Uber : Macron, VRP du néant
Thibault Prévost - - Clic gauche - 71 commentairesCe qui se cache derrière l'idylle entre Emmanuel Macron et Uber, c'est la déconsécration de la fonction ministérielle, transformée en vulgaire passe-plats des intérêts privés. Avant la néolibéralisation de tout l'appareil d'État.
Répétez après moi : il n'y a pas de scandale Uber.
Si vous avez comme moi le privilège (ou la force mentale) de suivre des commentateurs d'actualité d'obédience (néo)libérale, vous avez certainement assisté ces derniers jours à un véritable concours de dédramatisation dans leurs rangs, allant du ridicule au carrément nauséabond. L'ex-secrétaire d'État chargé du numérique Cédric O, d'abord, qui "peine à voir ce qui est répréhensible" (logique, vu son expérience avec les lobbies tech…) et préférerait qu'on se demande si Uber est "une bonne chose socialement et économiquement" pour le pays. Ce plateau de BFM Business, ensuite, presque touchant de naïveté, qui non seulement n'y voit rien à redire mais considère que la relation symbiotique entre un ministre de l'Économie et une multinationale états-unienne qui viole la loi française est "quelque chose qui ressemble quand même à la vie normale d'une démocratie" – peut-être les mêmes qui, quelques semaines plus tôt, nous avertissaient de la mort de la démocratie si jamais LREM n'obtenait pas les pleins pouvoirs législatifs.
Un échelon au-dessus dans le délire, la journaliste de l'Opinion Emmanuelle Ducros, qui vient doctement nous expliquer que tout ça n'est finalement qu'un jour comme un autre dans la constante guerre de lobbying qu'est devenue la politique française, puis (accrochez-vous) que toute personne ayant utilisé le service ne saurait le critiquer parce que si on n'est pas contents d'Uber, on n'a qu'à le boycotter après tout, quoi, merde (outre-Atlantique, on parle d'argument gotcha, niveau 0 de l'analyse critique structurelle).
Du sale boulot de diversion idéologique, que le principal mis en cause (et accessoirement chef de l'État) reprend à sa sauce le 12 juillet.
Malgré ces démonstrations de limbo rhétorique de niveau olympique, c'est quand même le journaliste Brice Couturier qui remporte la médaille du commentaire le plus indécent en osant se demander si une enquête publiée par un consortium international de journalistes dans plus de 40 médias, basée sur l'étude de 124 000 documents internes fournis par Mark McGann, l'ex-lobbyiste en chef d'Uber, ne serait pas une combine orchestrée par, tenez-vous bien… le "Parti des Médias", pour "faire oublier l'échec de la motion de censure" de… la Nupes, encore et toujours (décidément, c'est une obsession). Bref, du sale boulot de diversion idéologique, que le principal mis en cause (et accessoirement chef de l'État) reprend à sa sauce le 12 juillet : tout ça, c'est la faute à la Nupes, et ça lui "en touche une sans bouger l'autre".
Car, reprenez tous en chœur, il n'y a pas de scandale Uber.
Il serait tentant de s'arrêter là, de taxer les précités de trolls en mission commandée de défense du monarque – aux côtés de la myriade de quidams qui avance des arguments similaires pour éviter à tout prix de parler de la collusion entre pouvoir public et intérêt privé. Mais à lire ces réactions, comme à lire par ailleurs le (très) gros travail d'enquête et de synthèse réalisé par les journalistes du Monde, c'est une autre impression qui émerge. Celle d'un jeune ministre de l'Économie pas uniquement lié à Uber pour de basses raisons financières, bien que Mark McGann vienne dès 2016 filer un coup de main au jeune parti En marche dans sa quête de donateurs dans une forme détournée de rétribution pour services rendus. Mais aussi par ce que le Monde décrit tour à tour comme une "forte proximité idéologique", une "porosité" et une "symbiose" entre le jeune ministre et la start-up la plus cool du lycée. Il se joue alors quelque chose de moins définissable que les traditionnelles affaires de corruption d'élus, noyées dans les eaux glaciales du calcul égoïste. Quelque chose de l'ordre de la connivence énamourée sur l'autel du néolibéralisme. En résumé, Macron… aime Uber.
Raphaël Grably, chef du service tech pour BFMTV, a cette formule intéressante sur Twitter : "Les Uber files ne révèlent ni corruption, ni scandale d'État, mais la convergence de point de vue entre un ministre et une entreprise américaine qui méprise alors totalement la loi française." Peut-être que lui, comme les autres précités, ne réalise même plus à quel point cette "convergence", qui est en réalité une conversion (à sens unique) du public par le privé, représente une corruption du rôle théorique de l'État – la défense, rappelons-le, de l'intérêt général contre les attaques des oligarchies successives de l'histoire. Il est peut-être là, le tour de force réalisé par le monstrueux lobbying néolibéral d'Uber et de ses concurrents depuis dix ans : avoir réussi à persuader si profondément une minorité influente de la population (politique, médiatique et entrepreneuriale) que l'intérêt privé prime à ce point sur le bien commun que même transgresser la loi devient excusable, au nom de la sacro-sainte disruptionéconomique. Uber n'a pas violé la loi, nous dit-on; c'est la loi qui ne s'est pas adaptée assez vite.
Le scandale, c'est de constater qu'un président en exercice, alors ministre de l'Économie, n'a même pas eu besoin d'être acheté pour privilégier Uber au détriment de l'intérêt général.
S'il y a scandale d'État, c'est au moins sur ce point : Macron, par conviction idéologique, a carrément aidé une entreprise étrangère à violer l'État de droit : Uber a refusé de fermer pendant neuf mois son service de conducteurs particuliers sans aucune licence, UberPop, ce qui lui vaudra une condamnation en septembre 2021 pour "concurrence déloyale". Le scandale, c'est de constater qu'un président en exercice, alors ministre de l'Économie, n'a même pas eu besoin d'être acheté pour privilégier Uber au détriment de l'intérêt général. Il s'est décarcassé pour eux. Parce que la radicalité de l'entreprise, sa "stratégie du chaos" décrite par l'enquête, rappelle à bien des égards la praxis du président : agressive, impatiente, autoritaire.
Si la méthode d'Uber est aussi efficace que protéiforme, l'entreprise n'a pas inventé le lobbying toute seule, et Macron n'a (à notre connaissance)
jamais aussi activement aidé une entreprise étrangère. Alors pourquoi
eux ? Le Monde et Libération nous mettent sur deux pistes symboliques plus intimes. Macron et Kalanick se sont rencontrés plusieurs fois, en catimini. Se sont écrits des petits textos aux moments critiques de l'implantation d'Uber en France, sur fond d'affrontements entre taxis et VTC. Ils ont moins de 40 ans, ultra-libéraux, et ils veulent tout casser. Move fast and break things : le mantra zuckerbergien a depuis percolé dans toute l'économie de la start-up, et le ministre français de l'Économie est le visage politique de cette nouvelle radicalité. Tout casser : c'est cet éloge de la violence qui permet à Kalanick d'encourager ses hordes de chauffeurs autoentrepreneurs à aller dérouiller le cartel des taxis à "50 000 contre 15 000" façon Gangs of New York, et à Macron de réinventer le dialogue social au son du LBD.
Le futur président […] voit déjà la France en start-up nation dérégulée, pleine de slasheurs nomades cumulant les boulots de micro-tâcherons dématérialisés.
Le futur président, apprend-t-on, "est très intéressé par l'histoire de Travis [Kalanick], miroir de la sienne – moins de 40 ans et réussite impressionnante". Et rêve une gémellité disruptive avec le père toxique de l'ubérisation, quand il voit déjà la France en start-up nation dérégulée, pleine de slasheurs nomades cumulant les boulots de micro-tâcherons dématérialisés. Macron a un coup de foudre pour le bad boy. L'ex-dirigeant milliardaire, lourdé en 2017 après avoir collectionné les casseroles, est un "patron voyou ayant institutionnalisé le harcèlement de ses salariés, l'espionnage de ses clients et le sabotage de ses concurrents", résume le journaliste Olivier Tesquet sur Twitter – ajoutons qu'il a aussi été filmé en train d'expliquer à un de ses chauffeurs les bienfaits de la méritocratie à la bourgeoise, culpabilisation et mépris de classe inclus. Son entreprise n'a pas un bilan plus reluisant : en dix ans d'activité sous perfusion de fonds d'investissements, et malgré une valorisation boursière totalement délirante, elle n'a jamais su créer un modèle économique viable (pas même dans la logique aveugle de profit capitaliste), tout en ne payant que 3,3 millions d'euros d'impôts en France.
Uber a su, en revanche, réactualiser le prolétariat à l'âge des smartphones et des algorithmes de notation et créer en France, nous apprend Libération, 30 000 smicards sans statut (pour 150 salariés) qui travaillent souvent sept jours par semaine, dans les angles morts de l'État-providence. Il y a un nom pour ça : le techno-féodalisme, où le "progrès" génère des inégalités sociales plus proches du 19e que du 20e siècle. Les serfs d'aujourd'hui sont jeunes, racisé·es, déclassé·es. Ceux que le pouvoir oublie, réprime ou méprise. Il faut entendre la violence chorale inouïe du PDG et du président quand ils leur soumettent le deal : c'est soit Uber, soit vendre du shit à Stains, rien d'autre. La liberté par la servitude. Grands seigneurs. On entendait moins le jeune ministre étaler ses préférences atlantistes face au syndicat des chauffeurs VTC, en 2017. C'est vrai que déjà à l'époque, Uber et Kalanick incarnent "tous les vices de la Silicon Valley", résumait alors la Tribune. Outre le syndicat, le bon peuple n'aurait peut-être pas compris l'idylle.
Et pourtant, tout en Macron annonce ce coup de cœur. En 2008, il est au rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par Jacques Attali, qui donnera la loi "Novelli" de développement et de modernisation des services touristiques, à l'origine du statut de VTC. Le reste est une longue litanie de flexibilisation du marché du travail, de réformes structurelles dérégulatrices, d'attaque de régimes spéciaux et de trouées dans les pages du Code du travail, inventoriée par Libération, avec en point d'orgue la loi Macron "pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques", qui attaque au bélier les totems du droit du travail (notamment le repos dominical). Quinze ans de militantisme politique au service des prédateurs du privé, à brandir la pensée magique du techno-solutionnisme et du ruissellement. Mission accomplie : la France est aujourd'hui un paradis fiscal pour milliardaires (le deuxième pays au monde où leur fortune a le plus augmenté en dix ans, derrière la Chine), les services publics sont réduits à des chatbots, Blackrock écrit la loi sur les retraites, les cabinets de conseil phagocytent les ministères et les multinationales de la Silicon Valley chuchotent à l'oreille du président. Du guichet de la Caf à l'olympe de Bercy, l'administration s'est vassalisée aux margoulins du capital. Avec le sourire.
Il n'y a pas de scandale Uber. Il y a la froideur d'une méthode crapuleuse faite de courses gratuites pour les puissants, d'achats de médias et d'économistes, de logiciels-espion (Greyball), de rédaction d'articles et d'embauches "coup de pouce", de groupes de pression et de cascade de millions dépensés en lobbying (205 millions de dollars en 2020, avec Lyft, pour offrir à ses chauffeurs un régime précaire sur-mesure en Californie), auquel aucun régime parlementaire ne résiste. Il y a ce capitalisme métamorphique, né de ce nouvel impératif d'adaptation (comme l'avait parfaitement identifié la philosophe Barbara Stiegler), à l'aise pour"prendre des villes" (écrivait un Bloomberg admiratif dès 2015) sous toutes les latitudes politiques et géographiques – "de Moscou à Johannesbourg", écrit le Guardian.
L'ubérisation est un processus impitoyable qui s'impose par sidération, sans consentement collectif, et ne connaît d'autre victoire que la capitulation de la concurrence et la pulvérisation des boucliers publics.
Cette "guérilla capitaliste" mondialisée, écrit le maître de conférences Marc Jahjah, qui mobilise toutes les ressources possibles, embroche élus, journalistes et personnalités publiques, se contrefout de la loi et utilise sans hésiter la violence pour
imposer son projet plateformisant sur tous les secteurs disruptibles. L'ubérisation est un processus impitoyable qui s'impose par sidération, sans consentement collectif, et ne connaît d'autre victoire que la capitulation de la concurrence et la pulvérisation des boucliers publics. Un viol économique et social, miroir du logiciel néolibéral d'un président français débarqué dans la Ve République avec la philosophie d'un éléphant dans un magasin de porcelaine, qui n'envisage l'État que comme une sorte de sous-fifre chargé de limiter les frictions entre le capital et le droit. Ensemble, Uber et Macron ne créent pas d'emplois : ils démembrent le travail.
Sept ans plus tard, de l'eau a coulé sous les ruines. Exit Kalanick, enfin noyé sous les scandales, tandis que Macron rempile pour un second mandat dans un pays qui le déteste. L'amoureux a dépassé l'objet du désir. Entre temps, nous apprend Mediapart le 13 juillet, le président a aussi reçu Amazon, Google et Microsoft en 2017 pour leur offrir quelques cadeaux – à toi la recherche publique, à toi une fiscalité avantageuse, c'est la maison qui régale. Aux petits soins des oligopoles numériques, qui n'hésitent d'ailleurs pas à se serrer les coudes lorsqu'il faut faire pression pour déréguler une économie, nous apprend encore l'enquête du Monde. Aujourd'hui, la liaison entre Uber et sa start-up nation favorite se poursuit : la sœur de Jean-Noël Barrot, le nouveau ministre délégué
au numérique, est la
directrice de la communication d'Uber pour la France et l'Europe de
l'Ouest.
Les ubérisés d'aujourd'hui n'ont même plus de papiers d'identité, mais personne ne moufte: la bouffe arrive à l'heure.
On sait, pourtant, que les promesses de l'ubérisation sont fausses, que le statut d'autoentrepreneur est fictif et le travail dissimulé. Le repenti Mark MacGannle confesse au Monde : "Il était clair que nous avions vendu un mensonge à tout le monde." Un mensonge remis en cause un peu partout en Europe, où les projets de régulation nationaux fleurissent et où l'UE tente de légiférer, dans les interstices du lobbying. Dans la France championne de l'innovation, au contraire, on fonce dans l'autre direction. Le modèle a essaimé : Deliveroo, puis le quick commerce des livraisons en 15 minutes, ont poursuivi et poursuivent encore la pyrolyse sociale par appli interposée, pas plus inquiétés que ça par les rares condamnations en justice. Les ubérisés d'aujourd'hui n'ont même plus de papiers d'identité, mais personne ne moufte: la bouffe arrive à l'heure.
Sommé de s'expliquer devant les micros, le VRP en chef assumait à fond et promettait qu'il "le referait demain et après-demain". La formule est aussi une promesse sinistre : il le refera, demain, après-demain et à chaque fois qu'il pourra trahir à nouveau l'intérêt général. Ce serait, selon les exégètes officiels de la parole présidentielle, le fonctionnement normal d'une démocratie saine. Pas de quoi s'inquiéter. Car il n'y a pas de scandale Uber. Il n'y a que le cancer néolibéral et un pays métastasé jusqu'à sa tête.
Précision : l'image de Une de cet article a été générée par l'algorithme Craiyon, la version partielle et open source du programme Dall-E, développé par OpenAI (cofondée par Elon Musk). Craiyon propose, via une méthode d'apprentissage machine, de générer une image à partir d'une suite de mots. Les résultats sont révolutionnaires…. et toujours un peu déroutants. À retrouver ici.