Make California Great Again

Thibault Prévost - - Clic gauche - 35 commentaires

J.D Vance, fraîchement nommé colistier de Donald Trump pour l'élection présidentielle aux États-Unis à l'automne, entérine le triomphe de la "nouvelle droite" états-unienne, désormais : une coalition inédite entre l'appareil politique trumpiste, les milliards de la Silicon Valley autoritaire et les concepts répugnants de la blogosphère néoréactionnaire.

Comme un symbole, l'avenir du trumpisme n'a pas un nom mais un pseudonyme. James David Vance, dit "J.D.", 39 ans et 18 mois de carrière politique en tant que sénateur de l'Ohio, est depuis le 17 juillet le colistier officiel de Donald Trump dans la course à la présidentielle états-unienne, et le futur vice-président ("VP") en cas de victoire du camp républicain à l'automne. L'homme étant pratiquement inconnu en France jusqu'ici, excepté des spécialistes de l'extrême-droite états-unienne ou de la Silicon Valley, la presse quotidienne y est allée, en urgence, de son inévitable salve de portraits, pour tenter de cerner le bonhomme et son parcours de vie tout-terrain (ici, , ou encore pour vous en faire une idée).

L'histoire que vous lirez, aussi bien en France que dans la presse états-unienne, est celle d'un extraordinaire transfuge de classe, celle du rêve américain d'un "cul-terreux" parvenu aux portes de la Maison-Blanche. J.D. Vance est né à Middletown, Ohio, en plein enfer désindustrialisé de la Rust Belt. Il a grandi dans une pauvreté abjecte, élevé par ses grands-parents ("papaw" et "mamaw") ultra-catholiques, qui prennent le relais d'une mère accro aux opiacés. Au sortir du lycée, il s'enrôle dans les Marines pendant quatre ans, dont six mois en Irak. Il intègre à son retour l'université d'État de l'Ohio via un programme d'aide aux vétérans, où il étudie les sciences politiques. L'étape suivante l'envoie étudier le droit à Yale, l'une des universités de la prestigieuse Ivy League, grâce à une bourse d'étude qui couvre presque la totalité de ses frais d'inscription.  Le conte de fées méritocrate est en marche.

En 2013, le "plouc" autoproclamé, diplômé de l'une des meilleures universités de la planète, a son ticket d'entrée dans les milieux d'élite financière et politique des États-Unis, où il barbotera joyeusement pendant dix ans avant d'atteindre, début 2023, le dernier étage d'un ascenseur social vertigineux avec son élection comme sénateur sur sa terre natale de l'Ohio. Laissé-pour-compte, vétéran, juriste, investisseur et désormais politicien de premier plan : au pays du storytelling personnel et de l'éternelle fascination pour l'"underdog", son histoire est irrésistible (et toute ressemblance, toutes proportions gardées, avec le récit social auto-alimenté d'un certain Jordan B. serait évidemment fortuite).

L'homme qui parlait le prolo

Cette success story faite de drogues, de religion, de cols bleus, d'uniformes et de revanche sociale, Vance la raconte dans un livre, Hillbilly Élégie, qui sort en 2016 (avant une traduction française en 2018), devient rapidement un best-seller et entraîne son inévitable adaptation Netflix indigente, Une ode américaine, sortie en 2020. En quelques semaines, le parfait inconnu devient le traducteur officiel de la "rage blanche", le Champollion de la classe ouvrière, l'interprète social et économique du trumpisme naissant auprès de la presse, particulièrement libérale. Idem en France, où le livre est salué aussi bien chezTélérama qu'au Figaropour son diagnostic du Lumpenproletariat blanc et rural étatsunien. Vance explique le vote Trump, mais il se présente alors comme plutôt Démocrate, encense son "modèle" Barack Obama dans le New York Times, et décrit le 45e président des États-Unis comme "le Hitler américain" pour qui il ne votera "jamais".

Huit ans plus tard, J.D. Vance s'est repenti, a accusé les médias de l'avoir fourvoyé au sujet de Trump, puis s'est converti avec fracas au culte MAGA (l'acronyme de "Make America Great Again", le slogan de campagne de Trump en 2016), dont il se décrit aujourd'hui comme un loyaliste fervent. Premier millennial intronisé "VP", il  est déjà perçu comme l'un des porte-voix de l'aile la plus à droite du camp Républicain -c'est dire le degré de nationalisme, de bigoterie et de xénophobie qu'il faut assumer. Le récit de sa mutation politique est déjà l'un des plus spectaculaires de l'ère Trump, et le camp Républicain n'a pas fini de capitaliser sur sa prise de guerre - la "voix de la Rust Belt", jadis encensée par le Washington Post, devenue idéologue de la croisade trumpiste. Voilà, à peu de choses près, ce que vous lirez dans la presse au sujet de J.D. Vance, transfuge de classe devenu égérie d'une Amérique anti-immigration, anti-avortement et farouchement nationaliste. Au pays du marketing de soi, J.D. Vance est un prototype politique à la conception minutieuse. Mais ce portrait seul ne suffit pas à expliquer sa nomination.

Dans le dédale de la New Right

Lorsqu'on observe d'un peu plus près sa carrière et ses fréquentations des dix dernières années, une autre trajectoire se dessine. Ce qui apparaît en lieu et place du péquenaud Démocrate touché par la grâce de saint Trump, c'est un homme qui incarne, par son parcours, une coalition politique d'extrême-droite inédite, qui mêle l'appareil politique du "Grand Old Party" Républicain, gangrené par le trumpisme, à une poignée d'investisseurs autoritaires de la Silicon Valley et du capital-risque, tous réunis autour de concepts antidémocratiques théorisés dans les années 2000 par une poignée de blogueurs nerds néofascistes, très, très loin des rivages du mainstream médiatique. Cette nébuleuse politique d'obédience nationale-conservatrice, sans réel leader ni structure, a émergé médiatiquement autour de 2016, et est décrite depuis 2022 comme la "nouvelle droite" (New Right), une sorte de tumeur qui grossit et métastase inlassablement au sein du parti Républicain. Alors qu'elle s'impose comme une force politique majeure et que ses idées s'apprêtent à donner le ton du camp Républicain pendant toute la campagne présidentielle, la nébuleuse est encore trop peu cartographiée en France (à l'exception des excellentes synthèses de la chercheuse Maya Kandel, qui suit pour Mediapartles mutations de l'extrême-droite américaine et ses liens grandissants avec le techno-capital).

Outre sa nouvelle star J.D. Vance, la New Right compte parmi ses têtes de gondole l'entrepreneur et candidat malheureux au Sénat Blake Masters, le gouverneur de Floride Ron DeSantis et le présentateur de Fox News Tucker Carlson, en partie responsable de la médiatisation de cette nouvelle souche d'extrême-droite made in USA, qui semble défier toute catégorisation socio-économique. Dans un rare et excellent reportage à la National Conservative Conference ("NatCon") 2022, la grand-messe annuelle de la New Right, le journaliste de Vanity Fair James Pogue était parti à la rencontre de cette caste hétéroclite (où l'on trouvait déjà Vance) composée de finance bros, d'universitaires, d'incels, de podcasteurs, de trolls Twitter, d'entrepreneurs tech, de blogueurs philosophes et de jeunes politiciens ambitieux unie par un populisme furieux, un nationalisme à tous les étages, et un mépris pour l'infrastructure démocratique dans son ensemble.

Le réacteur idéologique de la New Right s'appelle la Néo-réaction, souvent abréviée en "NRx". Comme le résume Elizabeth Sandifer, autrice de l'enquêteNeoreaction a Basilisk : Essays on and around the Alt-Right et dont le podcast vaut le détour, la Néo-réaction est "une tentative de l'extrême-droite moderne - appelons ça du fascisme - pour se doter d'une base intellectuelle". Ses deux théoriciens majeurs sont Nick Land et surtout Curtis Yarvin, longtemps connu sous le pseudonyme de  Mencius Moldbug. Présent dans les tréfonds de la fachosphère en ligne depuis la fin des années 2000, le blogueur Yarvin voit progressivement la lumière du mainstream à partir de 2016, lorsque Steve Bannon reprend et diffuse ses idées pour structurer l'alt-right, sa cousine beaucoup moins intello et beaucoup plus trollesque.

Sans revenir en détail sur les délires qui sortent du cerveau raciste, élitiste, eugéniste et généralement xénophobe de Yarvin (pour ça, il y a la section "Views on Race" de sa page Wikipedia, ou l'une de ces précédentes chroniques), souvent planquées sous des couches et des couches "d'ironie", rappelons qu'il défend la sécession de la Californie, le remplacement de l'État par une entreprise et du président par un PDG-monarque, le pouvoir absolu pour l'aristocratie financière et la servitude pour les autres, la suppression de tous les fonctionnaires -le programme RAGE, pour "Retire All Governments Employees" - et la démolition de ce qu'il appelle la "Cathédrale", une catégorie fourre-tout censée décrire les élites politiques, médiatiques, universitaires et financières, libérales et progressistes jugée responsable de l'effondrement de la civilisation.Surtout, Yarvin est un ami personnel de J.D. Vance, qui reprend joyeusement ses concepts - le programme RAGE, notamment, mais aussi le délire du "capital woke", une galaxie imaginaire de multinationales qui œuvreraient contre les intérêts des néo-conservateurs. Une rhétorique que l'on retrouve, au terminus du mainstream, sur le compte Twitter d'Elon Musk, en croisade contre les moulins du wokisme. Comme un symbole, celui du soutien enthousiaste d'une partie de la Silicon Valley à cette énième mutation du néo-fascisme étatsunien.

J.D. Vance, capital-risqueur de la tech

Car J.D. Vance a également de profonds liens avec le techno-capitalisme, et plus particulièrement avec Peter Thiel, véritable empereur Palpatine de la New Right. À sa sortie de Yale en 2013, Vance, avocat d'affaires, déménage à San Francisco, où il passera deux ans comme capital-risqueur chez Mithril Capital, le fonds d'investissement de Thiel (dont le nom est inspiré du Seigneur des Anneaux). En 2020, il crée son propre fonds, Narya Capital (autre référence au Seigneur des Anneaux), doté de 120 millions de dollars. Peter Thiel met une première fois la main à la poche. Deux ans plus tard, il signe un chèque de 15 millions de dollars pour les  campagnes sénatoriales de Vance et de Blake Masters, alors... président de la Thiel Foundation. Thiel et son argent - les "Thielbucks", dans le jargon- sont omniprésents dans la nébuleuse New Right : on les retrouve jusque dans la firme de Curtis Yarvin, Tlon Corp.

Les connexions de Vance avec la Silicon Valley vont plus loin que le seul Peter Thiel : il compte parmi ses soutiens le milliardaire "accélérationniste" Marc Andreessen (qui cite désormais la Néo-réaction dans ses manifestes techno-prophétiques), l'ex-PDG de Google Eric Schmidt et l'investisseur David Sacks, tous trois bienfaiteurs de la New Right. Ne manquait jusqu'ici qu'Elon Musk, qui n'a encore jamais soutenu Vance financièrement, pour que le tableau soit complet. C'est chose faite depuis le 15 juillet : après avoir poussé auprès de Trump pour la candidature Vance, le milliardaire d'extrême-droite s'apprêterait à donner la somme faramineuse de 45 millions de dollars par mois au camp Trump pour la campagne présidentielle, via une immense collecte où l'on retrouverait également les fonds Andreessen Horowitz et Sequoia Capital. (Thiel, éternel "contrarien", a quant à lui cessé de financer Trump.)

Faut-il alors être surpris de voir la Silicon Valley la plus droitière, déjà en pleine épiphanie de modernisme réactionnaire, saluer le choix de J.D. Vance comme VP comme si l'un des siens venait d'être intronisé ? Parce que c'est le cas, et la classe techno-féodaliste ne s'y trompe pas. Avec le temps, le white trash de l'Ohio est bel et bien devenu l'un des leurs : diplômé de Yale, millionnaire, capital-risqueur, techie et désormais néo-conservateur. J.D. Vance, comme son pseudonyme, comme son ouvrage aux accents classistes, incarne une puissante fiction méritocrate, celle d'un rêve américain où le travail finit toujours par payer et, a contrario, la pauvreté ne serait qu'un symptôme du manque d'ambition individuelle. Son récit de conversion est aussi factice que son populisme. Sa dénonciation (épisodique) du cartel de la Big Tech est une hypocrisie phénoménale. 

Au fond, l'ambition de Vance, comme celle de Trump, n'est pas la redistribution mais la substitution. Celle d'une frange d'extrême-droite par une autre. Celle d'une élite médiatique et financière par une élite médiatique et financière autoproclamée "anti-élites" - les Tucker Carlson, Bari Weiss et autres champions du ouin-ouin, qu'on trouve dans la liste de contacts téléphoniques que Vance a involontairement rendue publique via l'application de paiements Venmo. Celle, enfin, d'entreprises de la tech labellisées "progressistes", Google et Facebook en tête, par d'autres  - le Twitter d'Elon Musk, évidemment, mais aussi celles venues des cryptoactifs, dont les liens avec l'extrême-droite ne sont plus à prouver, ou des entreprises comme Rumble, sorte de Youtube pour droitards... dont il est actionnaire. La substitution de dominants par d'autres dominants, issus des mêmes universités et des mêmes sphères de pouvoir. La classe ouvrière peut bien crever la gueule ouverte, le capital politique et financier se déplace sur un plan elliptique.

Le récit médiatique d'un J.D. Vance "légitimement" anti-élites parce que transfuge de classe est donc une imposture, mais une imposture dangereuse. Car le voilà assis aux rênes d'une hydre politique à trois têtes faite d'un parti d'extrême-droite, d'obscures théories néo-fascistes et d'une avalanche de techno-capital. Sa vice-présidence, si Trump venait à remporter l'élection présidentielle de novembre, pourrait être téléguidée par des gens comme Peter Thiel et Curtis Yarvin, obsédés par le QI et la race, déterminés à en finir avec la démocratie et le reste d'un corps social jugé inférieur et parasitique. Thiel, le faiseur de rois qui a un jour déclaré que "le capitalisme est incompatible avec la démocratie", est tout proche de voir fructifier son meilleur investissement : installer au sommet de l’État, à coups de millions de dollars, des gens qui partagent le même mépris pour la représentation populaire et pour qui le futur idéal est une société féodale dans une station orbitale.

Contrairement à 2016 et 2020, Thiel n'est plus tout seul.  Comme le constatait récemment (et à mots extrêmement mesurés) le sociologue Olivier Alexandre, les barons de la Silicon Valley, jadis hérauts de la mondialisation et de l'expression publique, ont enfilé leurs plus belles casquettes MAGA, signé leurs plus beaux chèques, et financent désormais ouvertement un parti nationaliste, lui-même dominé par une cohorte de néo-fascistes. Des élites liées par la conviction que la démocratie parlementaire est un système (d'exploitation) obsolète, à mettre à jour d'urgence, de préférence en installant une ploutocratie autoritaire à la place. Et à l'intersection de tous ces milieux : J.D. Vance, incarnation oxymorique de cette oligarchie populiste, qui deviendra peut-être en novembre le prochain vice-président des États-Unis.

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