Cartes des migrants : simplifier pour ne pas voir
Ocomarri - - (In)visibilités - Des médias et des cartes - 31 commentairesComment représenter les migrations ? Comment symboliser ces gens qui meurent aux frontières de l'Europe, de soif dans le désert, de noyade dans la Méditerranée ? Il est temps de changer nos représentations et nos cartes, pour comprendre que ce qui se joue, c'est notre politique d'accueil.
Après la photo de l'enfant Alan Kurdi, face contre terre, le 2 septembre 2015, c'est aujourd'hui celle d'une mère et de sa fille, morts de soif après avoir été abandonnées dans le désert à la frontière de la Libye par les autorités tunisiennes qui a frappé le public européen. Nous ne reproduirons pas ici ces photos macabres. Elles sont assez présentes dans les médias. On ne devrait pas avoir à montrer plus d'enfants morts pour comprendre la gravité de la situation.
Année après année, que les photos choquent ou pas, le nombre de décès de migrants continue d'augmenter. La réponse principale qui semble être mise en place est une intensification de la tentative de dissuasion par la force de personnes qui cherchent refuge ou asile. Cette répression a toujours lieu en Europe mais se décale toujours plus au Sud, sous l'influence de l'Union européenne, qui finance le contrôle des migrations sans garantie de protection des droits des migrants et demandeurs d'asile.
aux sources
Cette chronique s'appuie sur les travaux remarquables et continus de géographes et cartographes sur la cartographie des migrations à la fois par des publications scientifiques et des articles de vulgarisation: Françoise Bahoken, David Lagarde, Nicolas Lambert, Philippe Rekacewicz (ainsi que l’article "The migration map trap. On the invasion arrows in the cartography of migration"), que ce soit par des articles ou par le biais des sites Néocarto, Visionscarto, ou Géoconfluences.
On pourrait revenir sur l'exagération et l'utilisation de cartes anxiogènes pour justifier l'expression de "crise des migrants" de 2015, qui apparaît aujourd'hui largement excessive, mais on va s'intéresser plus particulièrement à la représentation des migrations en Méditerranée. L'objectif principal de cette chronique est de mettre en évidence le récit qui en est proposé par les cartes. Sans même aller chercher le fact-checking, ni entrer dans le détail des données pour une thématique où elles sont particulièrement difficiles à obtenir, on peut se demander quels aspects de la migration nous sont montrés par les cartes reproduites dans les médias. Quelle histoire des migrations nous est racontée ?
La mise à distance : les cartes générales et les chiffres
Les questions migratoires sont particulièrement complexes. Et le réflexe de bon sens face à une problématique complexe, c'est de prendre du recul, et la mettre en chiffres. La plupart des cartes observées traduisent cette attitude : on garde la tête froide, on reste neutres et calmes, et on essaie de représenter ces mouvements de population de la façon la plus simple et la plus claire. Or, comment donner le moyen d'appréhender simplement ces phénomènes complexes ? Un migrant, qu'est-ce que c'est ?
La réponse donnée la plupart du temps est la suivante : un migrant, c'est une flèche. Il est parti de quelque part, il arrive ailleurs. C'est simple, c'est neutre, c'est clair. Et puis ensuite on simplifie. Le point de départ de la flèche n'existe même pas. Les données sur l'origine des migrants sont compliquées, et en fait ce n'est pas vraiment ce qui intéresse. Non, ce qu'on veut voir c'est par quelle porte d'entrée la flèche arrive "chez nous".
En procédant de cette façon, comme le fait Franceinfo, tout ce qu'il y a d'humain, de personnel, ce qui nous permet de comprendre et d'appréhender la réalité dans le trajet du migrant est effacé. Peu importent la durée du voyage, les difficultés, ou les détours. Le migrant n'a plus qu'une dimension : le point où sa trajectoire croise nos frontières.
Une flèche, même représentée de façon la plus sobre possible, c'est inquiétant. Surtout si elle pointe vers vous. Les vieilles cartes de propagandes le savent bien, utilisant tantôt les flèches, les bras de pieuvres ou les pattes d'araignée pour venir pointer sur le territoire qui est familier, sur vous. Ces représentations deviennent d'autant plus inquiétantes si on colore vivement de rouge les flèches et/ou les pays visés. Qu'il n'y ait pas d'erreur : les cibles sont en danger. Dans certains cas le texte sur la carte, et les discours qui l'accompagnent ne laissent pas de doutes. "Alerte" ou "Frontex tire la sonnette d'alarme" accentueront le sentiment d'urgence, tandis que "irréguliers" et "illégaux", plutôt que "migrants" ou "demandeurs d'asiles" (qui sont déjà des termes dont l'aspect déshumanisant peut être discuté) vont mettre à distance tout sentiment d'empathie envers ces êtres désincarnés qui fondent sur nos territoires.
En 2017, même Frontex, l'institution européenne en charge du contrôle et
de la gestion des frontières extérieures de l'espace Schengen dont on
pourrait attendre un haut niveau de sérieux dans sa production
cartographique, a commis une très critiquée carte aux antipodes des
recommandations des experts du domaine. De l'expression même des chercheurs"[...] plutôt qu'une représentation scientifique d'un phénomène
migratoire, sa cartographie donne lieu à une distorsion grossière de la
migration sans papiers qui s'insère pleinement dans la tradition
xénophobe de la cartographie de propagande - et se trouve en pleine
contradiction avec la recherche géographique contemporaine."
Frontex a depuis changé ses cartes pour des versions plus consensuelles. Un véritable changement de mentalité dans l'institution ? On peut l'espérer.
Les cartes des décès de mIgrants
Ces représentations deviennent complètement inopérantes quand on change de sujet, et qu'on aborde le nombre de migrants décédés. Ceux-ci ne peuvent plus être représentés par des flèches. On les représente alors, comme le veut la convention, en cercles dont l'aire est proportionnelle à la quantité à représenter. Plus on compte de morts, plus le cercle est gros.
Il est excessivement difficile de communiquer efficacement par des graphiques, sans tomber dans le macabre. Comment représenter décemment des morts ? La série ci-dessous est un exemple de recherches cartographiques. Avec peu ou pas de changements esthétiques, on voit clairement comment les mêmes données peuvent produire des résultats variés.
Il n'y a pas de bonne réponse à cette question. Les recherches de Timothée Giraud et Nicolas Lambert le montrent bien. En amont, même des choix de couleurs, de fond, du paratexte ou l'utilisation d'une méthode particulière de représentation suffisent à influencer la lecture des données. Ce type de démarche est particulièrement important à la fois pour les producteurs de représentations de données et pour les lecteurs. Pour le producteur, la dimension éthique de son travail doit forcément être discutée, et influencer ses choix en particulier sur des thématiques aussi importantes. Pour le lecteur, ce type d'initiative permet de prendre conscience de la variété de représentations possible, et de pouvoir se positionner en critique du graphique, et non plus en consommateur passif.
C'est dans ces cas que les volontés éditoriales, la maîtrise du sujet et du message que le graphique doit porter vont avoir une portée particulièrement grande. Dès 2004, cette carte publiée dans le Monde diplomatique, qui change déjà de point de vue par rapport aux normes, réalisée par Philippe Rekacewicz et Olivier Clochard, et mise à jour plus tard par Nicolas Lambert, en donne un bon exemple. La limite de la zone Schengen est montrée en rouge, comme une véritable barrière, à mettre en lien avec les décès qui surviennent à ses abords. Les pays de l'Union européenne sont discrets, presque effacés, et les causes des décès de migrants sont détaillées, ce qui est très rarement le cas sur ce sujet.
C'est en arrivant à ce type de problèmes, à ce niveau de sérieux dans les questions, qu'on peut se rendre compte de l'importance d'expérimenter d'autres démarches. De créer des espaces de discussions particuliers et non plus des schémas surplombants donnant l'illusion que l'on peut appréhender toute la gravité et la complexité de la situation avant de refermer son journal. Il faut traduire bien plus que des stocks en cercles proportionnels, et rendre palpable l'être humain derrière chaque chiffre.
Les contre-cartographies
Il existe pourtant chez les géographes et cartographes une conscience de l'importance des cartes et représentation dans la "mise en crise de la question migratoire" en Europe. David Lagarde a travaillé précisément sur le cas des réfugiés syriens dans ses travaux de thèse (la fameuse "crise migratoire" de 2015). Dans ses travaux, comme dans le projet "Stories behind a line", pour traduire efficacement ce que représente le voyage d'un migrant, on change d'échelle. La carte donne le nom du migrant dont il est question, et détaille l'itinéraire avec ses détours. Elle rend compte de la rugosité de l'espace parcouru : tous les kilomètres parcourus ne sont pas égaux. Certains sont parcourus en une heure, d'autres en une journée (comme dans la "vraie vie"). La carte cesse d'être une abstraction complètement lisse.
Le résultat, c'est que ça devient compliqué. On ne peut plus d'un coup d'œil au journal saisir d'un regard surplombant l'intégralité de la situation de milliers de personnes dans un instantané. Non, on ne comprend pas simplement ce qu'il se passe ; ce qu'il se passe n'est pas simple. Ces représentations vont forcer à prendre du temps, à se questionner face à des géographies et des trajectoires nouvelles, où les toponymes et les enjeux ne sont pas familiers. On peut le reconnaitre, ça attire moins l'oeil que CNews. Mais est-ce que la trajectoire des migrants ça ne ressemble pas plus à ça qu'à de belles flèches ?
Un point commun de ces recherches est l'extrême attention portée à l'explication de la démarche, et à rendre les résultats compréhensibles et reproductibles. C'est assez rare pour être noté, même dans les milieux scientifiques, Nicolas Lambert et Timothée Giraud publient non seulement les articles scientifiques, mais les présentations et les codes de manières accessibles pour que chaque étape de leur travail puisse être revue, reproduite, critiquée, et éventuellement améliorée. Des outils ont été développés pour donner la main aux lecteurs, et les former à la lecture et à la production de cartes. Le travail d'explication est aussi fait par Philippe Rekacewicz quand il revient en détail sur l'évolution de sa carte en expliquant ses choix. Le résultat final semble simple et presque évident, mais il change radicalement de point de vue, de récit de la migration. Le style crayonné renforce la caractère artisanal de la carte. Il y a peu de figurés, de symboles, ce qui rend la carte encore plus lisible et simple.
La carte de Philippe Rekacewicz ne montre plus les migrants depuis l'intérieur de la barrière Schengen, mais nous met dans la situation du migrant. On peut regarder le monde et prendre conscience de qui est le bienvenu, ou pas, chez nous. De cette façon aussi, les décès dans la Méditerranée cessent d'être des accidents spontanés. Les migrants ne meurent pas de noyade en Méditerranée, ni de soif au Sahara. Ce n'est pas quelque chose qui leur tombe dessus, comme une catastrophe naturelle soudaine et imprévisible. Ils meurent de se heurter au rejet, de groupe, d'une partie de l'Humanité qui a décidé que sur son territoire certains sont les bienvenus, et d'autres non. De manière très simple, cette carte rappelle donc le lien de cause qui est toujours caché, sous-entendu dans toutes les cartes "d'invasion" vues plus haut. Et d'année en année, il est de moins en moins possible de faire semblant de ne pas le comprendre.