À Trappes, Mélenchon en hussard noir

Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 94 commentaires

Daniel Schneidermann a suivi Jean-Luc Mélenchon à Trappes, dans les Yvelines, ville populaire fréquemment épinglée dans les médias. En rock star des cités, Mélenchon est venu soutenir le candidat Nupes de l'ancienne circonscription de Benoît Hamon, convaincre les habitants d'aller voter, et pester contre le "job-dating" de l'académie de Versailles pour recruter des enseignants.

TRAPPES (78). "Alors avec ces législatives, on élit qui ?" Jean-Luc Mélenchon interroge un futur citoyen d'une dizaine d'années, qui s'est glissé au premier rang de la petite foule enthousiaste. On a dressé un mini-chapiteau au pied du collège Gustave-Courbet, classé en éducation prioritaire, mais qui va devoir fermer une classe à la rentrée (les effectifs vont ainsi passer de 23 à 27 élèves par classe). Aux côtés de Mélenchon, le maire Ali Rabeh (Génération.s), maintenu dans ses fonctions après une saga judiciaire, le candidat Nupes William Martinet, et sa suppléante Catherine Perrotin-Raufaste. Trappes, dans les Yvelines en région parisienne, est situé dans l'ancienne circonscription de Benoît Hamon, reprise par la droite en 2020 à la faveur d'une législative partielle. Sur la circo, la gauche a atteint 40 % au premier tour de la présidentielle (et Mélenchon lui-même 60 % dans la seule ville de Trappes).

Sur le thème de l'école, la petite rencontre, organisée la veille, tombe bien. France 2 vient de consacrer un reportage à une initiative-choc de la rectrice de Versailles : un "job dating" pour recruter les profs manquants, à partir de bac + 3. Trente minutes d'entretien, les profils les plus variés ("J'étais fiscaliste à EDF" , "J'ai eu quatre enfants, ça m'a intéressé de faire le programme de maths avec eux"). France 2 en a fait un reportage complaisant, qui a  tourné en folie toute la journée, faisant résonner Twitter de la colère des profs, des vrais, bac +5, qui ont sué sur leur Capes. 

Et voilà donc, ce mardi soir, Mélenchon-Matignon en rock star parmi la jeunesse de ce quartier populaire.  Dans la précipitation, on a oublié la sono. Le tribun va devoir puiser profond dans son coffre. Et imposer le silence, façon prof. "Vous n'êtes pas obligés d'écouter, les gamins. Mais si vous restez là, c'est moi qui parle !" Le joyeux chahut s'étouffe instantanément. Mais si forte que soit la voix, si gonflée de colère, les rangs du fond n'entendront pas.

"Alors, dans ces élections, on élit qui ?" Le gamin : "Euh, le président ?""Zéro" cingle le candidat premier ministre, avant de reprendre, façon hussard noir, le travail pédagogique qu'exige la situation. Car rien n'est gagné, même à Trappes : les quartiers populaires, ceux dont la mobilisation fera, ou non, la victoire de la gauche, ces quartiers si éloignés de la politique et de ses commentateurs en cravate, ne connaissent pas les élections législatives. C'est à la faveur d'une participation de 20 % que la droite l'a emporté en 2019, dans une législative partielle. Dans les cages d'escalier, c'est parfois le nom ou la photo de Mélenchon, et eux seuls, qui ouvrent les portes. "Un effet presque magique", dit la suppléante, médecin généraliste.

Donc, pédagogie toute. "Je serai sûrement moins bon que vos profs, mais je vais vous faire un peu d'éducation civique". D'abord, les précautions à prendre les dimanche 12 et 19 juin : on ne va pas pique-niquer ces dimanches-là. Et si on y va quand même, on fait attention aux bouchons au retour. Dans le bureau de vote, on prend chaque bulletin, parce que c'est la tradition républicaine. On tire le rideau parce que le vote est secret. Si on ne voit pas marqué "Mélenchon" sur le bulletin, pas de panique. C'est quoi ? "Le V !" répond le public avec deux doigts. Et on retient aussi le nom du candidat, William Martinet. Pratique : Martinet, ça commence avec un M, comme Mélenchon. "C'est un bon gars, je le connais depuis longtemps". "Et dans William, complète le maire Ali Rabeh, il y a deux V, comme victoire".

Le pédago ne masque pas longtemps le tribun

"Si vos parents sont un peu perdus, aidez-les !" Si l'Insoumis se transforme en prof d'éducation civique, c'est parce que de tristes histoires lui sont revenues lors de la présidentielle. Des histoires d'électeurs qui n'étaient jamais entrés dans un bureau de vote, et n'avaient pas le mode d'emploi. Ça ne doit pas se reproduire. Tout pour la mobilisation. Mais le pédago ne masque pas longtemps le tribun. La complémentarité des deux est le sel de l'art oratoire mélenchonien.  "Aujourd'hui, ce qui est nouveau, c'est que l'État est en train de s'effondrer. Ils ne sont pas capables de sécuriser un match de foot. Ils doivent aller chercher 2000 personnes, car il manque 2000 profs. Ce résultat, ils l'ont tous voulu. Dans leur esprit, tout est sélection, tout est compétition, alors que pour nous tout est solidarité. C'est le moment ou jamais : chassez les tous ! C'est le moment de chasser ces gens qui ne s'occupent pas de vos enfants." 

Au terme d'un processus chimique redoutablement efficace, Mélenchon métabolise ses sujets. "Je suis excédé",répète-t-il avec trop d'insistance pour que ce soit une simple posture. Aujourd'hui  l'éducation, demain la sécheresse ou les féminicides, ou encore la liberté de choisir son genre : l'hypothèse de Matignon n'a désamorcé ni le bruit ni la fureur de 2017. Il les porte en lui, "les hussards noirs d'avant, ces instituteurs qui au goutte à goutte repéraient un élève brillant". Ils l'excèdent toujours autant, les "noirs bureaucrates" d'aujourd'hui, "qui se demandent comment ils vont tenir leurs foutus tableaux. On va recruter des gens dans un rendez-vous d'une demi-heure. On va prendre des passants dans la rue". Il la porte même à bout de bras, "la patrie, qui  a besoin de milliers de jeunes gens au plus haut niveau de qualification, pour la transition écologique. Toute cette intelligence, c'est la solution pour le pays".  

Le "moment CNews" de Trappes

Je dis tribun ; je pourrais dire populiste, adjectif qui a, après tout, la même racine que "populaire", comme dans "Union populaire". Tout à sa colère, l'Excédé ne prend même pas le temps de rappeler que la rectrice de Versailles, Charline Avenel, camarade de promotion d'Emmanuel Macron à l'ENA, a elle-même bénéficié d'une dérogation pour décrocher le poste de Versailles – elle ne remplissait pas davantage les conditions pour être nommée rectrice que, pour être enseignants, les "passants" qu'elle recrute aujourd'hui. Il pourrait broder sur la boucle de la dévalorisation des fonctions, ainsi bouclée. Il ne le fait pas. À cet instant, c'est l'enfant qui remonte. "Moi je ne serais rien sans l'école de la République. J'ai été le premier bachelier dans ma famille. J'ai vu les yeux brillants d'orgueil des miens".

Bienveillance et enthousiasme on pourrait presque oublier que nous sommes à Trappes, le terrible Trappes de la télé. L'an dernier, Trappes a vécu son moment C8 / CNews. Un prof de philo du lycée voisin, Didier Lemaire, avait sonné l'alerte islamo-séparatiste : on ne pouvait plus enseigner "certains sujets". On ne trouvait plus de coiffeurs mixtes à Trappes. Le maire s'est jeté dans le chaudron, accompagnant Morandini en direct dans une visite de vérification du nombre de coiffeurs mixtes dans la rue Jean Jaurès. Il est ensuite venu le raconter sur notre plateau. 

Des sujets tabous en Histoire ? Prof d'histoire-géo insoumis à Gustave-Courbet, Nicolas Kaczmarek hausse les épaules. "Il suffit de leur expliquer, aux élèves. Quand je fais un cours sur la rupture entre les sunnites et les chiites, il arrive que des élèves me disent «Vous mentez, Monsieur, les chiites c'est pas des musulmans». Je leur demande de vérifier chez eux. Ils reviennent. Ils ont vérifié." Affaire classée.

Et les coiffeurs ? J'ai vérifié à mon tour. Il existe bien au moins un coiffeur mixte ("Trois, corrige le maire. Un salon vient de changer de propriétaire. J'ai demandé à mon adjoint d'appeler, pour vérifier que c'était bien un coiffeur mixte qui prenait la suite".) Et l'enquête sur les menaces prétendument reçues par le prof de philo anti-séparatiste Didier Lemaire a été classée sans suite cet hiver, dans l'indifférence générale. Lemaire, en détachement, est aujourd'hui chargé de mission pour le conseil régional d'Ile-de-France, présidé par Valérie Pécresse. 


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