Twitter contre Manuel Valls : retour sur un "cheh" massif

Élodie Safaris - - Humour - Calmos ! - 59 commentaires

"Faut-il défendre les méchants contre les gentils quand les gentils sont méchants ?"

Il y a quelques semaines, Twitter exprimait (presque) à l'unisson sa joie de voir Manuel Valls éliminé des législatives. Ce grand "cheh national", perçu comme le fruit d'une meute haineuse par l'éditocratie, est une allégorie (presque) parfaite de ce que représente la plateforme : ironie mordante et talentueuse, mais effet de masse polarisé et discutable.

Si vous êtes twitto, vous avez déjà vécu l'une de ces séquences où (quasi) tout le monde s'excite autour d'un même sujet d'actualité sur le réseau social. Quand il est grave, seuls quelques téméraires s'essaient à l'humour noir. Le reste du temps, ces "moments Twitter" (sur des concours TV divers, des compétitions sportives internationales, des débats politiques ou des polémiques variées) sont des séquences de railleries collectives ponctuées de traits d'humour plus ou moins fins, plus ou moins méchants, et durant lesquelles naissent parfois de nouveaux mèmes. Bref, du lol pur jus, si propre à la plateforme.

Le 5 juin fut l'un d’entre eux. Ce dimanche soir, Manuel Valls, qui se présentait sous les couleurs de la majorité présidentielle, annonçait, dans un thread en quatre tweets, sa défaite au premier tour des législatives dans la 5e circonscription des Français de l'étranger :

L'info serait sûrement passée quasi inaperçue pour bon nombre de candidats. Mais il s'agissait de Manuel Valls et cette annonce a suscité un déferlement de joie et de "cheh" (issu de l'arabe dialectal et signifiant "bien fait") sans précédent. Entre l’annonce de son échec et 2 h du matin, près de 46 mille tweets mentionnaient son nom. 

Le "grand cheh" national

Le mème "I hear cheh in my oreillette" est sûrement le plus partagé ce soir-là. Comme l'écrit Le Gorafi : "La France toute entière se rassemble et efface temporairement ses différends dans le seul but de détester profondément Manuel Valls"

Comme souvent, le média satirique n'est pas si loin de la réalité, tant la joie dans la détestation de l'ancien Premier ministre semble unanime. Un constat que bon nombre d'internautes ne manquent pas de noter en convoquant les champs lexicaux de fête et d'union nationale. 

Quelques faux comptes parodiques émergent déjà et les mèmes sont évidemment de sortie. Ce dimanche soir, tout le monde se lâche. Même les politiques s'en donnent à cœur joie et en premier lieu les Nupes, comme Eric Piolle ou Jean-Luc Mélenchon

Effet streisand

À peine trente minutes après son thread, Valls se fend d'un drama-tweet digne d'une tragédie grecque et lâche "Adieu Twitter" avant de désactiver son compte, provoquant ainsi un magnifique effet Streisand (définition ici).

La cruelle raillerie collective n’en est que décuplée. "C'est où le pot de départ de Valls ? Il a supprimé son compte sans que j'ai le temps de noter l'adresse", s'esclaffe le Nupes-boy Bruno Gaccio"On a bully Valls hors de Twitter, on peut mourir tranquille" se satisfait un autre twitto. "Je pense que Twitter a été inventé pour ce moment précis", lui répond un troisième. "Je vais imprimer et encadrer le dernier tweet de Manuel Valls", se moque une dernière. En une heure, le mot "Valls" est tweeté plus de dix mille fois (entre 21 h 30 et 22 h 32). 

Double effet Streisand

L'autre effet pervers est né des tentatives de tempérance de certains. Parmi eux, le journaliste Redwane Telha se risque à émettre une réserve sur cet acharnement qui consiste à tirer sur l'ambulance. 

Résultat ? Plus de 3 500 commentaires à ce tweet nuancé"J'ai été naïf sur ce coup. Je pensais que ce tweet resterait dans mon petit cercle", reconnaît-il en répondant à un internaute. L'effet boomerang est immédiat. C'est dans les réponses au tweet de Redwane Telha que j'ai pu lire les commentaires les plus virulents et insultants : "mérité ce type était une merde" ; "moi j'aime bien l'idée de faire passer un rouleau compresseur pour être bien sûr que ça repousse pas" ; "il pourrait être en train de crever par terre que je lui filerai un coup de savate".  Le néomacroniste est copieusement insulté et traité de "sale chien", de "crevure" ou encore de "gros fdp"

La foule est claire : pas de pitié, pas d'empathie pour Valls et c'est sans appel. Le journaliste Redwane Telha se prend d'ailleurs un petit shitstorm au passage. Il est accusé de soutenir Valls et de le défendre. Certains s'attaquent à lui plus frontalement :  "Tu mérites d'en manger autant...". Bref, si vous tentez de modérer la foule, elle vous foule aux pieds.

Les raisons de la colère et la "schadenfreude"

Au milieu des tweets insultants ou moqueurs, un grand nombre sont plus argumentés. Chacun énumère ses raisons de détester Valls, qui ne manquent pas dans le camp de la gauche. Car si "tout le monde", surtout à gauche, déteste autant Valls, c'est pour une multitude de raisons qui sont loin d'être irrationnelles, contrairement à ce qu'affirmait le journaliste de BFMTV Benjamin Duhamel dans son éditorial du lendemain. Quand Valls était député-maire d'Évry, la séquence polémique"Tu me mets quelques Blancs, quelques white, quelques blancos" ; quand il était ministre de l'Intérieur, des propos choquants sur les Roms (2013) ; quand il était premier ministre, l'épisode "expliquer c’est excuser" et sa rhétorique anti-intellectuelle après les attentats de novembre 2015, la loi Travail passée en force via le 49.3 (2016) et le projet d'inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution (2015) ; quand il était candidat à la mairie de Barcelone, une manifestation aux côtés de l'extrême-droite locale (2019) ; son spectaculaire et très insistant retournement de veste en faveur d'Emmanuel Macron en 2017 ; et tout dernièrement, ses attaques contre la gauche, son ancienne famille. Sans parler de son caractère arrogant et de son omniprésence médiatique qui cimentent son image d'opportuniste, deux aspects qui ont choqué aussi à droite. Ce n'est donc pas pour rien que, même lors de son exil en Catalogne, il est resté la personnalité politique la plus détestée des Français

Ce déferlement du 5 juin, simple retour de bâton amplement mérité pour beaucoup, est aussi l'expression d’un phénomène très présent sur Twitter : la joie mauvaise à l’idée du malheur des autres, aka la schadenfreude. Si elle n'est certes pas réservée à la plateforme, elle y est particulièrement répandue. 

Valls, risée d'internet depuis le minitel

Ce "grand cheh", qui n'a finalement duré que quelques heures mais a été massif (120 000 tweets en 24 h) s'explique par le statut particulier de Valls. Outre le fait qu'il fait l'objet d'une détestation collective pour les raisons citées plus haut, il est un sujet à vannes et à mèmes depuis des années sur l'internet français. Le Gorafi regorge de fausses nouvelles et de vannes le visant. 

Les Inrocks se permettaient en 2018 d'utiliser sa photo – juste pour le lol et complètement gratuitement – pour illustrer les "dommages génétiques irréversibles" de l'alcool. Les humoristes rient régulièrement de lui et le phénomène dépasse nos frontières, puisque les Espagnols se sont allègrement payé sa tête avec le clip parodique viral "Moi, Manuel Valls", comme nous le racontions ici

L'ancien maire d'Évry fait l'objet de nombreux mèmes, GIFs, ou threads humoristiques se moquant de lui comme ce "Manuel Valls asméchant dans les films" ou encore cette pépite cruelle, "Manuel Valls as Trucs qui ne servent plus à rien depuis longtemps", qui n'a pas volé ses 13 000 likes

Les éditocrates contre "la meute" de Twitter

Dès le 6 juin, les médias audiovisuels relatent cette défaite et surtout, ce déferlement. Sur LCI, Elkrief évoque un "degré de haine qui n'est pas très acceptable en politique". Cette haine est "stupéfiante" pour Pujadas, "déshumanisante" pour la journaliste Caroline Fourest. Le journaliste du Figaro Alexandre Devecchio n'hésite pas à lâcher le mot "lynchage" et s'inquiète d'un déferlement "insoutenable" qui pour lui, révèle le "climat de ressentiment dans lequel baigne notre démocratie". Méchant peuple incontrôlable assoiffé de sang VS journalistes rationnels et mesurés.

Le plus édifiant reste l’éditorial de la Revue des deux mondes. Sobrement titré "Manuel Valls, tombé pour la France, la gauche et ses valeurs" (non, cette fois, ce n'est pas satirique) et dans lequel ce moment de "cheh" est comparé à la Terreur pendant la Révolution française : "Les tricoteuses de La France insoumise sont installées devant la guillotine et applaudissent la tête coupée qui vient de tomber dans le panier à leurs pieds". La mesure ne manque pas qu'à Twitter. Mais ce sont surtout les propos de Nathalie Saint-Cricq qui vont engendrer un shitstorm dans le shitstorm. La journaliste politique frôle le complotisme en avançant que ce "grand cheh" est le fruit "d'équipes sur Twitter extrêmement professionnelles" et que "manifestement la consigne a été «À bas Valls»""Ou pas", nuance-t-elle illico de manière un brin faux-cul.

La séquence vidéo diffusée sur le compte Twitter de C dans l'air suscite l'indignation (plus de 500 retweets avec commentaire et plus de 1300 réponses) parmi lesquelles de nombreuses réactions de journalistes.

Il est vrai que ce décalage interroge et met en lumière une forme de déconnexion du microcosme médiatique, tout comme son sens de la violence et de l'indignation à géométrie variable. Les éditorialistes sont profondément choqués par le sort que les twittos ont réservé à Valls, mais bien moins par les violences répétées de ses politiques et discours. Ce contraste est d'autant plus marquant quand on compare ce lamento au sujet des piques visant leur chouchou... et le sort que ces éditorialistes ont réservé à la Nupes . Cela relève peut-être du réflexe corporatiste : Valls avait intégré RMC / BFMTV à la rentrée dernière comme énième  toutologue officiel.

"Campisme" et manque de réflexivité

Ce moment "so Twitter" illustre certaines de mes préoccupations, comme notre incapacité à la nuance en tant qu’individus faisant partie d’un groupe, et l'impossible réflexivité sur nos comportements numériques. Dans cette séquence shitstormesque, toute tentative de tempérance était non seulement vaine, mais également, la certitude de s’exposer à un potentiel mini-shitstorm. Et, on l'a vu avec le cas de Redwane Telha, questionner l’effet de la masse très conséquente de nos tweets, c’était automatiquement défendre Valls. Un "campisme" caractéristique de la plateforme. 

Il y a quelques semaines, j'en faisais une fois de plus l'expérience pour avoir commis ce thread critiquant une certaine malhonnêteté d'un montage de Quotidien visant Pascal Praud. Alors que je me contentais de pointer une méthode qui, journalistiquement, me semblait problématique, bon nombre d'internautes m'ont accusée de défendre Praud, voire de chercher à me faire embaucher par CNews (cocasse, quand on connaît mon parcours). Malgré le caractère factuel du propos, il était quasi systématiquement considéré comme un parti-pris de ma part (y compris par certains journalistes de Quotidien, ce qui est plus inquiétant). J'avais choisi mon camp. 

"Faut-il défendre les méchants contre les gentils quand les gentils sont méchants ?" soulevait alors un certain Daniel SchneidermannLa question d'apparence simpliste vise assez juste car c'est bien là le sujet. Cette sacro-sainte honnêteté intellectuelle en faveur de laquelle je milite frénétiquement a de moins en moins sa place dans l'époque et surtout sur cette plateforme où politiques, journalistes et militants sont surreprésentés. Au risque de passer encore pour une donneuse de leçons, je reste intimement persuadée qu'il nous est nécessaire d'être capables non seulement de penser contre nous-même et de défier nos biais cognitifs, mais également d'entamer un travail réflexif concernant nos usages et nos comportements en ligne, ainsi que l'effet de nos mots – y compris sur nos meilleurs ennemis. 

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