Duras contre Tolkien
Daniel Schneidermann - - La vie du site - 242 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Il y en a qui vont hurler ! Mais ne hurlez pas tout de suite :
c'est évidemment par pure provocation, que nous avons décidé de baptiser "les sous-cultivés parlent" le nouveau dossier regroupant les trois émissions que nous avons consacrées, depuis la création du site, aux adeptes du jeu vidéo, aux satanistes, et aux geeks.
Après avoir hurlé, certains discuteront peut-être la pertinence de ce rapprochement. Même si ces trois pratiques ou identités se recoupent, elles ne se superposent pas forcément. On peut être geek sans être sataniste, et de ce que j'en ai compris, on peut certainement être sataniste sans être geek. Quant aux joueurs de GTA IV, j'imagine que nombre d'entre eux n'ont pas grand chose à voir avec le satanisme, et que l'on les surprendrait en les disant geeks.
En outre, on peut discuter longuement de la nature exacte des trois phénomènes que ces émissions tentent de cerner : cultures , justement ? Pratiques culturelles ? Pratiques sociologiques ? Pratiques de communication ? Tout cela à la fois ? J'imagine que vous ne vous en priverez pas.
En fait, le plus petit dénominateur commun de la pratique des jeux vidéos, de l'appartenance à la tribu geek, et de l'adhésion au satanisme, c'est de faire peur à David Pujadas. C'est à dire d'échapper largement aux projecteurs des médias majoritaires, qui n'en montrent que des caricatures, suscitant invariablement sur la Toile les protestations outragées des intéressés (même si cet état de minoritaires constitue aussi leur identité collective). En soi, cet effroi persistant, comme tous les effrois, suffit à attirer l'attention, et justifie de rapprocher ces trois émissions dans un dossier. Mais sans amalgame, évidemment.
C'est le récit de Bernard Werber sur notre plateau de cette semaine, qui m'a donné l'idée de ce nouveau dossier. Le mépris des médias traditionnels comme l'Obs pour ces "sous-cultures", et le mépris non moins profond de l'édition traditionnelle française, qu'a dénoncés avec force l'auteur de la trilogie des fourmis et des Thanatonautes, même s'il en exagère sans doute un peu l'ampleur, posent des questions qui nous excitent évidemment ici, dans cet improbable carrefour qu'est notre site.
Qui décide qu'un roman, un film, ressortent d'une "sous culture" ? Au nom de quoi ? Qui décide que Duras est un écrivain, et pas Tolkien ? Existe-t-il vraiment, au coeur de la tradition journalistico-littéraire française, un "groupe qui éjecte tout ce qui est imaginaire", comme l'assure Werber, et par qui est-il constitué ? Et ce groupe sévit-il seulement en France, et alors pourquoi ? Serait-ce une autre facette de notre chère "exception culturelle" ? L'un d'entre vous, dans le forum, regrette que nos quatre "geeks" ou geekologues de cette semaine, n'aient pas eu de contradicteur. Il a raison. Pour creuser ces questions, il serait particulièrement intéressant, par exemple, de réunir sur le plateau Bernard Werber et David Peyron, avec un Alain Finkielkraut, théoricien et combattant de la hiérarchisation des pratiques culturelles, et du "non, tout ne se vaut pas ! ". Cette émission m'en a donné l'envie. On s'y efforcera à la rentrée.
Je ne sais pas si ce "groupe" existe, je ne sais pas si tout cela, comme le suggère Werber, se réduit à une querelle des littéraires contre les scientifiques, mais de fait, la France est un pays où tout semble fait pour que les auteurs et amateurs de différentes catégories artistiques ne se rencontrent pas, et ne se parlent jamais. Pour un Sébastien Japrisot, ou un Tonino Benacquista, qui réussissent à être inclassables (écrivains ? auteurs de polars ?) pour un Tardi reconnu à la fois comme dessinateur de BD et comme un grand artiste, pour un Barjavel dont on ne peut dire si son oeuvre ressort de la littérature "pure" ou de la science-fiction, combien d'autres ont échoué à transgresser les frontières édictées par une implacable critique !
Sur ce site, notre propre nature hybride nous pousse naturellement à confronter ces visions et ces pratiques. A être le lieu de rencontre et de confrontations entre cultures traditionnelles et académiques, consacrées par Saint Germain des Prés, et "sous-cultures". C'est pourquoi (entre autres exemples) nous avons eu envie cette année de réunir sur le même plateau Hector Obalk et Alain Korkos (exemple lui-même unique d'une passerelle entre sous-cultures et Culture Majuscule), ou encore, dans un registre différent, Xavier Ternisien, journaliste au Monde et ceux qu'il a appelés des "forçats du Net", de la même manière que Ligne j@une a vocation à être un lieu de confrontation entre les modes d'information pré-Toile, et les modes d'information générés par la Toile.
Que peut-il surgir de telles rencontres ? Je n'en sais rien. Il serait absurde d'en attendre la "défaite" d'un camp ou de l'autre, pas davantage qu'un soudain consensus, ou une providentielle réconciliation. Mais faire se rencontrer ceux qui n'ont pas vocation à le faire, est un plaisir irrésistible. Et un coup de projecteur sur les frontières, ou sur les critères qui fondent cette sacro-sainte hiérarchie (est-ce le nombre d'adeptes ? L'antériorité ? Le volume des études savantes consacrées à telle ou telle oeuvre ?) me semble, en soi, instructif.
Un dernier mot : personnellement, j'avoue prendre infiniment plus de plaisir à lire l'oeuvre de Duras que celle de Tolkien (ce qui ne m'empêche pas d'adorer aussi Japrisot, Benacquista, et Tardi). Mais quel bon moment, l'été, pour secouer ses goûts, ses inclinations, et ses certitudes.