Tollé de la Macronie contre Le Monde après un portrait ambigu

Juliette Gramaglia - - 75 commentaires

C'est la polémique politico-journalistique du week-end. M, le Magazine du Monde, a consacré sa Une aux "Champs Elysées, théâtre du pouvoir macronien". Le montage a été aussitôt vertement dénoncé comme faisant référence à l'iconographie nazie. Ce dont le quotidien s'est rapidement défendu, renvoyant au constructivisme russe. Sans calmer ses critiques.

Emmanuel Macron est de trois-quarts, le visage fermé, en noir et blanc. Sur sa veste se reflète l'Arc de Triomphe, écrasé par une foule qui agite des drapeaux, effacés en partie par la fumée. Derrière le président, des bandes rouges et blanches balafrent la couverture. C'est peu dire que la Une du magazine du Monde du 29 décembre marque. M consacre son numéro à un long récit d'Ariane Chemin, journaliste auteure de plusieurs scoops sur l'affaire Benalla, et titré : "De l'investiture aux Gilets jaunes : les Champs-Elysées, théâtre du pouvoir macronien". 

Dans son texte, Chemin revient sur les grands événements marquants des Champs (investiture, hommages, retour des vainqueurs de la Coupe du Monde et Benalla, Gilets jaunes...). Mais ce n'est pas ce texte qui a fait réagir la Macronie en ligne. C'est le montage-photo en lui-même, accusé d'avoir voulu imiter l'iconographie nazie en choisissant les couleurs noire, rouge et blanche, mais aussi dans la superposition entre la photo de Macron et le fond. Autant dire que Le Monde se voit soupçonné d'assimiler sournoisement Macron à ... Hitler.

Un parallèle avec hitler ?

Les premières réactions négatives sont donc venues de la République en Marche : le président de l'Assemblée Nationale, Richard Ferrand s'est dit "à la recherche du sens perdu" de la Une du Monde, comparaison avec une photo d'Hitler à l'appui.

Le président du groupe LREM à l'Assemblée, Gilles le Gendre a lui dénoncé une "catastrophe industrielle" : "Le Monde doit répondre : sa vigilance professionnelle est-elle prise en défaut ? Ou bien s’agit-il d’un amalgame nauséabond délibéré ?" L'ancienne patronne du Medef, Laurence Parisot se demande elle "quel inconscient se cache derrière cette couverture scandaleuse ?" La députée LREM Amélie de Montchalin, retweetée par le journaliste Brice Couturier, y voit carrément un "amalgame [qui] affaiblit notre si précieuse liberté de la presse". 

Du côté des médias, quelques réactions outrées sont aussi à noter. Plusieurs heures durant, le journaliste de Libération Jean Quatremer a retweeté de nombreuses condamnations de ce montage, dont celle du dessinateur Xavier Gorce, qui dessine pour Le Monde "Les Indégivrables". Quatremer a appelé le quotidien à "réfléchir à son traitement de l'information". Certains sont allés jusqu'à reprocher au Monde la typographie gothique de son "M" - pourtant la même depuis la création du journal en 1944. Un savant débat s'est tenu sur Twitter sur les rapports de l'hitlérisme avec la typographie gothique (Hitler l'aurait écartée dès 1941).

La référence au constructivisme russe

Alors, une référence au nazisme, la Une du magazine du Monde ? Face aux critiques, le directeur de la rédaction du Monde Luc Bronner a tenu à mettre les choses au clair : "Nous présentons nos excuses à ceux qui ont été choqués par des intentions graphiques qui ne correspondent évidemment en rien aux reproches qui nous sont adressés, écrit-il sur le site du journal. Les éléments utilisés faisaient référence au graphisme des constructivistes russes au début du XXe siècle, lesquels utilisaient le noir et le rouge. La couverture s’inspire par ailleurs de travaux d’artistes, notamment ceux de Lincoln Agnew, qui a réalisé de nombreux sujets graphiques pour M le magazine du Monde." En témoignage de bonne foi, Le Monde rappelle plusieurs Unes ayant déjà eu recours au même code couleurs  noir, blanc et rouge - pour des sujets différents.

Mais cette explication n'a pas semblé convaincre un certain nombres de critiques du quotidien. A commencer par Jean Quatremer, qui en a remis une couche, en postant cote à cote le montage litigieux, et un montage signé du graphiste Lincoln Agnew évoqué par Bronner.  Dès la publication de ce second visuel, le débat s'est enrichi d'une affaire dans l'affaire: le graphiste du Monde, Jean-Baptiste Talbourdet, n'a-t-il pas outrageusement plagié Agnew ?

Pour autant, ce "sous-débat" sur un éventuel plagiat n'a pas calmé le débat initial, les anti-Monde se partageant entre ceux qui ne croient pas à "l'alibi" russe, et ceux qui estiment qu'un graphisme bolchevique, finalement, ne vaut pas mieux qu'un graphisme nazi. Dans la première catégorie, le dessinateur Joann Sfar a ainsi publié une caricature, retweetée comme il se doit par l'éternel Quatremer, montrant Hitler en personne. "La couverture du Monde se réfère au constructivisme et ma moustache est un hommage à Raimu", commente-t-il.

Obama, Occupy Wall street, Trump... Macron

Pourtant, c'est un fait que le constructivisme russe s'appuie sur des graphismes qui ressemblent à celui de la Une du magazine du Monde. Notre ex-chroniqueur Alain Korkos relevait fréquemment les hommages ou références involontaires au constructivisme russe, ce mouvement datant du début du 20e siècle qui fut un temps l'art officiel de la révolution russe. Que ce soit pour certaines affiches du mouvement Occupy Wall Street, dans la photo d'une femme syrienne manifestant à Sao Paulo, dans les publicités de l'agence suisse d'intérim Adeco, ou bien... les portraits-montages d'Obama en rouge et bleu, réalisés par Shepard Fairey, qui s'inspire donc du constructivisme russe (pour une liste exhaustive de ses chroniques sur le sujet, tapez donc "constructivisme" dans notre moteur de recherche).

Quant à Lincoln Agnew, dont Le Monde dit s'être inspiré, il se revendique également clairement du constructivisme russe. Comme l'ont rapidement fait remarquer plusieurs internautes, Agnew a effectivement réalisé en 2017 pour le magazine Harper'sune illustration d'Adolf Hitler, dans des couleurs noir, rouge et blanc (avec foule, comme pour le montage Macron). L'article évoque le basculement politique aux Etats-Unis après l'élection de Donald Trump.

Mais c'est loin d'être la seule illustration réalisée par l'artiste. Une viste sur son site montre de multiples illustrations construites à base de collages, photos en noir et blanc et motifs géométriques. Le noir, blanc et rouge dominent. Pour Le Monde, il a notamment réalisé une illustration montrant John F. Kennedy avec un masque de super-héros aux couleurs du drapeau américain. 

Dans l'article de 2017 de Harper's, on peut également voir une illustration montrant un Trump vociférant devant les tours jumelles, dont s'approche un drone. On pourrait multiplier les exemples.

Mais Agnew ne réalise pas seulement des portraits, comme on peut le voir sur son site.

Pour notre chroniqueur André Gunthert, "il est vraisemblable que le graphiste du Monde avait pensé son emprunt suffisamment camouflé pour rester dans un registre d'évocation floue. Mais son dessin, regrette Gunther dans sur son blog, a trop bien touché sa cible, et l'exercice de critique participative a restitué l’allusion que la caricature voulait déguiser – révélant comme par mégarde l'ampleur d’une réprobation qui a sans doute dépassé ses auteurs." Si le critère de succès d'un visuel  journalistique, commercial ou artistique consiste à faire parler de lui, en tous cas, c'est réussi.

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