le pouvoir d'attraction. Si l'expérience devait m'aider à quelque chose, ce serait à toujours m'efforcer de nommer au plus juste ce que voient mes yeux, sans le sous-nommer, ni le sur-nommer.

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