Série sur Steiner : Le Monde sous le feu des critiques (1/2)

Loris Guémart - - Intox & infaux - Investigations - 60 commentaires

Premier article de notre enquête en deux volets

En présentant Rudolf Steiner et son mouvement spirituel, l'anthroposophie, sous un jour moins critique qu'attendu, Le Monde savait qu'il s'exposerait aux critiques. Il a tout de même été surpris par leur virulence. Qui n'est pas tout à fait sans fondement. Première partie de notre enquête.

La polémique fait rage depuis le 11 juillet 2021 autour d'une série d'été du Mondeconsacrée au Suisse Rudolf Steiner, fondateur au début du 20e siècle de l'anthroposophie et de son mouvement associé, encore vivant aujourd'hui, par exemple à travers les écoles Steiner-Waldorf. Sur Twitter, le mot-dièse #LeMondeGate rassemble une bonne partie des critiques, souvent virulentes, auxquelles répond la virulence de commentateurs affiliés à l'anthroposophie. Les reproches faits au Monde proviennent entre autres de la galaxie pro-sciences dite "sceptique" – ou "pseudo-rationaliste" –, dont les représentants ont cru voir dans ces articles la patte du journaliste scientifique Stéphane Foucart, peu apprécié parmi ces "sceptiques" (Foucart leur reproche une trop grande proximité avec les lobbys industriels, mais c'est une autre histoire).  Ce dernier a pourtant découvert la série le jour de sa publication, selon nos informations.

Les reproches sont venus plus généralement de journalistes, de chercheurs et de témoins critiques de l'anthroposophie, dont plusieurs ont été interviewés par Le Monde dans le cadre de l'enquête. Ils dénoncent l'utilisation qui a été faite de leurs propos mais aussi les choix éditoriaux du quotidien : la série sur l'anthroposophie se décline en effet sur cinq doubles pages présentant les écoles Steiner, la pensée de leur fondateur décrit comme un "penseur alternatif", et les ramifications de son mouvement sous un jour favorable. Le ton est très éloigné de la sévérité des enquêtes publiées ces dernières années, et peut surprendre lorsqu'on sait que le mouvement a été classé comme "sectaire" par les pouvoirs publics en 1999. Qu'en est-il ? Pour y voir plus clair, Arrêt sur images a joint une douzaine de journalistes ayant enquêté sur l'anthroposophie ou ses ramifications avant Le Monde, les trois principales associations de victimes de dérives sectaires, une dizaine d'universitaires et de critiques ayant témoigné dans le quotidien, ainsi que les cinq auteurs des articles de la série, journalistes au Monde.

"Ils ont fait leur boulot avec neutralité"

Du 11 au 16 juillet sur le web, Le Monde publie donc ces cinq articles, signés de cinq journalistes. Le grand reporter Aureliano Tonet, habitué des séries d'été, se charge de l'introduction biographique, qui replace l'anthroposophie et ses différentes branches dans la France de 2021. Les quatre autres articles explorent la biodynamie, les écoles Steiner, la "philosophie" ésotérique du mouvement, puis l'architecture et l'art. Ils sont écrits par des journalistes "rubricards", spécialistes du vin, de l'éducation, des religions et de l'architecture. Le tout est coordonné par le rédacteur en chef Michel Guerrin – qui n'a pas répondu à nos sollicitations. De nombreuses voix critiques de l'anthroposophie figurent dans ces articles, mais l'impression globale qui s'en dégage est celle d'un mouvement plutôt marginal, très attaqué depuis quelques années par un noyau dur de détracteurs agressifs, alors qu'il ne représente pas de danger. Une certitude : la série a plu aux anthroposophes. "On n'a pas l'impression qu'ils ont eu un traitement particulièrement avantageux, mais qu'ils ont fait leur boulot avec neutralité", résume auprès d'Arrêt sur images le représentant du Goetheanum pour la France, Louis Defèche.

Qu'est-ce que l'anthroposophie ? Si sa dénomination est obscure pour le commun des mortels, tout comme la spiritualité loufoque, voire délirante, de Steiner, ses ramifications plus ou moins lâches sont connues – même si pas toujours directement rattachées à la Société anthroposophique. Cette entité en est l'émanation la plus directe, avec un siège en Suisse, le "Goetheanum". L'entreprise de produits cosmétiques et de parapharmacie Weleda, la Nef, une banque "éthique" (qui finance par ses prêts nombre de projets écologiques, tels que l'ouverture de magasins Biocoop), les écoles Steiner-Waldorf, l'association de certification agricole Demeter... en sont probablement les entités les mieux connues, en particulier dans les milieux écologistes français où elles prospèrent. Mais l'anthroposophie est aussi perceptible dans son soutien de longue date à l'homéopathie, et à diverses pratiques médicales alternatives (sans effet scientifiquement démontré à ce jour), ou par sa fondation de l'agriculture biodynamique (dont la supériorité par rapport à l'agriculture bio reste encore à prouver).

Des interviewés furieux

Première voix critique de l'anthroposophie en France : l'ex-enseignant en école Steiner Grégoire Perra. Coauteur du livre Une vie en anthroposophie et fondateur d'un blog dédié, où il expose les dangers des préceptes de Steiner, il a été le premier à dénoncer la série du Monde. Il l'a d'ailleurs fait avant même sa publication, ayant refusé, après avoir longuement rencontré les journalistes, d'y être cité. "Je me suis aperçu que tout ce qu'ils connaissaient du sujet, ils le tenaient des anthroposophes, car je connais bien leur discours de défense, très rodé. Ils en étaient imprégnés, et convaincus, assure-t-il. D'autre part, ils étaient extrêmement hostiles et agressifs." Les journalistes du Monde, eux, contestent avec vigueur cette analyse. Ils assurent qu'avant d'exiger l'absence de citation par un recommandé de son avocat, Perra s'était montré poli et cordial dans un courriel après l'entretien. L'intéressé le reconnaît auprès d'ASI. Il était "encore sous le choc", avance-t-il.

Il n'est pas le seul à juger sévèrement le travail du Monde. Un mot, "complaisant", revient sans cesse dans la bouche d'autres témoins défavorables à l'anthroposophie, rencontrés ou joints par Le Monde, et que nous avons contactés à notre tour. Avec une certaine unanimité, ils regrettent que les journalistes n'aient pas retenu les aspects les plus critiques de leurs propos, à l'instar du spécialiste de l'histoire politique du 20e siècle Stéphane François. Dans Le Monde, il explique ainsi que Steiner est un reflet de son époque. "Steiner humait l'air du temps, comme beaucoup à l'époque, mais j'ai bien précisé que c'était un occultiste, antirationnel, antivaccin, antimodernité et antiscience, signale-t-il à ASI. En une heure et quinze minutes [d'interview], je n'ai mis en avant aucun point positif !"

L'historien états-unien Peter Staudenmaier, lui, regrette notamment la manière dont est présentée Aurélie Choné, longuement citée en tant qu'universitaire spécialiste des mondes germaniques, et autrice d'une thèse sur Steiner. Le Monde ne rappelle pas que son travail sur Steiner, parfois diffusé dans les publications anthroposophiques, "tende plus à l'apologie qu'à un exercice universitaire". La journaliste du Monde Virginie Larousse répond à ASI que Choné n'est pas, à sa connaissance, adhérente de la Société anthroposophique, et qu'elle est libre d'avoir les convictions qu'elle souhaite. "Quand j'interviewe un spécialiste, je ne lui demande pas quelles sont ses croyances, mais quelle est sa légitimité universitaire", poursuit-elle, faisant remarquer qu'un tel reproche ne serait pas fait envers un historien catholique étudiant le catholicisme. "De plus, les propos de Mme Choné dans l'article sont purement factuels et ne relèvent pas de l'opinion. Il n'y a donc pas lieu de chercher à la disqualifier en lui prêtant des sympathies supposées avec l'anthroposophie."

Enfin, Le Monde aurait-il aussi oublié d'aller jusqu'au bout du ping-pong entre détracteurs et anthroposophes ? Exemple : Stéphanie de Vanssay, enseignante dans l’Éducation nationale et syndicaliste, a été interviewée par Le Monde. Cette observatrice attentive de la pédagogie Steiner signale que la Fédération scolaire des écoles Steiner s'appuie très fortement sur l'ouvrage de Karl Stockmeyer, exégèse pédagogique des paroles de Steiner publiée en 1955. On y déconseille, notamment, l'apprentissage classique des sciences et de l'histoire jusqu'à 13 ans. 

"La Fédération des écoles Steiner-Waldorf assure pour sa part que ce guide est obsolète et qu'elle ne s'y réfère plus", poursuit Le Monde. Sans rebondir sur le fait, signalé à ses journalistes par de Vanssay avant publication des articles, que ce manuel figurait encore, et en très bonne place, dans la page destinée aux enseignants du site web de la Fédération en 2019 – page désormais supprimée. "Quand je demande ça [l'usage ou non du manuel en question, ndr] à la Fédération, ça les fait rire. En fait, on me dit qu'il faut replacer ce livre dans son contexte", répond à ASI la journaliste du Monde Violaine Morin, en précisant que de Vanssay n'a jamais visité d'école Steiner, contrairement à elle.

Quelques médias s'émeuvent, et dénoncent

Le premier média à dégainer contre Le Monde est le site de fact-checking Fact and Furious (celui qui avait dénoncé les connexions russes de l'intox anti-Pfizer). L'article de Fact and Furious, titré "Le Monde de l'anthroposophie", dévoile l'existence d'un dossier de presse préparé à l'intention du Monde par Louis Defèche, le représentant pour la France du Goetheanum (siège officiel de l'anthroposophie). "Passages, auteurs, philosophes ou études, les références à ce dossier de presse sont nombreuses dans les articles. Sa construction est similaire à la série et les jalons posés par Louis Defèche dessinent les courbes d’une route éditoriale pour les journalistes du Monde", note Fact and Furious – la médecine, en bonne place aussi dans ce dossier, n'a cependant pas fait l'objet d'un traitement spécifique du Monde

"Le problème n’est pas l’existence du dossier de presse, mais la façon dont il a été utilisé", complète auprès d'ASI l'auteur de l'article, Antoine Daoust. Du dossier à la série, on retrouve effectivement un certain nombre d'éléments et d'interlocuteurs. Au Monde, le reproche est sèchement rejeté : les journalistes expliquent que ce dossier a bien été constitué par Louis Defèche, mais seulement après leur visite au Goetheanum, quand il a eu connaissance des cinq volets prévus par les journalistes pour la série. "Nous avons pioché dans cette documentation autant de matière que dans les innombrables messages que nous a transmis Grégoire Perra, à l'époque où il collaborait avec nous : c’est-à-dire peu de choses. En ce qui me concerne, une date et quelques chiffres, tout au plus". Perra connaissait d'ailleurs lui aussi la structure de la série, pointe le journaliste du Monde Aureliano Tonet.

Du côté de Marianne, le journaliste Jean-Loup Adénor a choisi de pointer"Ce que Le Monde ne vous a pas (vraiment) dit sur l'anthroposophie". Lui revient sur les dérives sectaires de l'anthroposophie pointées à de nombreuses reprises au fil des années, via d'anciens enseignants, des associations de victimes ou des signalements à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Il évoque les regrets de Marc Giroud, enseignant en école Steiner il y a plusieurs décennies, dont Le Monde a recueilli les propos sans les citer dans ses articles. 

Adénor mentionne également un "Thomas", ayant fréquenté en 1999 et 2000 un jardin d'enfants tenu par une ex-enseignante en école Steiner, non-affilié à la Fédération. Thomas "se souvient d'un discours contre la vaccination très marqué et d'une promotion constante des produits homéopathiques de l'entreprise". Son témoignage, recueilli par Le Monde ne figure pas non plus dans la série. Au Monde, personne n'a voulu répondre à Marianne. Les journalistes expliquent à ASI qu'ils considèrent Jean-Loup Adénor comme partie prenante, puisque coauteur d'un ouvrage à paraître en octobre prochain sur les dérives sectaires, dans lequel les écoles Steiner figurent en bonne place.

Imprécision scientifique favorable à la biodynamie

Nombre de témoins interrogés par Le Monde, et de journalistes auteurs d'enquêtes sur l'anthroposophie, s'agacent de la structure des articles, où les voix critiques, bien que nombreuses, sont étouffées par des propos favorables au mouvement. La mise en pages est également critiquée, qui semble valoriser le mouvement. Exemple avec l'article consacré à la biodynamie, une pratique agricole qui consiste notamment à utiliser de la bouse compostée dans des cornes de vache, et à tenir compte du calendrier lunaire. Jean-Benoît Meybeck, auteur de Cosmo Bacchus, une série de BD sur la mode biodynamique chez les vignerons, est cité dans cet article. "L'article est plutôt équilibré, mais j'ai été très mécontent de sa présentation dans le journal, avec des intertitres et une iconographie systématiquement en faveur de la biodynamie", signale-t-il à ASI.

Le microbiologiste de formation Cyril Gambari, cité pour affirmer l'absence de différence scientifique entre les résultats de l'agriculture biologique et de la biodynamique, s'est émusur Twitter de la fin de l'article. Elle met en avant les résultats préliminaires d'une étude favorable à la biodynamie "publiés en 2021 dans la revue de référence britannique Nature", une étude comparative de 33 parcelles cultivées en conventionnel, en bio et en biodynamie, "auscultées pendant 7 ans". Mais les informations délivrées sont fausses : la seule étude agronomique sur le sujet publiée dans une revue, par le chercheur Jean Masson, ne l'a pas été en 2021 dans Nature, mais en 2018 dans une revue bien moins prestigieuse. Elle repose sur moins de vignes, et compare uniquement conventionnel et biodynamie. Une autre étude a bien été publiée en 2021, toujours pas dans Nature, et uniquement sociologique, portant sur le dialogue entre agriculteurs – l'article a été corrigé en septembre 2021 pour rectifier les noms des revues concernées.

Ce que reconnaît sans peine auprès d'ASI la spécialiste des vins du Monde, autrice de cet article Ophélie Neiman : son paragraphe sur le travail de Masson (spécialiste des vignes OGM jusqu'à ce que des militants écologistes détruisent ses cultures expérimentales) a été drastiquement coupé et réécrit avec des "imprécisions" lors de l'édition – plutôt des erreurs factuelles. En fait, un article de Masson, comparant bel et bien conventionnel, bio et biodynamie sur le plan agronomique, a été accepté pour examen par Nature... mais en vue d'une publication en 2022, sans garantie qu'elle franchisse l'étape cruciale de l'examen d'autres chercheurs (la fameuse "révision par les pairs").Et que dit cette étude ? Que si les vignes biodynamiques semblent en meilleure santé, il ignore pourquoi, se gardant bien de trancher entre les préparations à base de bouse, le suivi des phases de la lune... ou, tout simplement, la plus grande attention portée à leur vignes par ces vignerons très impliqués. Ce qui est d'ailleurs l'hypothèse privilégiée par la journaliste, à titre personnel.

Outre ces critiques concernant directement leur série, les journalistes du Monde semblent ne pas avoir tenu compte des enquêtes solides et récentes mettant en cause le mouvement anthroposophique publiées en France (Le Mondediplomatique, Arte, Le Parisien, Slate, Charlie Hebdo, Complément d'Enquête, Sciences et Avenir) mais aussi en Allemagne ou en  Suède. Peut-être parce que les journalistes du Monde n'adhèrent pas à l'idée, sous-tendue par ces différentes enquêtes, que le mouvement anthroposophique est au fond un véritable pouvoir. À suivre.

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