Apple et l'autoréparation : la grande illusion
Thibault Prévost - - Clic gauche - 37 commentaires"Lève-toi, prends ton tournevis plat, et répare ton iPhone tout seul sur ton établi"
En annonçant l'ouverture d'un service de réparation "do it yourself", Apple a enchanté les militants pour le droit à l'autoréparation. Une volte-face en apparence spectaculaire... et difficile à croire, vu la férocité avec laquelle la marque dicte ses conditions d'utilisation.
.... alors, au dix-septième jour du onzième mois de l'an de grâce deux mille vingt-et-un, devant une foule pleine d'espoir, Tim Cook tendit la main et dit au peuple: "Lève-toi, prends ton tournevis plat, et répare ton iPhone tout seul sur ton établi." Et l'impossible, soudain, se fit possible. Et l'Humanité nouvellement éclairée vécut dans l'abondance et les pièces de rechange pour les siècles et les siècles.
Fin.
Comment ça, sarcastique ? Bon, d'accord, juste un chouïa. Pardonnez-moi, mais on vit un moment historique pour la technologie commerciale : Apple®, l'entreprise la plus lucrative du capitalisme moderne, va bientôt nous autoriser, nous, la gueusaille tout juste bonne à consommer, d'ouvrir – que dis-je, de profaner – ses appareils made in California, et d'en changer les pièces défectueuses, et ceci dès janvier prochain ! Pincez-vous : avec son Self Repair Service et le magasin en ligne qui va avec, l'entreprise va même fournir les outils, sur demande du client, les manuels de montage, les pièces de rechange, et jusqu'au logiciel de diagnostic ultra-secret Apple Services Toolkit 2, jusque là protégé comme un joyau de la couronne. En d'autres termes, Apple nous ouvre les portes de sa cuisine. Une seule explication : le PDG d'Apple a dû voir la Vierge cybernétique lui apparaître dans un buisson ardent de déchets électroniques un soir d'erreur de microdosage de champis.
Dans la presse, la stupéfaction le partage aux cris de victoire : après des années de combat, le mouvement Right to Repair (une coalition d'acteurs politiques et associatifs qui milite pour le droit des consommateurs à réparer leurs appareils) voit enfin son nemesis se rallier à sa cause. La volte-face est totale : comme le rappelle le site spécialisé 9to5Mac, la firme de Cupertino a passé l'essentiel des vingt dernières années à lutter en première ligne contre toute législation en faveur du droit à la réparation, aussi bien aux États-Unis (tant au niveau local que fédéral) qu'au Canada et dans l'Union européenne. Quitte à affirmer, en 2019, que les simples consommateurs risqueraient de voir leur iPhone leur exploser à la tronche s'ils tentaient de le réparer (spoiler : non, à moins de le vouloir), quand ils ne s'exposeraient pas à d'horribles coupures s'ils essayaient de changer leur écran brisé (spoiler : là encore, non). Bref, la firme ne reculait devant rien, pas même le bon sens, pour protéger ses produits. Et là voilà qui, soudain magnanime, ferait volte-face ? Ne soyons pas naïfs.
Le PDG d'Apple a dû voir la Vierge cybernétique lui apparaître dans un buisson ardent de déchets électroniques un soir d'erreur de microdosage de champis.
On parle d'une multinationale qui, par le passé, a affirmé sans trembler quesupprimer la prise audio "jack" de ses téléphones était une preuve de "courage". Une entreprise qui a un jour tenté, sans une once de trac, de nous vendre un pied d'ordinateur à mille dollars (oui oui, juste le pied, sans l'ordinateur). Une entreprise qui, en 2020, justifiait sa décision de ne plus fournir d'accessoires avec son iPhone 12 par un impératif écologique – je pouffe. Une entreprise tellement engagée écologiquement qu'elle demandait explicitement à ses sous-traitants chargés du "recyclage" de transformer en poudre des centaines de milliers de téléphones et d'ordinateurs usagés, et précisait noir sur blanc dans ses contrats "pas de réutilisation, pas de récupération de pièces, pas de revente", révélait Vice
en 2017(si vous vous demandez où était l'écologie là-dedans, sachez que ladite poudre était ensuite récupérée pour fabriquer de nouveaux produits Apple). Il faut reconnaître le génie méphistophélique d'Apple, cette capacité surnaturelle à tordre le réel à sa convenance. Une nouvelle fois, dans le combat pour le droit à la réparation, la firme à la pomme nous offre une masterclass de communication.
Reprenons sur le terrain des faits. Les futures possibilités de réparation annoncées par Apple concernent les iPhone 12 et 13 uniquement, "bientôt" suivis des ordinateurs équipés d'une puce M1 (bref, les appareils les plus récents, donc les moins susceptibles d'être réparés, la vie est bien faite), le tout uniquement aux États-Unis. Ensuite, rappelle l'association Right to Repair – qui "accueille cette nouvelle mais reste prudente concernant sa mise en place"–, tout dépendra du coût que fixera Apple pour les pièces détachées, et de la facilité à commander les pièces et les outils en ligne. Si les pièces sont hors de prix, une constante chez Apple, et difficiles à commander, ça devrait efficacement tuer dans l’œuf quelques vocations de réparateurs. Et l'annonce, conclut la coalition, ne doit pas faire oublier la priorité : faire passer des lois qui imposent aux constructeurs de rendre leurs appareils réparables.
Le voilà, le cœur du problème : la menace d'une régulation, comme toujours. Aux États-Unis, le mouvement en faveur du droit à la réparation connaît un vrai succès public et politique. En juillet, la Federal Trade Commission, le gendarme antitrust étasunien, s'est officiellement lancée dans le combat pro-réparations, au moment où l'administration Biden incluait la question dans une directive antitrust. En 2021, 27 États étasuniens ont proposé des lois en faveur du droit à la réparation, à partir d'un modèle de texte fournit par l'ONG Repair, concernant différents types d'appareils. Le 28 octobre, l'autorité du copyright étasunienne a amendé une loi pour encourager les réparations d'appareils électroniques. Ne manque plus qu'un texte au niveau fédéral pour harmoniser le tout : ça tombe bien, le Fair Repair Act a été déposé le 17 juin dernier devant le Congrès.
Le mouvement, qui prend de l'ampleur dans la société civile, s'invite au cœur même d'Apple: en 2020, des mémos internes faisaient état de la "dissonance cognitive" des salariés, écartelés entre des impératifs écologiques partiellement tenus (l'iPhone reste année après année l'un des téléphones les plus durables du marché) et une position anti-réparation perçue comme absurde. La semaine dernière, The Verge révélait qu'un groupe d'actionnaires d'Apple, menés par Green Century Capital Management, avait signé une résolution en septembre exhortant l'entreprise à modifier sa politique de réparations, sans quoi la question serait portée devant la Securities and Exchange Commissions, le gendarme des marchés financiers.
Soyons clairs: Apple vomit l'idée de rendre ses appareils réparables, et l'iPhone tout particulièrement.
L'ultimatum, remarque The Verge, expirait le 17 novembre. Enfin, le co-fondateur d'Apple Steve Wozniak lui-même a soutenu le mouvement le 7 juillet, rappelant que la firme n'aurait jamais vu le jour sans un écosystème technologique ouvert (le bon vieux temps, où les ordinateurs étaient livrés avec des manuels d'utilisation et s'ouvraient avec des tournevis plats...). Loin d'avoir accepté, en monarque éclairé, d'octroyer à ses utilisateurs un embryon de droit à la réparation, Tim Cook a plutôt capitulé, sous la pression des régulateurs, des élus, du monde associatif, de ses propres actionnaires et salariés et de son tutélaire cofondateur. Il va probablement faire tout son possible pour que ça en reste là.
Soyons clairs: Apple vomit l'idée de rendre ses appareils réparables, et l'iPhone tout particulièrement. L'architecture même du produit phare est un doigt d'honneur tendu à tout potentiel intrus qui oserait en soulever la coque. Extérieurement, vous ne trouverez aucune vis d'aucune sorte. A l'intérieur, sur les modèles récents, les pièces sont attachées ensemble en un méli-mélo qui inclut la caméra avant, le micro et le récepteur. Si jamais vous parvenez à changer une pièce, une option
dans le système d'exploitation se chargera de détecter que vous (ou un réparateur non-agréé) avez osé
l'impensable en ouvrant le saint appareil, refusera de le faire fonctionner et vous conseillera de foncer dans votre centre de réparation Apple le plus proche (bonne chance, il y en a seulement vingt en France, dont la moitié en Île-de-France), où il se peut qu'un employé vous pique vos nudes (photos de vous nu) pour les partager sur internet (oui, c'est arrivé). Si vous êtes particulièrement chanceux, votre téléphone à mille euros tombera dans un coma électronique (en jargon, on dit "briquer") à la prochaine mise à jour logicielle. Pour votre sécurité, bien sûr.
Cette épidémie de morts subites d'iPhones dure depuis des années. Il y a même un nom pour ça : "Erreur 53". Quand elle est apparue en 2016, sur l'iPhone 6, Apple a expliqué que c'était un bug et s'est excusé. Quant elle est réapparue l'année suivante sur l'iPhone 7 sur le tout nouveau bouton "Home", Apple a expliqué que c'était un bug, s'est excusé et a mis à jour son OS. L'année suivante, rebelote avec le changement d'écran (officiel ou non) sur l'iPhone 8. En 2019, c'est le fait de changer la batterie (qu'elle soit officielle ou non) qui provoque l'arrêt de la gamme iPhone X. Et en 2021 ? Toujours la même rengaine : iOS 15 brique votre iPhone 13 si vous avez osé changer l'écran... et c'est toujours un bug, nous assure-t-on du côté de Cupertino, avec un grand sourire. Un bug aussi, le ralentissement volontaire des iPhone vieux de plus de deux ans (la durée de vie de l'appareil estimée par Apple elle-même à l'époque) après mise à jour du système ? Non, finit par lâcher la firme : une manière.... de faire vivre les appareils plus longtemps, pour lutter contre l'obsolescence programmée ! Sans vous en laisser le choix, en revanche, ce qui vaudra à Apple de passer un accord à 113 millions de dollars avec 33 États américains en 2020 pour éviter des poursuites. Et à la fin, l'entreprise retombe sur ses pattes, comme toujours.
Le fabricant de téléphones réaffirme sa ligne devant un parterre de dévots : ne questionnez pas ; croyez.
Comment sait-on tout ça? En grande partie grâce au site iFixit
("je l'ai réparé"), créé en 2003 par deux utilisateurs d'Apple frustrés qui, depuis dix-huit ans, démontent tous les appareils de la marque (et d'autres), rédigent des manuels d'utilisation et tutoriels collaboratifs et fournissent outils et pièces afin d'augmenter leur réparabilité. Leur conclusion ? Non, Apple ne fait pas dans l'obsolescence programmée – ses appareils ont par ailleurs une durée de vie supérieure à beaucoup d'autres –, et Apple ne sabote (probablement) pas vos appareils intentionnellement, même si les bugs l'arrangent bien. Mais la firme de Tim Cook est une entreprise control freak, qui vous permet d'acheter ses appareils mais garde le contrôle sur ce que vous en faites – et gare à vous s'il vous vient l'idée de modifier des pièces. Une forme d'autoritarisme propriétaire mâtiné de paternalisme (ces dispositifs anti-réparations sont des "protections", pour garantir votre sécurité de béotien maladroit), qui contient un projet aussi bien économique que politique.
Bien sûr, la firme à la pomme n'est pas la seule à commercialiser des produits quasi-irréparables (HP et ses imprimantes, John Deere et ses tracteurs... les exemples sont légion). Mais Apple, pourtant bâtie sur la fondation d'un écosystème informatique largement ouvert et "do it yourself" ("fais-le toi-même") où tout utilisateur était hackeur, incarne comme aucune autre entreprise de la tech ce modèle monopolistique total, ce "jardin emmuré" duquel le consommateur ne peut plus sortir et au sein duquel il ne maîtrise plus rien. Et la marque Apple est aujourd'hui structurée autour de l'idée que ses
produits sont des objets non seulement luxueux, mais sacrés. De conférence en conférence, le fabricant de téléphones réaffirme sa ligne devant un parterre de dévots : ne questionnez pas ; croyez.
Pensez-y. La "technologie" d'Apple, dans la définition qu'en fait le penseur Jacques Ellul -ce discours (logos) qui accompagne et justifie la technique (tekné)-, contient aussi bien le mode d'emploi de ses appareils que le mode de vie de ses utilisateurs. L'instruction est simple : ne cherchez pas à comprendre. Pourquoi cette volonté de débarrasser petit à petit la surface de toute protubérance et de toute anfractuosité, pourquoi se battre avec tant de véhémence contre les réparateurs, sinon pour entretenir chez l'utilisateur un sentiment de déférence face à l'appareil inaccessible ? L'iPhone et le MacBook n'ont quasiment aucun point d'entrée. Ils sont conçus pour vous être étanches, incompréhensibles, supérieurs, totémiques, telle l'énigmatique pierre de la connaissance de 2001 : L'Odyssée de l'Espace, dont les faces parfaitement lisses hurlent la supériorité technique.
Seule une caste spécialement formée, celle des réparateurs agréés, est autorisée à profaner le temple, dans l'intimité contrôlée d'un magasin officiel (la tentative de création d'une seconde caste avec le lancement d'un programme de réparateurs indépendants, en 2019, a produit l'effet inverse et rendu leur travail encore plus difficile). L'appareil est livré clés en main : vous l'allumez, il fonctionne. Les mises à jour s'occupent de tout. Tout est facile. Tout est sous contrôle. Contentez-vous d'avoir foi. Et aujourd'hui, parvenue à ce degré d'autorité sur sa clientèle, l'entreprise lâcherait volontairement du lest? Non. Le rééquilibrage des pouvoirs passera nécessairement par une régulation européenne.
Savoir réparer est une condition essentielle pour s'autodéterminer dans une civilisation dominée par la technique [...] C'est maîtriser, comprendre, donc résister.
En 1962, le titan de la science-fiction Arthur C. Clarke formulait que "toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie". La magie, comme le sacré, présente l'avantage d'être inquestionnable. Or si le constat de Clarke se vérifie dans un grand nombre de domaines de recherches, il est partiellement faux dans le domaine de la consumer tech. Un téléphone portable n'est pas un objet suffisamment avancé pour être magique. Un téléphone ou un ordinateur portable, ça se répare chez soi, à condition d'être conçu avec cette fin en tête – pensez aux Fairphone, Teracube ou Framework. L'imperméabilité des produits Apple est un choix politique effectué à l'orée du XXIe siècle (avant l'iMac G3, un ordinateur Apple de 1997 ne tenait qu'avec deux vis standard). Le choix de renforcer notre ignorance de leur fonctionnement, d'entretenir notre inféodation à la marque. "La technique porte ses effets en elle-même, indépendamment des usages", résume encore Jacques Ellul dans Le système technicien. À peine sorti de sa boîte, encore éteint, l'iPhone et son opacité vous imposent déjà un contrat : la simplicité contre l'ignorance. La liberté contre la servilité. Abracadabra.
Dans cette optique, le droit à la réparation devient bien plus qu'un droit du consommateur ou une mesure écologique. Savoir réparer est une condition essentielle pour s'autodéterminer dans une civilisation dominée par la technique, comme le résume Matthew Crawford dans É
loge
du carburateur (qui imaginerait le modèle Apple appliqué aux voitures, par exemple ?) C'est maîtriser, comprendre, donc résister. Réparer, c'est adapter à ses besoins, modifier, améliorer, partager, communiquer, échanger, apprendre. Réparer, et telle est la base philosophique de la culture hacker dont émergent les fondateurs d'Apple, c'est se donner de l'agentivité, individuellement mais surtout collectivement, sur les dispositifs techniques – selon la définition du philosophe italien Giorgio Agamben, qui appelle "dispositif" la "capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de
modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les
opinions et les discours des êtres vivants". C'est sortir des dynamiques aliénantes qui définissent la relation marchande entre multinationale et citoyen/consommateur. Une société qui répare est une société qui refuse de se voir imposer la magie ou la foi. Même designed by Apple in California.
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