En TGV, Mélenchon et les "trucs qui marchent"

Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 55 commentaires

Daniel Schneidermann continue à suivre Jean-Luc Mélenchon sur ses routes du "troisième tour", plus enthousiaste que jamais à l'idée d'observer l'Histoire (de la gauche) en train de se faire. Et décroche, en forçant un peu, un entretien dans le TGV qui les ramène à Paris. Promis, il retrouve son esprit critique dès que Mélenchon prend le pouvoir.

Soudain, Jean-Luc Mélenchon lève la tête. Les interventions de camarades se succédaient, qu'il écoutait distraitement. Mais un mot fait tilt : "Fonderies du Poitou." Le candidat Nupes de la 4e de la Vienne, Flavien Cartier, qui prend la parole derrière son dos, est ouvrier de la société Fonderies du Poitou, promise à la liquidation judiciaire, et qu'il a visitée l'an dernier, au moment des élections régionales. Ce bourdonnement d'atelier. Cette vision de blouses bleues. Cette lutte contre la fermeture, au nom du savoir-faire français. Et puis aussi tout simplement l'usine. L'industrie. La production. Ce génie des mains, qu'il ne possède pas – "Je n'ai aucun sens pratique, je ne sais rien faire" – et qui le fascine, depuis son premier (et unique) poste ministériel, ministre délégué à l'enseignement professionnel, dans le gouvernement Jospin (1997-2002). "Ça a été un tel choc, pour moi. J'étais l'État. Ça a été la folie. Tout m'intéressait", raconte-t-il dans le TGV du retour. Le monde ouvrier : des habiles de leurs mains, des mal-aimés des "belles personnes". Tout pour lui plaire. 

Ouvriers et artisans. On l'a vu fasciné au collège des Bernardins, à Paris, lors de la Journée des métiers d'art, discuter avec des restaurateurs de statues, des tailleurs de pierre. En visite dans l'Est, il a demandé à visiter l'entreprise Le Bras frères, qui a étayé Notre-Dame. Sur la tablette, il mime l'étayage incertain de la voûte, en 2021, deux ans après l'incendie, millimètre par millimètre, alors que tout peut encore s'écrouler, avec ces demi-cintres fabriqués sur mesure, plus d'une tonne chacun. Dans son intervention remarquée du soir de l'incendie, il réussit le prodige de parler surtout architecture, un peu politique et art, jamais religion. Dans un meeting, il est capable de s'excuser pour s'être trompé d'un mètre dans la longueur des pales d'une hydrolienne. Alors, quand les ressources de l'ingéniosité humaine rencontrent le combat pour la transition énergétique, c'est pour lui, c'est son combat. Il accueille sans fausse modestie mes remarques sur son goût pour la précision technique, le savoir-faire, si peu répandus parmi les politiques. Il confirme : "Beaucoup de responsables politiques sont des poulets d'élevage."

Depuis le début de ce reportage sur les routes du troisième tour, j'ai bétonné ma demande d'entretien auprès de la directrice de cabinet et de l'attachée de presse, divinités tutélaires qui veillent sur la logistique infernale du non-candidat en campagne. Je ne pouvais pas vivre cet événement-là devant mes écrans. Je voulais rencontrer la jeune génération, et interviewer le Vieux, carnet en mains, à l'ancienne. Pourquoi le cacher ? Je voulais partager la joie de tous ceux, de la base au sommet, qui vivent cette historique campagne unitaire de gauche, à rebours de tant de déchirures passées. Je n'ai pas pu interviewer Blum ou Jaurès, j'ai décroché Mitterrand au culot, je ne pouvais pas boucler sans Mélenchon, qui, depuis qu'il a réussi son hold-up sur toute la gauche française, a désormais sa place réservée auprès des susnommés, au Panthéon de la gauche. Sans compter que depuis que ASI existe, il est certainement le politique qui nous a donné le plus de travail (deux dossiers lui sont consacrés, ici et ici). Souvent pour le défendre contre les caricatures multiformes des médias dominants. Parfois pour nous affliger de ses embardées. 

Irrésistiblement, il rembobine d'abord sa présidentielle. S'arrête sur ce moment de février où le bulletin Mélenchon devient le vote utile. "C'est Ségolène Royal qui l'a dit la première. Et puis, les autres lui sont tombés dessus, alors elle a commencé à le répéter", me dit-il. "Mais vous, vous le saviez bien depuis le début ?" Je le vouvoie. En campagne, je tutoie tout le monde. Tout va trop vite pour qu'on ait le temps de se vouvoyer. Tout le monde sauf lui. Oui il le savait bien, lui, depuis le départ du PS, qu'il était dépositaire de la vraie gauche, lui et pas les autres. "Mais quand ce sont les autres qui le répètent…"

Quoi qu'il arrive le 19 juin, il aura ses rues, ses places, ses médiathèques. Il ne s'en est pas rendu compte au soir du premier tour, cette soirée de folie. "Les journalistes avaient commencé à partir, ils sont revenus plus tard dans la soirée, quand j'ai frôlé les 22 %. Ce n'est que depuis la semaine dernière que je réalise ce que j'ai fait." "La chose est faite." Il faut insister pour qu'il pose des mots sur cette "chose" : "la gauche existe en France. Vous ne l'avez pas détruite !" lance-t-il, pointant un doigt furieux vers le fantôme de la Hollandie. "À l'inverse de Hollande, qui a transmis une table rase", précise-t-il pour les mal-comprenants. C'est vrai. Cette campagne aura révélé une jeune gauche, une belle gauche, une génération enthousiaste, ardente, solidaire, en totale rupture avec les modèles antérieurs (par exemple, elle ne demande jamais le "off"aux journalistes. Elle assume ce qu'elle pense. Et Mélenchon comme la relève).

mélenchon-le-raisonnable

J'ai arraché un entretien dans le TGV de retour, de Poitiers vers Paris. Jusqu'au bout, les Tutélaires protectrices se sont bien gardées de me laisser espérer : "il faut d'abord qu'il prépare sa matinale de Franceinfo, qui vient de se greffer…" Pour la matinale, je lui ai laissé jusqu'à Chatellerault. Et à Chatellerault, j'abandonne mon sac à dos, et je me pointe dans sa voiture de première, avec mon billet de seconde. Pourvu que le contrôleur comprenne… Et me voilà face à lui, dans le carré.

Demi-cintres d'étayage ou pales d'hydroliennes, Mélenchon est d'abord fasciné par "les trucs qui marchent". "Je veux faire des trucs qui marchent", répète-t-il en martelant sa tablette. C'est pour cette raison qu'il est réticent sur l'idée de Sécurité sociale alimentaire. J'ai découvert l'idée dans une réunion de campagne : un crédit de 150 euros pour chaque assuré social, avec lequel il pourra acheter des produits sains, fabriqués localement, dans des commerces de proximité. Restructurer l'offre par la demande : une manière révolutionnaire de renverser le débat enlisé sur l'indispensable mutation de l'agriculture. Je lui ai posé la question, dans la petite conférence de presse sur les rives du Clain asséché, à Poitiers.

En réponse, j'ai d'abord eu droit à un chambrage à la Méluche, "heureux que cette campagne aide les journalistes à découvrir certains problèmes". Après quoi, il a dégainé tous les arguments opposés à l'initiative. D'abord, on ne va pas créer une nouvelle cotisation, par les temps qui courent. Ensuite, on ne va pas offrir aux riches un chèque de 150 euros par mois. Et puis, objection plus surprenante, si on crée une demande massive de produits bios et de proximité, on n'aura jamais assez de paysans pour les produire. "Surtout qu'on va me demander aussi des profs, et des soignants." Le stand-up commence. Il se mime en réquisitionnaire de profs, de soignants et de paysans. "Toi, toi, toi. Ah non, toi t'es déjà prof..." Je découvre soudain Mélenchon-le-raisonnable, celui dont les médias ne parlent jamais. Et pourtant, une "expérimentation" de la Sécurité Sociale des aliments figure bel et bien dans le programme NUPES.

On y revient dans le TGV. "Une idée géniale sur le plan du symbole", reconnaît-il. Mais voilà, ce n'est pas au point, et (refrain) "je veux faire des trucs qui marchent"C'est depuis 1983, que Mélenchon est obsédé par les trucs qui marchent. En 83, un "truc" n'a pas marché, qui s'appelait le socialisme dans un seul pays. "En 81, on pensait vraiment qu'on allait faire le socialisme." Et deux ans plus tard, Mitterrand acculé a choisi de rester dans le système monétaire européen, inaugurant un long cycle de renoncements, et laissant au jeune sénateur Mélenchon une blessure d'humiliation qui ne s'est jamais refermée. Plus jamais 83.

l'humiliation, mur infranchissable

Et cette humiliation s'est superposée à l'autre, son humiliation intime de gamin pied-noir. L'humiliation est un mur infranchissable, qui le séparera à jamais des bien-nés. Un combat jamais gagné de tous les instants. On l'entrevoit, derrière ses détestables explosions incontrôlées contre les jeunes journalistes de terrain (nettement moins, ces jours-ci, le sénateur revient en force). Derrière le furieux "la République, c'est moi !" de la perquisition de LFI en 2018 dans le cadre de deux enquêtes préliminaires du parquet de Paris, devenu un meme des réseaux sociaux, et une ritournelle de l'émission Quotidien,  dont les bien-nés ont rêvé qu'il ne se relève jamais. 

Chaque instant. Jamais gagné. "Tiens, j'ai rencontré François Rebsamen, (maire "hollandien" de Dijon, ndlr) il paraît que vous étiez en fac ensemble à Dijon ?", lui lance un journaliste à Poitiers. "Ah oui. Mais lui était de Dijon, et moi de Besançon. Pas le même monde." Solidarité de méprisés : cette même blessure l'a rapproché d'un Jean Castex, autre mal-aimé. "Après mon discours à l'Assemblée, où je m'étais moqué des macroniens qui n'avaient même pas réussi à trouver un Premier ministre dans leurs rangs, il m'a appelé en rigolant, sur le thème : "Qu'est-ce que vous leur avez mis !"

J'en viens à un gros morceau qui fâche, parmi d'autres (pas le temps de les énumérer tous) : Poutine, l'Ukraine, et les États-Unis. S'il a sauvé sa peau pendant la campagne en condamnant immédiatement l'agression russe contre l'Ukraine, on sent bien depuis sa réticence instinctive à toute sanction contre la Russie. Colonne vertébrale de sa pensée géopolitique, son anti-américanisme ne l'a-t-il pas entraîné, toutes ces dernières années, dans une hostilité systématique à l'Otan, qui lui a caché l'impérialisme russe ? À la racine de cet anti-américanisme assumé, bien entendu, il évoque d'emblée les désastres provoqués en Amérique du Sud, son continent de cœur, par les ingérences yankees. 

Mais aussi, de manière plus inattendue, la figure de son père. Jean-Luc Mélenchon a été élevé à Tanger dans le traumatisme de Mers-El-Kebir, l'agression de la flotte française par les Britanniques, en 1940, pour éviter qu'elle passe aux mains des Allemands – plus de mille morts chez les marins français. Je lui fais remarquer que les responsables sont les Britanniques, et pas les Américains. Il a un balayement de main, du genre "tout ça c'est pareil au même". Mais il ne le dit pas. Et hop hop, passez muscade, sort aussitôt la carte du non-alignement gaullien : "Le gaullisme, c'est 80 % de mon fond." Côté pile le soutien de la France aux Américains lors de la crise des fusées de Cuba en 1962. Côté face, le discours de Phnom-Penh, au Cambodge, en 1966, en pleine guerre du Vietnam. Et là, dans son carré de TGV, il imite (très honorablement, il devrait le faire à la télé) De Gaulle : "Il n'y a aucune chance que les peuples d'Asie se soumettent à la loi d'un étranger venu de l'autre rive du Pacifique…" Puis, reprenant sa propre voix : "Quand on pense qu'il va faire chier les Américains, jusqu'au milieu d'une guerre !" D'un emmerdeur l'autre…

Comme une campagne législative, le TGV file sans retour. "Regarde comme c'est beau, ces éoliennes", lance-t-il à son attaché parlementaire, sans qu'on décèle s'il y a ironie, ou non. Donc, c'est l'heure de parler Matignon. Président, je l'aurais bien vu, transformer en Grand Timonier les Conseils des ministres en conférences gesticulées visionnaires, comme l'autre soir dans la salle Olympe de Gouges, à Paris, sautant de la recherche des dérivés du glyphosate à l'identité de genre. Mais Premier ministre, si la Nupes remporte la majorité ! 25 arbitrages urgents à rendre chaque jour. Une tension de chaque seconde. Cet "enfer de Matignon", à 70 ans ! Je le soupçonne de ne pas en avoir vraiment envie, au fond. De se satisfaire pour le reste de sa vie du ministère de la parole, qu'il occupe en orateur dominant la scène. 

Il dément, forcément. D'abord, "je suis bien entouré". Certes.  Mais tout remonte toujours au Premier ministre. Et dans votre jeune équipe, personne n'a jamais occupé de poste dans l'appareil d'État. "Il y a des jours où j'ai eu peur. Après, vous êtes repris par l'envie immense de faire." Mais tout de même, tenir l'État !"Vous verrez. Vous serez surpris, il y aura des ralliements." Il se renverse dans son siège, avec un sourire entendu. "Je ne suis pas dans la vie politique depuis si longtemps, sans avoir un peu réseauté." Suspense.

L'envie de faire. L'envie de se trouver plongé au cœur de l'Histoire. "C'est pour ça que j'ai tant aimé l'Amérique latine. L'Histoire était dramatique. Les moments de vie étaient brûlants." Et aussi, il ne parvient pas à le dissimuler, le désir d'en découdre avec "l'autre", "le jeune homme", comme il l'appelle. "L'autre est grillé. Il a appuyé sur tous les boutons, les boutons de droite, les boutons de gauche. Il ne sait plus quoi faire. Il est fatigué, usé. Si je deviens premier ministre, il va retrouver une raison d'exister : s'occuper de moi." 

Il dit "le jeune homme". Il dit "l'autre". Il ne prononce jamais le nom d'Emmanuel Macron. Je devrais lui demander pourquoi, mais déjà le TGV approche de Paris. "On va arrêter là, sinon je vais commencer à dire n'importe quoi." Je n'y repense pas sur le moment, mais c'est pour avoir traité Chirac "d'homme usé", dans un avion, que Jospin s'est lui-même carbonisé en 2002. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de cette conversation ? "C'est à vous, maintenant, de tisser les fils qui peuvent m'avoir échappé". Lourde tâche. En attendant, un peu étourdi de la promenade, et frustré des cent questions non posées, je dois aller récupérer mon sac à dos. Dans quelle voiture, déjà ? Promis, à la seconde où il entrera à Matignon, je redeviens normal.

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