A Blois, puissance des images et propagande d'atrocités

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 36 commentaires

Je redescends du temple de l'Histoire. J'étais hier aux rendez-vous de l'Histoire de Blois, invité par la Matinale de France Culture. Je n'étais pas revenu au "festival de Cannes des historiens" depuis longtemps. C'est impressionnant. Des files d'attente dans toute la ville, des jeunes, des vieux, beaucoup de scolaires, naturellement. Sortant de l'émission de France Culture, je suis tombé quasi nez à nez avec le ministre inaugurateur, Jean-Michel Blanquer. Officiels empressés, préfet en tenue, limousines : la France éternelle officielle. Et des discours, des discours, dans ce cadre magnifique de la Halle aux grains de Blois, sur le thème imposé de 2018 "La puissance des images". Que je sois pendu, s'il y en a un seul qui n'a pas évoqué "l'importance de l'enseignement des images à l'école". Vingt ans que j'entends ça, et la moitié des élèves, dans certaines classes, croient aux Illuminati. Un aréopage si solennel que Jean-Noël Jeanneney, président du Conseil scientifique, avec quelques blagues sur les graffiti porno du palais Farnèse, ou une photo retouchée de la toque de Ceaucescu, y fait figure de galopin turbulent.

Par ailleurs, le monde évolue : la rumeur selon laquelle il existerait aussi des historiens de sexe féminin semble avoir atteint la bonne ville de Blois. Ces Messieurs ont annoncé que la parité des comités et des jurys des Rendez-vous serait introduite "dès cette année" ... dans le règlement intérieur. Et quand prendra-t-elle effet ? "Au fil du renouvellement de ces instances." Autant dire qu'on n'y est pas encore. Mais à l'échelle de l'Histoire, qu'est-ce que quelques décennies supplémentaires ?

un débat avec annette becker

J'étais invité pour parler du livre que je publie ces jours-ci, sur l'aveuglement de la presse occidentale face au nazisme. Il s'appelle : Berlin 1933, La presse internationale face à Hitler.  L'émission, vous pouvez l'écouter ici. J'y étais confronté à Annette Becker, historienne de la Première guerre mondiale. Quel rapport ? Très simple : c'est en partie le souvenir de 14-18, qui explique la cécité occidentale, vingt ans plus tard, sur Hitler. Dans son livre, Les Messagers du désastre, Annette Becker détaille une des raisons de cet aveuglement occidental  sur les persécutions, puis l'extermination des Juifs : le souvenir traumatisant des "propagandes d'atrocités" mensongères de la Première guerre mondiale.

Au cours de la première guerre, en effet, des rumeurs avaient couru, selon lesquelles les Allemands coupaient les mains des enfants. C'était faux. Ils s'en sont parfois pris aux civils (comme dans toutes les guerres) mais pas de cette manière-là. Bref, tout au long des années 30 et 40, Goebbels a magistralement sapé la crédibilité des récits d'atrocités nazies en agitant le fantôme de la "Greuelpropaganda". C'est une des raisons de l'incrédulité, et de l'aveuglement général. Il y en a d'autres (la censure nazie bien entendu, l'anticommunisme des patrons de presse occidentaux, etc etc). C'est le sujet de mon enquête.

Bref, je me réjouissais de cette rencontre, sauf que j'ai reçu une douche sur la tête, dont je ne sais pas très bien à qui elle était destinée. Au journaliste coupable d'une incursion dans le champ des historiens ? Aux conclusions de cette enquête sur l'aveuglement ? "Mais si, on savait !", m'a objecté Annette Becker. La preuve, selon elle, il existait dès 1933 des photos de du camp de Dachau, ouvert cette même année. Certes. Ces photos de Dachau, je les ai vues l'été dernier, en allant visiter le camp, elles ressemblent à ça : 

Vous pensez que les nazis ne laissaient rien filtrer d'autre ! Les tabassages systématiques de bienvenue au camp, pour apprendre la docilité aux communistes et aux Juifs détenus ? Aucune photo. Les exécutions sommaires de Juifs ? Aucune photo. Et ce n'est pas avec ces photos d'un sympathique camp de travail, que l'on allait émouvoir l'opinion mondiale. A la fin du débat, Annette Becker a eu une belle formule : "les presses britannique, française et américaine, ont rendu compte, sans se rendre compte de quoi elles rendaient compte". C'est de ce même état d'adhésion-incrédulité dont témoignera aussi, parmi bien d'autres, un journaliste ayant écrit sur l'extermination sans y croire totalement lui-même, comme Alvin Rosenfeld. La formule, d'ailleurs, pourrait s'appliquer à bien d'autres reportages. "Il faut toujours dire ce que l'on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit" disait Péguy. Savons-nous toujours ?


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