"Slop" : l'IA et l'ère du grand n'importe quoi
Thibault Prévost - - Numérique & datas - Clic gauche - 50 commentairesL'avalanche de contenus synthétiques inaugure un nouveau régime du réel, qui souille nos cerveaux et nos démocraties
"Slop" signifie "boue informe", selon le dico. Mais le terme désigne aussi, aujourd'hui, le déluge d'images, de sons et de texte vomi par les logiciels d'IA générative, qui pullule dans notre quotidien. Cela a commencé avec l'image du pape François en doudoune Balenciaga, il y a deux ans. Depuis, la marée s'est bien déversée sur le corps social et politique. Et ce, bien plus loin que ce que l'on croit : dans la presse, dans la communication politique, et demain, dans les textes de loi.
Rétrospectivement, c'est peut-être avec Jorge Mario Bergoglio que le grand basculement sémiotique a commencé. Le 24 mars 2023, presque exactement deux ans avant sa mort, le pape François apparaît sur Reddit, vêtu d'une formidable doudoune Balenciaga d'un blanc immaculé, dans une série de photos,The Pope Drip, qui s'est déjà assurée une place au Hall of Fame de la culture web. Les photos sont artificielles, générées par la dernière version du logiciel Midjourney. ChatGPT est sorti à peine quatre mois plus tôt. Personne n'est prêt à mettre à jour aussi brutalement ses idées préconçues sur ce que "l'IA" est capable de faire. Sous la photo, les trois premiers commentaires résument les enjeux du moment :
-"Sur Internet, les gens pensent que la photo est vraie. Quelle époque on vit."
-"Ce qui est inquiétant, c'est qu'ils y croient tout en sachant ce que l'IA générative peut faire."
-"L'image est suffisamment bénigne pour être plausible."
Tout est dit, déjà. Dans une chronique rédigée à l'époque, j'écrivais qu'il s'agissait sans aucun doute du "premier cas de désinformation massive par IA". Deux ans plus tard, l'IA générative est toujours là, le pape François, "premier pape Internet", nous a quittés, Trump est de retour, et l'époque a trouvé un mot pour qualifier l'Apocalypse sémiotique : le slop.
Définition : marée noire
Dans le dictionnaire Merriam-Webster, slop décrivait jusqu'ici une sorte de boue informe, une éclaboussure d'un liquide vaguement brun, ou des déchets alimentaires indéterminés. Bref, quelque chose de vaguement dégueulasse, qu'on essaie d'éviter d'avoir sur les mains. Allégorie particulièrement appropriée pour décrire le déluge d'images, de sons et de texte vomi par les logiciels d'IA générative comme une nappe d'hydrocarbures sur la surface de l'océan informationnel. Si le spam était une pollution artisanale et relativement ciblée de votre boîte mail, le slop est sa mutation industrielle, volumétrique, qui infecte simultanément toutes les infrastructures de diffusion. Chez 404 Media, Jason Koebler le décrit comme "une attaque brute force contre les algorithmes de contrôle du réel", saturés de contenus "dont la cible n'est pas des êtres humains mais des algorithmes de recommandation."
Résultat : les réseaux sociaux sont totalement infectés par cette saloperie. D'abord, le pape en Balenciaga, donc. Puis le Jésus-crevette.Puis ce qu'on appelle maintenant les boomer traps, ces fausses images totalement surréalistes, exagérées, postées sur des groupes Facebook pour récolter des interactions. Il y en a tellement qu'elles ont créé une esthétique en soi, impossiblement nette, obstinément fâchée avec les lois de la physique. Une esthétique d'archétypes et de moyennisation, de peaux désespérément lisses et de proportions caricaturales, de regards exorbités et de sourires symétriques. Une esthétique d'essentialismes.
Et c'est absolument partout. Sur Youtube, qui était déjà un royaume de l'absurde, la section Shorts est pleine de créatures métamorphiques impossibles et de choses visuellement inqualifiables. Pinterest, le moodboard traditionnel des Internets, est en train de se faire engloutir par un tsunami d'objets, de lieux et de repas générés et publiés par des légions de blogueurs qui n'existent pas. Même chose sur Google Images, sur Twitter, sur TikTok, partout. (Ou presque : un petit village, Reddit, résiste encore et toujours à l'envahisseur. ) Ailleurs, le slop est visuel, auditif, textuel. Si le matériel le permettait, il serait olfactif et gustatif.
En 2025, le Web est donc un champ de ruines épistémique. Google Search vous propose joyeusement de mettre de la superglu sur votre pizza, de manger des cailloux et de lire ce "véritable chef d'oeuvre" qu'est Mein Kampf.Amazon est plein d'ebooks insensés, créés à la chaîne par des machines à vide. Des ebooks qui commencent déjà à intégrer les collections des bibliothèques publiques, nous apprenait 404 Media en février. Près de la moitié des longs posts LinkedIn serait rédigée par des logiciels génératifs. Des milliers de faux sites, aux États-Unis comme en France, vomissent une parodie d'actualité pour monétiser du trafic, en se foutant éperdument des impacts de leur mystification du réel. À l'été 2024, l'entreprise Pangram, qui commercialise un détecteur de slops, estimait que 7% des articles d'actualité produits en une journée dans le monde étaient artificiels. Ironiquement, la rubrique "tech" est la plus touchée en moyenne, avec 14% d'articles écrit par des logiciels. La situation est si grave que mi-2024, le mot a fini par arriver aux oreilles des journalistes généralistes.
Profession : "slopper"
Mais le plus dingue est encore la réaction des multinationales du numérique. Au lieu de lutter contre la marée brune du slop, les plateformes l'encouragent. En 2024, TikTok a lancé Symphony, une suite d'outils d'injection de contenu artificiel dans les vidéos. Google a répondu avec Dream Screen, un "studio" pour générer directement des vidéos pourraves sur Youtube et Youtube Shorts. Loin de condamner la pratique pour violation de propriété intellectuelle, Youtube et les studios de cinéma étasuniens encouragent les créateurs de fausses bandes-annonces générées par logiciels, y compris ceux qui font du profit sur les vues amassées.
Pendant ce temps, Google sacrifie avec entrain son moteur de recherche sur l'autel de son IA, Gemini. Grâce à la journaliste américaine Liz Pelly et son livre-enquête Mood Machine (Hodder & Stoughton, 2025), on apprenait en début d'année que Spotify crée volontairement du slop audio, des chansons artificielles "composées" par de faux musiciens mais de vraies usines à trafic, pour emprisonner notre attention dans des ambiances sonores si inoffensives qu'on ne les entend plus.
Le siteMedium, gangréné par une infection de posts commerciaux insensés, explique à Wired qu'avoir 47% de contenu artificiel estimé n'a pas d'importance. La merdification carbonise nos espaces semi-numériques, au point que la théorie de l'Internet mort (une légende numérique selon laquelle le Web serait majoritairement peuplé par des IA) commence à paraître sensée. Réponse de la Silicon Valley? This is fine. Comprendre : le slop ne menace en rien notre modèle d'extraction et d'accumulation, basé sur la déshumanisation et la commodification des identités.
Facebook, papa du slop
Le plus excité à l'idée d'un monde numérique totalement colonisé par l'artificiel, c'est Mark Zuckerberg. Le patron de Meta se démène pour remplacer les humains et leurs embrouilles politiques par les bots et leur slop insipide sur Facebook et Instagram, nous encourageant sans cesse à interagir avec ses chatbots pour mieux les former. Avec l'objectif, comme l'affirmait le responsable de l'IA générative chez Meta au Financial Times en décembre, de voir ces humains synthétiques peupler un jour le réseau social au même titre que les utilisateurs·ices de chair et d'os... s'il en reste.
Facebook n'est plus seulement le désert qu'il était en 2021 : c'est un désert peuplé de spectres algorithmiques, engagés dans une hyperactivité de production de contenu sans public. Une bulle de vide, où les algorithmes de création dialoguent avec les algorithmes de ciblage publicitaire. Malheureusement pour Zuckerberg, dans ce qui reste du monde réel (ou du moins ce qui refuse encore de se plier à l'hallucination collective de la Silicon Valley), tout le monde déteste ces chatbots, équivalents informatiques d'une statue de cire du musée Grévin.
Que les choses soient claires : la prolifération du slop n'est pas une fatalité, encore moins une catastrophe naturelle inévitable. C'est le résultat d'une série de décisions stratégiques prises par les plateformes du Web social qui ont rendu possible l'éclosion d'un marché du faux au détriment du bien commun. C'est une orientation politique et économique. C'est le terminus d'un capitalisme cognitif qui, à force d'avoir réifié les interactions humaines, n'a même plus besoin de sa matière première pour continuer à faire tourner la machine à profit. Au terminus du monopole, les plateformes n'ont plus besoin d'utilisateurs. Loin de faire obstacle à leur viralité, les cadres de Facebook, via leurs choix d'ajustement algorithmiques,promeuvent les contenus venus des fermes à slop, au détriment des posts humains. Même chose chez Instagram, qui met en avant (et permet donc la monétisation) des vidéos au dadaïsme cauchemardesque mélangeant joyeusement héroïnes pour enfants (Dora l'Exploratrice, Elsa, Barbie), fusillades et (beaucoup, beaucoup trop de) matière fécale dans un assemblage sémiotique qui filerait un AVC à Roland Barthes. Oubliez les robots tueurs et les super-intelligences malveillantes : s'il y a une IApocalypse, elle ressemble à ça.
En 2025, créer du slop est un métier, parfois lucratif. Exemples : les jumeaux Mikkelsen et leurs fermes à ebooks, les usines à musique générative Epidemic Sound et Firefly, sans compter les milliers de créateurs·ices de slop partout dans le monde. Il existe des formations en ligne (payantes), des groupes Facebook d'entraide, des tonnes de tutos vidéos pour optimiser l'extraction de revenu des algorithmes attentionnels avec du contenu insensé. Ce n'est pas un bug, c'est une réorientation stratégique du réel.
Comme l'a admis Mark Zuckerberg fin avril, lors de son audition par la Federal Trade Commission dans le cadre d'une enquête antitrust, les réseaux sociaux de 2010 et leur prétention à "connecter" les individus sont morts. En 2025, Meta, comme Tiktok et Youtube, sont là pour vous divertir à tout prix. Les multinationales de la tech sont aussi responsables, sinon plus encore, de l'état de pourriture de l'espace informationnel que les fabricants d'IA générative eux-mêmes. Dans un monde juste, un monde qui prioriserait la dignité de la condition humaine collective, un tel constat suffirait à justifier leur blocage temporaire, leur prise de contrôle et, le cas échéant, leur démantèlement. Avant de crier à la censure, relisez ce que vient d'admettre le Zuck : l'abrutissement cognitif de trois milliards et demi de personnes est désormais le business model de Meta. (Si ça vous surprend, rappelez-vous qu'il nous considère comme des "putain d'abrutis" depuis 2004.) Il faut accepter qu'avant aujourd'hui, on ne s'était jamais posé la question de savoir ce qui adviendrait d'Internet si les États-Unis basculaient dans un régime totalitaire. Maintenant, on sait : sous l'alliance du capitalisme algorithmique et du fascisme, le Web est simultanément en train d'être effacé et remplacé.
Trump, padre de la slopagande
Pour reprendre la "doctrine Breitbart" - du nom des grands architectes de la post-vérité trumpiste de 2016 - "la politique est à l'aval de la culture." Et la culture, c'est la culture numérique. Et la culture numérique, aujourd'hui, c'est le vomi génératif. Aucune surprise, donc, que le slop ait rapidement ruisselé des réseaux sociaux à la presse généraliste avant de terminer sa course, avec l'habituel temps de latence, sur la classe politique. Préparez-vous, car nos élu·es ont découvert le pouvoir de nuisance de l'IA générative. On pensera évidemment au combo légendaire récemment réalisé par LFI, un parti de gauche visiblement incapable de comprendre que tout objet technique est une condensation de ses rapports politiques de production, qui utilise le logiciel Grok du fasciste Elon Musk pour réaliser automatiquement une affiche du bouffon d'extrême-droite Cyril Hanouna aux codes graphiques historiquement antisémites. Ce, avant de remettre le couvert en utilisant cette fois-ci GPT-4o, le logiciel pilleur de propriété intellectuelle d'OpenAI, pour réaliser des visuels inspirés du studio Ghibli - studio dont le fondateur Hayao Miyazaki a un jour décrit l'IA générative comme "une insulte à la vie elle-même".
Mais il n'y a pas qu'eux : Reconquête! et le Rassemblement national ont, comme les autres extrêmes-droites européennes, eu massivement recours à l'IA générative lors des européennes. Le parallèle s'arrête là, puisque les stratégies sont diamétralement opposées : là où LFI est techniquement analphabète (ce qui n'excuse rien), l'extrême-droite sait très bien ce qu'elle fait lorsqu'elle investit, historiquement avant les autres, de nouveaux mediums de propagande politique. Ici, les logiciels génératifs automatisent leurs fantasmes xénophobes; leur absence de modération et le flou légal qui les entoure leur permet de contourner, au moins temporairement, les limites légales de la liberté d'expression, en transférant la responsabilité d'un visuel xénophobe sur un algorithme étasunien (ironiquement, la condamnation de LFI, le 21 mars, à 3500 euros de dommages et intérêts pour atteinte au "droit à l'image" de Cyril Hanouna, pourrait faire jurisprudence). Le slop, écrit Romain Haillard chez Synth, est un art fondamentalement fasciste, a-historique. Une traduction visuelle de la déjection idéologique que défendent ces partis, persuadés de lutter contre un scénario migratoire et sécuritaire qui n'existe que dans leur tête (et sur les plateaux de la bollosphère), en dépit des faits statistiques et sociologiques. Les matérialiser visuellement, les diffuser sur des plateformes qui les valorisent, c'est déjà leur créer des conditions de plausibilité.
Et s'il y en a un qui l'a compris, c'est bien Donald Trump, maître de la "post-vérité" et du brouillage cognitif. Le président étasunien et son équipe "d'influenceurs de crise" ont instrumentalisé l'outil à un niveau inédit. C'est là, un Trump roi à couronne en couverture du Time ; ici, une version "ghiblifiée" de la déportation de Virginia Basora-Gonzalez, ressortissante dominicaine reconnue coupable de vente de fentanyl. Enfin, il y a cette vidéo ignoble repostée par Trump sur son compte personnel Truth Social le 25 février, intitulée "Gaza 2025 What's Next?". On l'y voit danser sur de l'électro aux côtés de Musk et Netanyahu dans une bande de Gaza surréaliste transformée en "Côte d'Azur du Moyen-Orient", saturée de grattes-ciel et ornée d'une statue de Trump en or massif. La vidéo ne provient pas de la Maison-Blanche, mais les équipes de trolls du président ont immédiatement compris l'intérêt de se la réapproprier.
Ce n'est pas simplement de l'outrance ou une forme de folie narcissique; c'est ce que Curtis Yarvin, l'intellectuel "néomonarchiste" préféré de nos broligarques préférés, appelle une "hyperstition": l'action de manifester une réalité, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle advienne. Ici, une dialectique de dictateur dans les ruines d'une société démocratique, pour mieux acter le changement de régime. Et ça marche : dans la foulée des premières réactions outrées, la presse a sérieusement débattu d'un impossible (et ignoble) projet de transformation de Gaza en station balnéaire de luxe. Y compris en France, notamment chez Franceinfo.fr et au 20 heures de TF1, avec comme cadrage le bandeau "Folie ou idée révolutionnaire?" - un choix éditorial qui aurait dû valoir a minima une plainte contre la chaîne pour apologie de crime de guerre. La presse, elle aussi, a les muqueuses pleines de slop.
Via des allers-retours entre vrai absurdeet fauxplausible, Trump et son appareil de propagande entretiennent un régime de possibilité permanent. Régime qui se situe au-delà de la fake news vérifiable, au-delà même de la "post-vérité". Trump au McDrive distribuant des burgers pendant la campagne? Ça a réellement eu lieu, mais la scène relève du slop, disait alors l'écrivain Charlie Warzel : du pur divertissement, inepte, hyperréel. Le restaurant était fermé, les clients sélectionnés. L'événement s'est produit, mais il est synthétique. Dernier exemple de cette chaîne de montage. Le 30 avril, Trump déclare qu'il se verrait bien pape. Le 3 mai, il poste sur son compte Truth Social une version artificielle de lui, grimé en souverain pontife. La photo est immédiatement retweetée par le compte de la Maison-Blanche, et devient un fait d'actualité politique repris par la presse internationale. Ainsi tourne la machine à vide.
Autre enseignement venu de Yarvin : le chaos épistémique est une tactique de sape de la démocratie. Outil de désorientation, la slopagande "diminue la valeur de la réalité", écrit l'indispensable Eryk Salvaggio (chercheur et artiste, spécialiste de l'IA). Elle n'est pas là pour solidifier une croyance mais, au contraire, pour entretenir l'idée que puisque tout est potentiellement faux, rien n'est potentiellement réel, et donc plus rien n'a réellement d'importance. Les conséquences sont déjà là : lorsque Musk effectue deux saluts nazis en mondovision, la presse refuse de nommer ce qu'elle a pourtant vu, au nom d'une atmosphère de trolling généralisé. On laisse courir, trop épuisé·es cognitivement pour tenter de produire de l'interprétation.
On filtre, on oublie, on se désensibilise
Le slop est un outil sur-mesure pour une politique performative car il permet simultanément de dire des saloperies, nier qu'on les a réellement dites et, dans le pire des cas, de mettre la responsabilité sur le dos de l'IA. Elle ne produit pas tant du texte, écrit Salvaggio, que du prétexte. Dans un régime où tous les signes peuvent être manipulés en toute impunité, la politique n'est plus tant une suite d'événements qu'un nuage de symboles reconfigurés selon les besoins.
En politisant le slop, en politisant le mème, Trump, Musk (qui a récemment déclaré, sic, "I am become meme") et leur appareil de propagande ont en réalité slopifié, 4chanisé la communication politique – et il est intéressant de noter, nous dit Charlie Warzel dans un autre texte pour The Atlantic, que personne ne semble savoir qui gère le compte X de la Maison-Blanche. Comme l'a récemment déclaré la journaliste britannique Carole Cadwalladr dans une intervention antitechnofasciste électrisante en pleine conférence TED, ce n'est plus la technologie qui est politique mais la politique qui est technologique. La dégradation s'accélère mais ne date pas d'hier. Le 10 avril, une étude linguistique des discours au Congrès étasunien de 1879 à 2022, publiée dans Nature, montrait un net déclin de l'utilisation d'informations factuelles dans les discours, en parallèle de la baisse de la productivité législative. De moins en moins de fond, de plus en plus de forme, en somme.
La stratégie du remplissage, écrit encore Eryk Salvaggio, empêche toute organisation collective et entretient "la division par l'épuisement". Le slop nous façonne ontologiquement. La journaliste Katherine Dee appelle ça "l'Internet Overexposure Syndrome" - la mutation forcée de nos processus de construction du réel face à une machine qui le démolit continuellement. On filtre, on oublie, on se désensibilise. Pendant que la structure même de la réalité nous semble de plus en plus souvent générée par ordinateur, pendant que nous mettons tout à la même distance critique, les dynamiques de concentration et d'accumulation s'accélèrent encore, enhardies par un ordre international en lambeaux et des contre-pouvoirs neutralisés. (Cadeau : aux États-Unis, révélait le Wall Street Journal le 23 avril, les 19 ménages les plus riches - les 0,00001%- ont vu leur fortune grossir de 1000 milliards de dollars pour la seule année 2024. C'est plus que le PIB de la Suisse.)
Dans ce régime culturel de production automatisée de vide synthétique, sans rugosité ni épaisseur, tout se vaut, puisque les signes n'ont plus d'histoire. Et si les dominants entretiennent ce régime, ce n'est pas un hasard. Si savoir et pouvoir ne font qu'un, comme l'expliquait Michel Foucault, la production d'ignorance est une forme particulièrement perverse de domination. La philosophe féministe Nancy Tuana affirme ainsi que"l'ignorance, comme le savoir, est située", qu'elle n'est pas un manque d'information mais le résultat de structures de pouvoir, et que le corps social est traversé d'inégalités épistémiques - les savoirs féministes, antifascistes ou décoloniaux, tout particulièrement, ne sont pas autorisés à exister de la même manière que le savoir dominant. L'ignorance qui en résulte dans le grand public n'est donc pas seulement un manque d'information, mais le résultat de pratiques de suppression - hier la censure, aujourd'hui la censure et la sursollicitation cognitive, jusqu'à la fracture des cerveaux.
Le slop génératif rapproche donc l'idéologie néolibérale (désormais ouvertement antidémocratique) de son horizon politique: installer, sous couvert d'accélération perpétuelle, un surplace historique, un présent de symboles perpétuellement reconfigurés pour fluidifier et optimiser les flux de capitaux. Un présent dont on ne s'échappe pas, car il n'y a nulle part où aller, plus rien au-delà du signe. En toute logique, la politique par le slop est en train d'accoucher d'une gouvernance où ChatGPT (et par extension OpenAI, donc Microsoft) ne rédige plus seulement les discours et les tweets mais propose les textes de loi, les décrets, les traités internationaux.
Le doute s'est immiscé dès le premiers jour de l'administration Trump, lorsque des avocats ont réalisé que la salve d'executive orders présentait des tournures de phrases insensées, typiques de ce que la presse tech appelle encore "hallucinations". Début avril, plusieurs observateurs ont réalisé que les calculs de tarifs douaniers de Trump, insensés au premier abord, s'expliquaient via une équation... produite par des chatbots -ChatGPT, Gemini, Grok et Claude. Une équation stupide qui, en l'état, est en train de mettre fin au capitalisme mondialisé et de reconfigurer les blocs politiques et économiques fixés depuis la chute de l'URSS. Déjà, d'autres gouvernements s'y mettent : au Royaume-Uni, le magazine New Scientista récemment révélé que le secrétaire d'État à la Technologie Peter Kyle a utilisé ChatGPT pour proposer des orientations politiques, notamment dédiées à... accélérer l'adoption de l'IA générative par les petites et moyennes entreprises.
Soyez certain.es qu'en France comme ailleurs, les projets de loi rédigés par ChatGPT arrivent; la question n'est pas de savoir si, mais quand. Et face à cet empire du vide, qui ne fait que commencer, la résistance passera par des faits croisés et sourcés, historiquement contextualisés. Par du matérialisme historique. Contre une domination qui se fait gazeuse, notre réponse sera la pesanteur.