Minus et Cortex contre le reste du monde

Thibault Prévost - - Clic gauche - 41 commentaires

En octobre, Elon Musk s'est démené médiatiquement et financièrement. Qu'il s'agisse de vendre le futur imaginaire de Tesla ou l'Amérique fantasmée de Donald Trump, l'ambition est la même : mettre en place le futur autoritaire dont rêvent ouvertement les oligarques de la Silicon Valley.

Je sais : vous en avez soupé, d'Elon Musk. Trop, c'est trop. Je vous comprends. Moi aussi, j'en ai plus que marre de le voir sautiller partout avec sa casquette "dark MAGA" en poussant de drôles de cris d'animaux et en tentant désespérément de former un X avec ses bras et ses jambes - car oui, c'est vraiment ce qu'il essaie de faire. Mais malheureusement, à quelques jours d'un nouveau scrutin présidentiel états-unien marqué comme jamais auparavant par la double influence de la Silicon Valley et du fascisme (ou, plus simplement, par les apprentis fascistes de la Silicon Valley), c'est une fois de plus le Sud-Africain (qui a résidé illégalement aux États-Unis entre 1996 et 1997, révèle le Washington Post), qui incarne le mieux le zeitgeist politique et économique étasunien, sa violence spectaculaire et criarde, répliquée sur des écrans gigantesques et amplifiée par des mégaphones assourdissants.

Depuis un mois, l'homme le plus riche du monde hurle au visage des États-Unis et du monde, personnifiant l'union entre un techno-capital et un trumpisme également hystériques et violents. Un maelström d'outrances, de mensonges et de haine, diffusé presque sans interruption sur la constellation médiatique conservatrice, mais surtout sur Twitter/X. X, dont les règles sont régulièrement modifiées pour mettre toujours plus en avant les tweets de son propriétaire autocrate, aux 200 millions de followers. Musk enfile les différentes casquettes de bonimenteur, d'entrepreneur, de futuriste et d'idéologue d'extrême-droite en fonction des lieux, des interlocuteurs et des circonstances, quitte à les superposer.

Acte I : "Nous, les robots"

Première séquence le 10 octobre dernier, lors de l'événement "We, Robots" ("Nous, les robots") organisé par Tesla à Los Angeles. Musk, seul sur scène devant un mur de slides, dans la pure tradition de la grand-messe de la Silicon Valley, dévoile une flopée de prototypes : un "taxi autonome" appelé Cybercab, sa version minibus, le Robovan, et la dernière version de son robot androïde, Optimus 3, dont un petit contingent a débarqué sur scène d'un pas mal assuré avant de servir des cocktails aux fanboys (majoritairement des hommes, à en juger par les éructations) pendant l'after. A en croire Musk, l'événement était un avant-goût de l'avenir proche, très proche. Un avenir à portée de main, pour peu que ses investisseurs continuent de l'alimenter et que les régulateurs le laissent innover tranquille (et tant pis si ses bagnoles expérimentales causent des centaines d'accidents chaque année et tuent des dizaines de personnes).

Nous savons que tout est toujours du baratin, le même baratin depuis près d'une décennie. Que les robotaxis autonomes n'existent pas. Pas plus qu'en 2015, lorsque le milliardaire les annonçait pour 2017, ou qu'en 2019 lorsque Musk en annonçait "un million sur les routes l'année prochaine". Qu'à l'heure où les concurrents Waymo et Lyft s'embourbent, ils n'existeront probablement jamais, pas plus que la conduite entièrement automatique, qui se résume souvent à un trajet pré-enregistré ou à des téléopérateurs déguisés. Que Tesla, qui continue néanmoins de vendre des véhicules dotés d'une "conduite autonome" (Self Driving), est sous le coup d'une enquête pour publicité mensongère. Que son minibus rétrofuturiste n'est qu'une manière - comme l'était en son temps l'arnaque de l'Hyperloop - de lutter activement contre toute politique de développement des transports publics (que Musk déteste, notamment car il déteste l'idée d'être "enfermé avec des inconnus, parmi lesquels de potentiels tueurs en série").  Tout est mystification, trompe-l'oeil, prestidigitation. Elon Musk a menti, ment, mentira encore. Le plus rageant, c'est que ça fonctionne encore, et que certains journalistes prennent encore les inepties de Musk pour "le futur des villes" (dixit le Financial Times), alors qu'une simple vérification indique que la technique n'existe pas. Mais après tout, des passants se font encore avoir au bonneteau.

Musk n'invente rien, même pas son pays imaginaire. Son  esthétique cyberpunk ringarde avec chromes, néons, voitures autonomes et androïdes nacrés a été littéralement pompée sur d'autres. En l'occurence le film I,Robot (sorti en 2004), ce que son réalisateur Alex Proyas ne s'est pas gêné pour souligner. Mais aussi Blade Runner 2049, dont la société de production va coller un procès à Tesla pour plagiat. Pour son grand raout, Tesla n'a pas choisi les studios de Warner Bros par hasard. Si le milliardaire élevé dans l'apartheid continue à prendre des dystopies pour des lanternes et des prototypes pour une réalité tangible, c'est que l'objectif est toujours le même : faire diversion du présent (notamment le fait que sous sa géniale direction, Twitter/X ait perdu 80% de sa valeur) pour mieux imposer son futur antérieur.

Mais il y a des limites au factice, y compris dans le monde parallèle du techno-capitalisme. Même la Bourse s'en rend compte. Le lendemain de l'événement "We, Robots", l'action Tesla perdait 8%. Le "champ de distorsion du réel" (reality distorsion field), ce soi-disant super-pouvoir mythique attribué à Steve Jobs, Elon Musk et aux autres escrocs en chef de la Silicon Valley par leurs dévots les plus exaltés (qui ressemble pourtant, en bon français, à la bonne vieille capacité d'entourloupe), est en train de faiblir. Tout comme la part de marché de Tesla sur le marché étasunien, inexorablement grignotée par la concurrence - notamment du chinois BYD.

Acte II : Techno-fascisme en expansion

Alors, sitôt la grand-messe terminée, le militant d'extrême-droite le plus riche du monde s'est attelé à son nouveau passe-temps : faire élire Donald Trump. Deuxième séquence et mêmes techniques commerciales. Comme avec Tesla et SpaceX, Musk fait dans la propagande par l'outrance, dans la fake news, dans la promesse d'un avenir merveilleux (si Trump est élu) ou cauchemardesque (si c'est Kamala Harris la "communiste" qui l'emporte).

L'Amérique de Donald Trump, gangrenée  d' "ennemis de l'intérieur" qui fleurent bon la cinquième colonne, et le monde de Tesla, sont deux fictions politiques qui servent le même projet : légitimer la domination des possédants, affirmer leur droit naturel à l’assujettissement et à l'expansion, et maintenir leur prise sur le futur des sociétés. Ainsi se déploie l'idéologie des milliardaires, qu'ils viennent de la tech ou d'ailleurs : entre culte du chef, techno-solutionnisme, autoritarisme et monopole.

Musk n'a donc aucun problème à vendre les deux simultanément. Parce qu'il y croit, d'abord, mais aussi parce que la première fera fructifier le second. En cas de victoire du camp trumpiste, Musk s'est vu promettre la direction d'une nébuleuse commission chargée d'évaluer "l'efficacité" des dépenses publiques - le Department Of Government Efficiency, ou DOGE, du nom d'une cryptomonnaie absurde à l'effigie d'un Shiba Inu – et de supprimer 2000 milliards de dollars de dépenses publiques, soit un tiers du budget fédéral. Un poste administratif qui, en théorie, lui donnerait toute latitude pour couper stratégiquement dans les budgets des agences de régulation, alors que ses entreprises –Tesla, SpaceX, X et Neuralink – sont visées par une vingtaine d'enquêtes, ouvertes par 6 agences de régulation et 4 départements d'État. Et qui lui ouvrirait l'accès, remarque Rolling Stone, à une gigantesque niche fiscale personnelle.

En choisissant officiellement de soutenir Donald Trump après sa première tentative d'assassinat, le 13 juillet dernier, Musk n'a pas non plus d'autre choix que d'y aller à fond : en une décennie, Tesla et surtout SpaceX ont capté  15 milliards de dollars d'argent public, notamment via d'immenses contrats avec la Nasa. Sans compter qu'une victoire de Trump, qui a déjà promis de transformer le marché étasunien en forteresse protectionniste, pourrait annihiler la concurrence chinoise à Tesla. Pas surprenant que de son point de vue, une victoire du camp Démocrate, dans une atmosphère plutôt pro-régulation ces derniers mois, "détruirait le programme martien et condamnerait l'humanité". (Petits êtres fragiles et dramatiques, les milliardaires de la tech ont systématiquement tendance à lier le sort de l'humanité au maintien de leur position hégémonique.)

Alors en ce mois d'octobre, Musk se démène, avec sa subtilité habituelle. Tous les jours, X achève un peu plus sa transformation en espace de propagande d'extrême-droite. Le compte personnel du milliardaire, est devenu un super propagateur d'incitation à la haine. Le voilà au téléphone avec Trump "un jour sur deux", à parler "immigration, règles électorales et censure", nous raconte le Washington Post – imaginez seulement la teneur de la conversation. Le catalogue de ses énormités serait trop long ; il y a un site pour ça. On le voit sautiller à tous les grands meetings de Trump - quitte à devenir une sorte de vice-président bis et d'éclipser J.D. Vance, lui-même téléguidé par un autre milliardaire de la tech néofasciste sud-africain, Peter Thiel. Un tel accès n'est évidemment pas gratuit. Deuxième plus gros donateur de la campagne,Musk a déboursé près de 120 millions de dollars dans un fonds de campagne, America PAC, vaisseau-amiral de la machine à propagande trumpiste.

Et tout est bon pour infléchir l'opinion. Des campagnes de publicité de plus en plus violentes contre Kamala Harris - diffusées sur... X, ce qui revient à dire que Musk s'est payé lui-même -, et la création d'un faux site attribué à la candidate Démocrate. L'embauche, au Michigan, d'un contingent de petites mains chargées du porte-à-porte, dans des conditions indignes. Enfin, du bon vieil achat d'électeur·ices des swing states : 47 dollars pour signer une pétition, et même 100 dollars en Pennsylvanie (l'État qui pourrait décider à lui seul du résultat final). Bouquet final : une sorte de loterie électorale géante, censée délivrer un million de dollars par jour à une personne inscrite sur la base de données républicaine. Vu d'ici, c'est illégal. Le temps que le ministère de la Justice décide s'il s'agit ou non d'achat de voix ou du fonctionnement normal de la ploutocratie étasunienne (ce qui est déjà hallucinant en soi), le scrutin sera déjà passé. 

Mission accomplie. À l'image de toute la Silicon Valley, devenue brutalement l'une des industries les plus influentes de la politique étasunienne après des décennies de relative indifférence à la vie politique, Elon Musk a choisi son monde et met tout en œuvre pour le faire advenir.

"Je suis à court d'idées pour décrire la gravité de la situation"

Il est difficile d'exprimer clairement l'horreur que m'inspire cette coalition des possédants contre l'intérêt général. L'homme le plus riche du monde, qui contrôle unilatéralement l'un des principaux espaces médiatiques de la planète et dispose d'un monopole sur deux autres infrastructures stratégiques  -SpaceX et la flotte de satellites Starlink, qui va bientôt se mettre à lancer des satellites-espion pour le Pentagone -, met toute sa puissance accumulée au service d'un projet politique que même la presse étasunienne la plus tiède commence (enfin), au moment où tous les signaux d'alarme clignotent simultanément sur le tableau de bord, à appeler par son nom : du fascisme.

Un fascisme qui fait écho à ce que l'historien Jeffrey Herf identifiait, dans la République de Weimar, comme du modernisme réactionnaire, la coagulation du fétichisme technique industriel et du projet suprémaciste nazi. This is it. La première puissance militaire mondiale pourrait, dans quelques jours, tomber aux mains d'un duo à l'influence totale – politique, financière, militaire, informationnelle –, qui prospère sur la déstabilisation et qui partage la même passion pour la xénophobie, le mensonge et  les conversations nocturnes avec Vladimir Poutine. Comme l'écrit Mathieu Magnaudeix sur Mediapart, Trump et Musk, "à l'avant-garde de la fascisation du monde", fournissent un mode d'emploi à toutes les extrêmes-droites de la planète : mentez,  insultez, salissez et dépensez sans compter.

Le plus terrifiant, c'est que ça fonctionne. Avant même le résultat du scrutin, Minus et Cortex (du nom des deux petites souris du dessin-animé éponyme - l'une idiote, l'autre intelligente, qui tentent de conquérir le monde), sous leur puissance combinée, sont bel et bien en train de mettre les autres oligarques étasuniens au pas, raconte (encore) le Washington Post.

Tim Cook, Sundar Pichai, Mark Zuckerberg et Andy Jassy, PDG d'Amazon, ont tous appelé Trump après sa tentative d'assassinat. En ordre de bataille. De Wall Street à la Silicon Valley, le capital, sans complètement prêter allégeance, se retranche désormais dans une position de "neutralité" prudente – sachant pertinemment que le profit s'épanouit aussi bien sous l'impérialisme que sous le fascisme. Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post, qui n'a jamais réussi à devenir un poids lourd de Washington et n'a jamais caché son appétit pour les contrats militaires à plusieurs milliards de dollars, est allé plus loin. Le 27 octobre, il a refusé de publier le soutien du journal à Kamala Harris, brisant une tradition vieille de 36 ans. Ne pas choisir, c'est choisir. Le même jour, le PDG de Blue Origin rencontrait Donald Trump, après une longue période de défiance entre l'empire Bezos et l'ex-président. Democracy dies in darkness, affirme le slogan du journal.On sait désormais que c'est faux : la démocratie crève en plein jour, de son incompatibilité intrinsèque avec l'accumulation capitaliste.

Nous voilà donc une nouvelle fois au bord du monde, hagards et sales, les cerveaux scarifiés par les milliers d'éraflures de l'actualité. À attendre qui triomphera, de l'empire néolibéral co-génocidaire ou du (techno) fascisme impatient de déporter de l'immigré. Pour reprendre le titre désespéré de Charlie Warzel, journaliste média et tech chez The Atlantic décrivant récemment l'état de l'espace public de son pays, "je suis à court d'idées pour décrire la gravité de la situation". Le climat informationnel, disait en septembre l'International Panel on the Information Environment des Nations unies, menace de s'effondrer sous "l'influence des propriétaires des réseaux sociaux". Or les États-Unis, trop souvent, sont le canari dans la mine de l'Occident. Notre extrême-droite plagie la leur, copie ses techniques, décline ses stratégies. Via Twitter/X, Elon Musk a mondialisé son influence; tout ce qu'il casse, tout ce qu'il salit, c'est du commun qui disparaît, en direct. À chaque fois qu'il accumule, nous perdons. Il est donc difficile aujourd'hui d'imaginer une échappatoire, tant l'asymétrie des rapports de force paraît insurmontable. Mais tout embryon de lutte commencera par une dénomination honnête du phénomène : ce qui se masse sur la rive d'en face, c'est le fascisme nu, sans préfixe, dégueulasse. Non pas le contraire de la démocratie, disait Bertold Brecht, mais son évolution en temps de crise. Un symptôme.

Lire sur arretsurimages.net.