"Arrêt sur images" relaxé en diffamation pour un article sur "Actu.fr"
Pauline Bock - - La vie du site - 11 commentairesUne affaire de "diffamation-ception"
Après une enquête de janvier 2023, ASI a été poursuivi en diffamation... et relaxé en février dernier. Retour sur une affaire de diffamation au carré.
Les procès en diffamation, Arrêt sur images
en a connu quelques uns, et a été menacé de bien d'autres sans que suites réelles ne soient données. L'une des dernières plaintes en date concerne notre enquête sur les coulisses d'Actu.fr
, publiée en janvier 2023. ASI
y révélait que derrière les "audiences record"
du site d'info, les journalistes souffraient d'"une course à l'audience qui les essore et appauvrit l'info «hyperlocale» au profit du clic"
. À la suite de cet article, Nicolas Zaugra, le rédacteur en chef d'Actu Lyon
dont de nombreuses sources indiquaient dans notre enquête qu'il avait participé à cette "course à l'audience"
, a déposé plainte pour diffamation... de façon un peu particulière.
Deux journalistes mis en examen
La plainte en diffamation de Nicolas Zaugra avec constitution de partie civile a été déposée directement contre la journaliste ayant signé l'article attaqué - c'est-à-dire moi-même, Pauline Bock - et Loris Guémart, directeur de publication d'ASI
au moment de la publication de l'article. Cette procédure, au pénal et non au civil, n'est pas la plus classique. Bien souvent, en déposant plainte pour diffamation contre un article, le ou la plaignant·e dépose plainte contre le média l'ayant publié - donc contre son directeur de publication - tandis que le/la journaliste est cité·e comme "complice".
Nous poursuivre au pénal, avec constitution de partie civile, a considérablement rallongé le temps de la procédure. Surtout, cela a eu pour effet immédiat de provoquer notre mise en examen. Loris et moi avons reçu un avis de mise en examen, à nos domiciles respectifs - et non au bureau d'Arrêt sur images
. Nous avons ensuite été convoqués à comparaître devant la 6ème chambre Presse du tribunal correctionnel de Lyon, en janvier dernier.
Outre notre condamnation, Nicolas Zaugra sollicitait la publication judiciaire du jugement sur le site d'ASI
, ainsi que la suppression de l'article litigieux, c'est-à-dire de notre enquête sur les coulisses d'Actu.fr
datant de 2023.
Nicolas Zaugra poursuivait ASI
en son nom propre : c'est lui qui a déposé plainte pour diffamation, et non son média
ou le groupe Publihebdos. Sa hiérarchie était toutefois au courant de sa plainte, puisque son supérieur hiérarchique direct, le directeur régional d'Actu pour les régions Grand-Est, Auvergne-Rhône-Alpes et PACA Pierre Chemel, a fourni au dossier une attestation de témoin. "Cet article orienté et à charge, ne laissant aucune place à la nuance, nous a fait du mal", écrivait Pierre Chemel dans son attestation, en parlant du site d'Actu.fr. Contacté durant notre enquête, Pierre Chemel avait refusé d'être cité dans l'article. À l'audience du 21 janvier 2025 à Lyon, Nicolas Zaugra a affirmé à la barre que son employeur le soutenait dans sa démarche et payait ses frais de défense. Contacté à plusieurs reprises à ce sujet, le directeur de la publication de Publihebdos, Laurent Gouhier, ne nous a jamais répondu.Actu.fr
Une "inexactitude mineure" tombée pile dans un flou juridique
Ce que nous reprochait Nicolas Zaugra dans sa plainte, outre de porter atteinte à son honneur et sa considération - c'est-à-dire de le diffamer - dans plusieurs passages de l'article relatant son arrivée et ses méthodes de travail à Actu.fr
, concernait un intertitre indiquant : "Un rédacteur en chef condamné en diffamation promu chez
Actu"
. Cet intertitre faisait référence au fait que le site Loractu
, qu'il avait créé en 2012 et dont il était directeur de publication, avait été condamné pour diffamation en 2015 (l'article poursuivi prétendait à tort qu'un magasin halal abritait un abattoir clandestin).
Le texte de notre enquête faisait bien la distinction entre la personne de Nicolas Zaugra et le site Loractu
, qui avait été condamné, en indiquant que Zaugra "
était directeur de publication quand est paru l'article pour lequel
Loractu
a été
condamné pour diffamation
"
ou encore qu'"en 2015, le site de Zaugra était condamné pour diffamation".
Mais l'intertitre résumait l'affaire en indiquant, à tort, que Zaugra lui-même avait été "condamné en diffamation"
. Loris Guémart et moi-même connaissions le droit des médias en vigueur en 2023 au moment de la publication de notre enquête : selon le principe dit de "responsabilité en cascade"
, lorsqu'un média est condamné en diffamation, son directeur de la publication est forcément condamné lui aussi. C'est le cas depuis un arrêt de la Cour de Cassation du 17 juin 2015, qui juge qu'"en matière d'infractions régies par la loi du 29 juillet 1881 il était nécessaire de mettre en cause le Directeur de la Publication sous peine d'irrecevabilité de la poursuite"
. Nous ignorions en revanche qu'avant cette date, il existait une incertitude jurisprudentielle quant à la condamnation automatique du directeur de publication en cas de condamnation du média, et que c'est dans ce flou juridique qu'avait été rendu le jugement du tribunal de Metz condamnant Loractu
. Le tribunal condamnait "
Loractu prise en la personne de ses représentants légaux"
, ce que, connaissant le principe de de responsabililté en cascade, nous avions interprété à tort comme une condamnation du directeur de la publication également. Nicolas Zaugra était bel et bien le directeur de la publication de Loractu
, mais ce jugement condamnait seulement le média, et pas la direction de publication.
À l'audience du 21 janvier 2025, qui s'est tenue au tribunal de Lyon, nos avocats, Benoît Huet et Eva Lee, ont donc plaidé que "l'imputation
selon laquelle Nicolas ZAUGRA aurait été « condamné en
diffamation » résulte ainsi d'une approximation mineure,
qui ne prête pas à conséquence et pour laquelle la bonne foi de
la journaliste doit être retenue"
.
"ASI" relaxé sur l'exception de bonne foi
Le tribunal correctionnel de Lyon a rendu son jugement le 18 février 2025. Il a jugé que de nombreux passages attaqués n'étaient pas diffamatoires, "s'agissant d'opinions ou de jugement de valeurs"
, et que le seul passage diffamatoire était celui relatif à la mention de la condamnation de Nicolas Zaugra pour diffamation. Cependant, le tribunal a jugé qu'"il apparaît que l'imputation selon laquelle Nicolas ZAUGRA aurait été condamné pour diffamation, résulte d'une approximation mineure ne dépassant pas les limites accessibles de la liberté d'expression et qu'il convient en conséquence de faire application des faits justificatifs de l'excuse de bonne foi pour entrer en voie de relaxe"
. Loris Guémart et moi-même avons donc été relaxés sur l'exception de bonne foi. Les demandes d'indemnisation présentées par Nicolas Zaugra ont été rejetées et il a été condamné à nous verser "la somme globale de 2.000 euros au titre de l'article 472 du Code de procédure pénale"
, soit pour "abus de constitution de partie civile"
. Une somme que nous reversons bien entendu intégralement à ASI
, qui a pris en charge nos frais de défense.
Initialement, Nicolas Zaugra avait indiqué interjeter appel le 26 février, mais il s'est ensuite désisté de son appel le 18 avril. Le tribunal de Lyon a constaté son désistement le 16 mai : cette procédure est donc désormais close. Notons qu'il n'est pas rare qu'un article d'Arrêt sur images
soit modifié, avec précision du contenu de la mise à jour, lorsqu'on nous souligne une erreur. Si Nicolas Zaugra (ou Actu.fr
ou le groupe Publihebdos) nous avait écrit afin de nous indiquer notre erreur, nous aurions évidemment corrigé le texte dans les plus brefs délais. Tant que la procédure était en cours, nous n'osions pas corriger l'enquête de peur qu'une modification apportée au texte nous soit reprochée, mais l'article est désormais modifié. Il n'est pas rare non plus qu'une personne citée dans nos articles souhaite adresser à ASI
un droit de réponse, comme c'est son droit. Nous publions dans leur intégralité les droits de réponse que nous recevons.
Contacté à plusieurs reprises, Laurent Gouhier, le directeur de la publication du groupe Publihebdos, qui détient Actu.fr
, ne nous a pas répondu.