Surprofits, précariat et antisyndicalisme au "Monde diplo"

Loris Guémart - - Médias traditionnels - 195 commentaires

Un gouffre entre la ligne éditoriale et la réalité interne

Si le paysage médiatique de gauche était une société, le mensuel en serait l'aristocratie. Dans la rédaction du "Monde diplomatique", la dissonance cognitive guette pourtant après une année plus qu'agitée : les superprofits, l'usage immodéré du précariat, le rabotage des droits sociaux, ou les refus patronaux face aux revendications syndicales sont brocardés dans ses pages. Mais en interne… enquête.

Paris, Conseil des prud'hommes, 2 décembre, 14 heures. "Monsieur Dumay est toujours en activité auprès du Monde diplomatique depuis 2015, avec 19 CDD et avenants", plaide l'avocate du journaliste Jean-Michel Dumay pour appuyer sa demande de requalification en CDI. "Le dernier, un CDD d'un an, se termine le 30 décembre 2022", poursuit-elle à propos de son année au poste de chef d'édition, rôle éditorial crucial au mensuel, en remplacement de la journaliste Mona Chollet. Mais le recours du jour porte sur un précédent CDD, théoriquement terminé il y a plus d'un an, un élément crucial. Dans les contrats de travail du journaliste, qu'ASI a pu consulter, figure en effet la clause suivante : "Les parties conviennent de réduire à un an le délai de prescription de toutes les actions résultant de la conclusion, de l'exécution et de la rupture du présent contrat de travail." Soit un délai deux fois moindre que le délai légal par défaut pour l'ex-chef de la Société des rédacteurs du Monde (où il s'illustra par sa résistance au rachat de Niel et Pigasse), devenu ces dernières années le plus permanent des journalistes précaires, ou le plus précaire des journalistes de la rédaction du Monde diplomatique – et fort conscient de sa condition sociale.

L'avocate de Dumay défend que son CDD n'a pas été à l'époque rompu à la date prévue. Et donc que son recours n'est pas couvert par cette clause restrictive, critiquée par les syndicats et habituellement insérée dans les CDD des entreprises ayant massivement recours à des contrats précaires – elle n'est pas présente dans les contrats de travail des salarié·es du Diplo en CDI. Les conseillers ne sont pas convaincus, et rejettent le recours, pour prescription. Les voies de recours de Jean-Michel Dumay ne sont pas épuisées et le journaliste compte les exercer, a-t-il seulement indiqué à Arrêt sur images"Il est curieux de la part du Monde diplomatique, journal qui se prétend un journal qui défend les salariés, est de gauche, d'avoir systématiquement, dans tous les contrats de travail signés par monsieur Dumay, inséré cette clause de restriction de la capacité d'action à un an", avait pointé l'avocate avant cette décision en forme de coup de massue. Elle aurait pu préciser que le mensuel avait même très directement déploré le rabotage, gouvernement après gouvernement, des délais de recours devant les prud'hommes

Selon des dizaines de pages d'échanges internes obtenues par ASI, ainsi qu'une quinzaine d'entretiens menés avec des salarié·es présent·es et passé·es du Monde diplomatique (la quasi totalité a exigé un rigoureux anonymat), ce n'est pas le seul sujet économique et social à propos duquel un gouffre sépare parfois la ligne éditoriale du Monde diplomatique et les pratiques de sa direction, ce qu'a d'ailleurs révélé une enquête de Libération publiée ce 13 avril. En l'occurrence, une direction de publication exercée par Serge Halimi, qui a formellement passé la main en octobre 2022 à Benoît Bréville. Officiellement, tout va bien dans le meilleur des mondes au Monde diplomatique : "La rédaction [] aborde 2023 avec la satisfaction d'une année 2022 réussie", se félicitait en janvier la journaliste Anne-Cécile Robert dans un courriel à l'association de soutien au mensuel. Étrange manière de ne rien dire du licenciement d'un délégué du personnel et de la procédure aux prud'hommes de Jean-Michel Dumay, deux grandes premières pour le journal depuis sa création en 1954 en tant que supplément du Monde. Ou de l'affrontement dantesque en ayant résulté entre délégué·es du personnel et direction, jusqu'à l'exercice d'un droit d'alerte pour discrimination syndicale, le tout sous l'œil du SNJ-CGT auquel les deux parties sont adhérentes. 

Au "Diplo", 20 % de bénéfices grâce au travail des précaires

En apparence, il est vrai : la situation est florissante, comme n'a pas manqué de s'en réjouir Serge Halimi devant l'association des salarié·es le 13 octobre en annonçant son départ de la direction de publication. Le Monde diplomatique vend en moyenne 180 000 exemplaires mensuels, compte désormais une trentaine de salarié·es permanent·es (contre une dizaine il y a 15 ans), et croule sous les bénéfices depuis de nombreuses années. Plus précisément, de 2016 à 2021, son résultat d'exploitation approche ou dépasse toujours les deux millions d'euros, soit de 15,9 % à plus de 20 % du chiffre d'affaires annuel – à peine moins que les 25 % de superprofits réalisés par Total énergies en 2022. Vu de Serge Halimi, ils garantissent indépendance et pérennité à ce média détenu à  51 % par le groupe Le Monde, 25 % par son association de soutien (Les Amis du Monde diplomatique), et 24 % par son association de salarié·es (la Gunter Holzmann, qui élit le directeur de publication tous les six ans). 

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