"Une ambition intime", c'est toujours aussi gênant

Loris Guémart - - Coups de com' - 21 commentaires


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Pour son émission pré-présidentielle "Une ambition intime", elle prétend ne pas avoir de ligne éditoriale. Mais Karine Le Marchand, question après question, en dessine pourtant bien une. La même qu'il y a cinq ans : une confusion choisie entre personnalité privée et personnalité politique. Exemple avec une Marine Le Pen, si sympathique qu'on voudrait l'inviter à dîner.

Il y a cinq ans, l'émission de Karine Le Marchand sur M6, Une ambition intime, avait suscité une levée de boucliers du fait de ses entretiens dépolitisés à l'extrême, où tous les candidats apparaissaient si sympathiques et si humains. Dimanche 7 novembre, l'animatrice a inauguré sa nouvelle saison présidentielle par une série de discussions à bâtons rompus (mais très montées) avec "cinq femmes politiques d'envergure" : Marine Le Pen, Anne Hidalgo, Marlène Schiappa, Valérie Pécresse, Rachida Dati. Des entretiens pour "tuer les clichés qui, systématiquement, encadrent leurs réputations", afin de "découvrir vraiment quelles femmes se cachent derrière la carapace qu'elles ont dû se créer", introduit Le Marchand. "Cette émission n'est pas militante, mais l'espérance est simple : ces paroles à nu seront peut-être capables de faire changer définitivement les choses", poursuit-elle en faisant assaut de féminisme pour justifier cette série d'entretiens.

Marine Le Pen était ici interviewée pour la seconde fois par Karine Le Marchand (la première, c'était le 9 octobre 2016). Au programme, les mêmes recettes appliquées avec succès depuis dix ans : d'abord, de la musique émouvante, beaucoup de musique émouvante, afin d'accompagner les images. Ensuite, des plans humanisants, centrés si possible sur des hobbys (Marine Le Pen se dit "agricultrice", elle aime le jardinage et les chats). Mais aussi des séquences pleines d'émotions pendant lesquelles les proches jettent des fleurs à l'invitée (Marine Le Pen est pleine de bonne humeur, la colocation avec son amie d'enfance se déroule à merveille). Et des rires, beaucoup de rires, énormément de rires – des rires complices, des rires à gorge déployée, des rires émus.

Si le malaise du téléspectateur croît au fil de l'interview, c'est que l'interviewée est, tout de même, à la tête d'un parti fréquenté par des néonazis. Mais n'attendez pas que ce vilain mot soit prononcé par "Karine" à "Marine", ce serait inconvenant. "Karine" rappelle juste le fameux "détail de l'histoire" du père, et la reconnaissance par sa fille du "drame du Vel d'Hiv", pour évoquer ses relations parfois difficiles avec Jean-Marie Le Pen. Quand "Marine" explique doctement que "pas un critère" de l'extrême droite ne serait applicable au Rassemblement national, "Karine" lui fait-elle remarquer que le programme officiel du parti qu'elle dirige (bien qu'elle en ait laissé la présidence à son second en septembre) est en opposition directe avec la Constitution ? Surtout pas  : elle se contente de demander à "Marine" où elle placerait le RN sur une échelle de gauche à droite, permettant à sa voisine de canapé d'expliquer que droite et gauche n'existent plus. Et de rire ensemble quand "Marine" moque "les types de droite" et "les types de gauche", derniers à croire que droite et gauche correspondent bien à des propositions politiques différentes.

"Je ne fais pas de différence entre un agriculteur et un homme ou une femme politique", expliquait Le Marchand au Point, le 6 novembre (c'est bien là tout le problème, qu'avaient déjà repéré avec acuité, en 2016, les collégiens de la Classe télé d'Arrêt sur images). Dans cette interview, Karine Le Marchand s'en prend aussi au concept même de journalisme : "Beaucoup de médias veulent avant tout «dénoncer». Souvent, la rédaction en chef d'un journal vous demande de démontrer quelque chose et de faire une caricature des gens. Je n'aurais jamais pu faire cette émission si j'avais été encartée à France Inter. Moi, je n'ai pas de ligne éditoriale. J'ai pu faire cette émission, car M6 n'est pas politisée et que je suis mon propre patron avec ma société de production. C'est très difficile, ne serait-ce que dans l'écriture des commentaires, de n'être que factuel. Pourtant, la neutralité en politique est nécessaire à la télévision. Elle est respectueuse des téléspectateurs." 

En 2016, Daniel Schneidermann écrivait à son sujet : "Ce n'est pas seulement scandaleux de copiner avec Marine Le Pen. À tout prendre, il est scandaleux de copiner avec n'importe quel candidat à une élection. Oui, la télé peut rendre n'importe qui sympa et émouvant. C'est incroyablement facile. Mettez Trump, ou Poutine, ou Himmler, ou Mengele, devant n'importe quelle animatrice productrice d'effets de cils et de croisement de jambes, et vous aurez envie de le cajoler comme un Pokemon. On sait comment ça marche." Et on attend la séquence de promotion du sympathique Éric Zemmour.


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