Commémorer Napoléon (1) : la bataille de La Villette aura-t-elle lieu ?

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Initiales DS - 51 commentaires

Une coalition intersectionnelle, alliant les décoloniaux et les féministes, va-t-elle pirater le bicentenaire de la mort de Napoléon ? C'est la crainte des historiens spécialisés, regroupés autour de Marianne et du Point. Premier d'une série de quatre articles sur les enjeux mémoriaux autour de la figure de l'Empereur.

Qui en veut à Napoléon ? Personne ne le sait. N'empêche qu'à quelques semaines du bicentenaire de la mort de l'Empereur, le 5 mai 1821, les éternels grognards de la Napoléonie, autour de leurs places fortes du Point et de Marianne,  resserrent le carré autour de la statue. La proie est trop belle. A l'heure où on déboulonne les statues de grandes figures de la colonisation, la commémoration de la figure de Napoléon, qui rétablit l'esclavage aux colonies en 1802, va forcément "virer au cauchemar" (couverture de Marianne). D'autant plus, renchérit sur France Culture l'historien napoléonien Patrick Gueniffey, que "les valeurs un peu bêtes et nunuches d'aujourdhui", s'opposent au culte du Grand Homme. On est prévenus. Les déboulonnages des statues de Colbert ou de Joséphine de Beauharnais n'étaient qu'un avant-goût. Sûr qu'une coalition intersectionnelle va canarder le personnage le plus fameux de cette Histoire des Grands Hommes chère à Zemmour et à Franck Ferrand, la légende des légendes, l'homme au petit chapeau. 

Premier front attendu, l'exposition-blockbuster, qui devrait (si le Covid veut bien) ouvrir le 14 avril à la Grande Halle de La Villette, à Paris. À en croire Le Parisien, les premières escarmouches ont d'ailleurs déjà éclaté, autour de la place accordée, justement, au rétablissement de l'esclavage. "Bachelot a dû déminer, rapporte un macroniste. Les personnels de la Grande Halle, notamment originaires des outre-mer, auraient menacé d'exercer leur droit de retrait." "Que le débat intellectuel soit encouragé à cette occasion, oui. Mais la République n'a pas à célébrer son fossoyeur", lance l'Insoumis Alexis Corbière. Et jusqu'au grognard (chiraquien) Jean-Louis Debré : "N'en faisons pas trop, ce serait une provocation". Il est vrai que Chirac, en 2005, avait réduit au maximum les commémorations du bicentenaire d'Austerlitz, rappelle l'éditeur Pierre Nora qui, interrogé sur France Inter sur les commémorations, tranche : Bonaparte, oui. Napoléon, non (et le 150e anniversaire la Commune, surtout pas !) Bref, conclut la vigie du FigaroVox,  "postés tels des snipers derrière les sacs de sable de leur bonne conscience, une poignée d’entre eux - indigénistes, anticolonialistes, féministes à tous crins, antimilitaristes - mènent la charge".

Des menaces ? "Totalement faux, jamais entendu parler de ça !" s'exclame Arthur Chevallier, 30 ans, commissaire principal de l'exposition (même s'il n'en porte pas le titre), quatre livres sur l'Empereur à son actif, et chroniqueur (tiens !) au Point. Version différente du directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz, un temps associé à la préparation de l'exposition, et qui en a claqué la porte. "OK pour discuter, mais pas pour se faire menacer". Mais qui peut donc en vouloir à cette innocente exposition ? Dans son dossier de presse, l'événement se présente avant tout comme une collection de reliques, avec les toiles les plus connues...

... de magnifiques carrosses dorés...

... et d'attendrissants vestiges...

...prêtés par tous les musées napoléoniens.

Mais cet apparent apolitisme est justement une partie du problème. "C'est du Toutankhamon, soupire l'historien Frédéric Régent, spécialiste de l'esclavage dans les colonies françaises (notre invité dans cette émission). Dans le dossier de presse, le terme dictature n'apparaît qu'une fois, dans une citation de Bonaparte : « J'ai fait une faute en ne prenant point la dictature. Le peuple me l'offrait». Le seul truc auquel ils ont pensé, c'est vrai, c'est l'esclavage." 

Comment n'y aurait-on pas pensé ? La date du 5 mai précède de dix jours le 20e anniversaire de la loi Taubira, reconnaissant l'esclavage comme crime contre l'humanité. Il n'était donc pas envisageable que la Fondation pour la mémoire de l'esclavage (deux vice-présidents, Jean-Marc Ayrault et Christiane Taubira) ne soit pas, d'une manière ou d'une autre, associée aux festivités. La cohabitation s'est-elle déroulée dans la bienveillance mutuelle ? Les versions divergent. Cela s'est fait "tout à fait naturellement" assure Chevallier. Souvenir inverse du bouillonnant Thierry Lentz, directeur de la fondation Napoléon. "Au début, les organisateurs se demandaient, est-ce qu'on fait une expo de beaux objets, ou un biopic ? Je leur ai conseillé les beaux objets. Ils ont voulu le biopic. Et c'est là que le directeur de la Réunion des Musées Nationaux a dit «Il faudra parler de l'esclavage.» Ayrault avait menacé de gâcher la fête en appelant toutes les expos en préparation". Ah ! On y arrive. L'orchestrateur des menaces serait donc l'ancien Premier ministre de François Hollande - et aussi l'ancien maire de Nantes, un des principaux ports français du commerce triangulaire. On progresse. "Donc, poursuit Lentz, résigné, ils vont se charger de cette partie-là. Il y aura des journées particulières, où ils ne parleront que de ça". De fait, le dossier de presse de l'exposition de La Villette mentionne bien que l'exposition est co-produite par tous les musées napoléoniens de la région parisienne (Fontainebleau, Malmaison, Versailles) et "avec le concours de la Fondation de la mémoire pour l'esclavage".

"On est vigilants depuis pas mal de mois", confirme Jean-Marc Ayrault qui a évoqué le problème l'an dernier aux Rendez-vous de l'Histoire de Blois,"en disant que j'espérais que cet aspect ne serait pas oublié. On avait perçu le risque de lacune. La RMN s'est montrée attentive". Et encore aujourd'hui, sa vigilance n'est pas retombée. "Il ne faudrait pas que ce soit un sujet annexe, et que le visiteur puisse faire l'impasse". Cette méfiance est renforcée par quelques précédents "oublis" opportuns. Historien et spécialiste du sujet, Marcel Dorigny se souvient : "Ça me rappelle une expo sur Josephine de Beauharnais au Musée du Luxembourg. A l'entrée, une petite pancarte rappelait qu'elle était fille de planteurs propriétaires d'esclaves. Et c'était tout".

"Oui, on postera un vigile pour bien expliquer aux visiteurs qu'il ne faut pas sauter la partie sur l'esclavage" ironise, un brin agacé, le président de la RMN, Chris Dercon. Qui par ailleurs s'est montré attentif aux autres demandes de la Fondation, et ne manque pas une occasion de glisser, dans la conversation, les noms de Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant, icônes de la littérature antillaise. Ayrault : "On a demandé que soient présentées deux pièces, le décret sur le maintien de l'esclavage à la Martinique, et l'arrêté sur le rétablissement".  Dercon : "les deux pièces y seront." Ayrault : "Je vais proposer d'exposer une image de Toussaint Louverture, en regard de la grande toile de Bonaparte à cheval". Dercon : "Elle y sera" (les dimensions ne sont pas précisées). Un film de cinq minutes a par ailleurs été commandé par Arthur Chevallier au vidéaste Mathieu Glissant, fils d'Edouard Glissant.

Est-ce à dire que toutes les précautions sont prises ? En surface. Car des polémiques sur l'ampleur et les contours de la partie "esclavage" restent malgré tout possibles, notamment nourries par les arrière-pensées des Napoléoniens, ou de certains d'entre eux. On croirait plus volontiers, en effet, à cette promesse de réexamen critique du "côté sombre" du bilan, si Thierry Lentz, par exemple, n'avait pas jeté aux orties cet habit de juge-arbitre du bonapartisme, avec ombres et lumières, pour s'afficher comme un réac joyeusement assumé. 

"Je suis un républicain d'ordre. J'ai complètement renoncé à être de mon temps, admet Lentz. Ça ne m'intéresse pas." Et de se réfugier derrière la popularité de son héros. Une collecte pour la restauration du tombeau de l'Empereur, aux Invalides, a rassemblé 836 000 euros. Bien moins que la somme recueillie auparavant pour l'entretien des vestiges napoléoniens de Sainte-Hélène, la maison de Longwood, et le tombeau éphémère de l'empereur, de 1821 à 1840, avant le "retour des cendres" ordonné par Louis-Philippe : 2 300 000 euros. 

Traduction ? Que ce soit dans ses "Billets d'un ronchon" sur Facebook, sur son compte Twitter, ou dans ses multiples interventions pour Le Point, magazine qui semble avoir fait une OPA sur ce bicentenaire, le grognard en chef Lentz pilonne, du vegan au décolonial, en passant par Greta Thunberg et les études de genre, tout ce qui ressemble aux fameuses "valeurs un peu bêtes et nunuches" du co-grognard Gueniffey. Le voici, dans une émission du Point, daubant sur le projet de la municipalité de Rouen de remplacer une statue de Napoléon par une statue de Gisèle Halimi.  "Reste à savoir si ce sera une statue équestre ou pas", ronchonne le ronchon. 

Derrière les irréfutables beaux objets de la commémoration officielle, cette "année Napoléon" ne semble pas sans arrière-pensées. Raison de plus pour plonger au cœur de la controverse : dans le "contexte" du rétablissement de l'esclavage, en 1802, quand "déjà Napoléon perçait sous Bonaparte".

Prochain article : les petits Zemmour de 1802.

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