Suicides : quid des policiers féminicides ?

La rédaction - - 37 commentaires

Chaque année, les décomptes des suicides au sein des forces de l'ordre alarment sur le mal être dans la profession. Mais parmi ces suicides, certains surviennent après que les policiers ou gendarmes aient tué leur conjointe. Ce qui n'est pas précisé dans les décomptes officiels selon la journaliste Sophie Boutboul, qui a enquêté en 2017 et qui dénonce un "déni" des autorités, empêchant la mise en place de mesures préventives.

Les statistiques sur les suicides de policiers devraient-elles être plus détaillées ? Le sujet est assez délicat, pour avoir provoqué cette semaine la suppression d'un compte sur Twitter. Suite à un "signalement de masse", le compte de la militante féministe Stéphanie Lamy (aussi connue sous le nom de @Boadiceene), est supprimé. Motif selon elle : un tweet dans lequel elle questionne la méthodologie du décompte des suicides des policiers et gendarmes, réalisé par l'Association des femmes des forces de l'ordre en colère (FFCO). 


Et la militante de rappeler la question qui a fâché : "Sur les 23 policiers et gendarmes suicidés que vous avez compté, combien étaient auteurs de meurtres conjugaux s'il vous plaît ?", peut-on lire son tweet ci-dessus (supprimé depuis, comme son compte). Les réactions (quelques unes sont répertoriées ici) ne se sont pas faites attendre parmi les forces de l'ordre et leurs soutiens : "Ignoble, infâme, minable. Honte à vous !", "Névrosée et aigrie", "Aucune vergogne, aucune dignité, aucune humanité, comme d'habitude", "Vous êtes à vomir ! Une bonne grosse merde ! Vous méritez le mépris", "Il y a tout de même de belles salopes sur terre"...

Mais sur le fond, qu'en est-il ?  Contactée par Arrêt sur images, la CGT de la police nationale confirme qu'elle comptabilise, pour sa part, tous les suicides de policiers, "peu importe la cause", tout comme le Service d’Information et de Communication de la Police nationale (SICoP) du ministère de l'Intérieur. Peu nombreux, les cas existent néanmoins, comme le rappelle Sophie Boutboul, journaliste et auteure de Silence, on cogne, enquête sur les violences conjugales commises par les forces de l'ordre.

Dans son enquête, Boutboul relate quelques-uns de ces drames, au cours de l'année 2017. La mort de Sindy, 34 ans, tuée par son conjoint policier avec son arme de service. Ce dernier a également abattu deux de leurs enfants, avant de se suicider à la gare de Noyon (Oise). "Peu avant le triple « assassinat », selon le terme employé dimanche par le procureur qui évoque ainsi la préméditation, la jeune femme avait appelé la brigade de gendarmerie de Guiscard à la suite d’une dispute conjugale. Elle venait d’annoncer à son époux son intention de le quitter", décrit le Courrier Picard. Les gendarmes, considérant le père de famille "parfaitement calme" sont repartis, après que ce dernier ait accepté que son épouse et leurs cinq enfants soient emmenés à la gare par un voisin. Il a ensuite fait irruption à la gare et commis son triple meurtre, avant de retourner l'arme contre lui.

Davantage médiatisé, le triple meurtre de Sarcelles le 18 novembre de la même année. Après avoir blessé sa compagne au visage avec son arme de service, un policier de 31 ans a tué deux passants et son beau-père, avant de mettre fin à ses jours. En repos au moment des faits, le policier retrouvait sa petite amie, Amélie, 25 ans, pour discuter de leur séparation.


En 2017, "11 personnes ont perdu la vie tuées par des policiers dans le cadre de morts violentes au sein du couple. Et 5 auteurs se sont suicidés après les faits", résume Sophie Boutboul dans Silence, on cogne. Des chiffres qu'elle n'a pas obtenus du Ministère de l'Intérieur, mais en recoupant diverses sources (données officielles, informations de la presse, travaux du collectif "Féminicides par compagnons ou ex"). "Dans les rapports sur les suicides au sein des forces de l’ordre, on ne parle jamais de ça", explique-t-elle à ASI

Autre source : selon un rapport sénatorial de 2018, 50 agents de la police nationale et 17 gendarmes ont mis fin à leurs jours en 2017.  Mais les circonstances des 5 suicides consécutifs à des morts violentes au sein du couple (dont les féminicides et infanticides) sont occultées. En 2017, 10% des suicides des policiers (et 7% des policiers et gendarmes) sont survenus dans le cadre de violences conjugales (principalement des féminicides). "Ces chiffres varient d'une année à l'autre", tient à préciser Sophie Boutboul. En 2019, on ne connait par exemple que deux suicides d'agents de forces de l'ordre (sur 59) survenus dans le cadre d'homicides conjugaux.

"Comment peut-on parler de suicides de policiers et gendarmes sans dire ce qui s’est passé juste avant ? Ça me semble un peu lunaire", fustige la journaliste. Si elle ne remet pas en cause l'inclusion des policiers meurtriers dans les statistiques de suicides -d'autant, bien entendu, que les conditions de travail des policiers peuvent être des causes de séparation des couples- cette circonstance particulière devrait, selon elle, être précisée dans ces décomptes. 

Interrogé, le SICoP dément toute "opacité" à ce sujet, et argue d'une protection des "données confidentielles". "Ces données ne sont pas publiques, non pas par dissimulation, mais parce qu'on pense toujours aux familles"

"Deni" des autorités et absence de mesures préventives

Pour Boutboul, au contraire, l'absence de décomptes officiels de ces drames particuliers souligne "le déni des autorités" quant au problème des violences conjugales commises par les forces de l'ordre."Ils ont déjà mis du temps à comptabiliser les suicides. C’était déjà un premier déni sur le mal être des forces de l’ordre et le fait qu’il y avait plus de suicides au sein de cette population". Résultat ?  "Aucune solution n'est finalement apportée. Ni un désarmement, ni un suivi psychologique obligatoire de fonctionnaires en cas de plainte pour violences conjugales contre un policier ou un gendarme", conclut Sophie Boutboul. Le débat sur port de l'arme hors service (autorisé depuis les attentats de 2015, et la loi sur l'état d'urgence de 2016) a tout de même été relancé suite à ces drames, comme on peut le voir dans le plan de mobilisation contre les suicides dans la police, lancé en 2018 par le Ministère de l'intérieur. 

Par Alicia Blancher.

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