Rustica transforme ses journalistes en publicitaires

Loris Guémart - - Médias traditionnels - Déontologie - Financement des medias - 14 commentaires

La méthode Reworld s'étend dans les magazines

Ils ne sont pas chez Reworld mais c'est tout comme. Les journalistes des magazines spécialisés de jardinage, Rustica, et de bricolage, Système D, vont devoir se mettre fissa à la création publicitaire, a annoncé leur directrice générale. S'ils refusent, la porte leur est grande ouverte.

Dans la rédaction du seul hebdomadaire français dédié au jardinage, Rustica, bien des journalistes sont tombés de leur chaise en lisant un courriel commun envoyé le 10 décembre – qu'Arrêt sur images a pu consulter. La directrice générale Caroline Thomas, ex-directrice générale adjointe chez Reworld, leur a en effet annoncé de but en blanc "la nécessité que nos équipes éditoriales, comme l'ensemble des collaborateurs, contribuent (...) aux enjeux publicitaires". Cette annonce représente en réalité, depuis l'arrivée de Caroline Thomas, le point culminant de l'application de la méthode Reworld au groupe Rustica, notamment éditeur des magazines de jardinage Rustica et de bricolage Système D, le tout possédé par le quatrième groupe éditorial de France, Média-Participations. Avec à la clé une plongée progressive dans le merveilleux monde des économies à tout crin, des "chargés de contenus" sous-payés produisant indifféremment publicités ou articles, ainsi que de l'extension des partenariats et autres "opérations spéciales" avec des marques cherchant à se promouvoir. Et comme chez Reworld, en cas de refus, la porte est grande ouverte, selon les six journalistes qui ont accepté de témoigner auprès d'Arrêt sur images – souvent sous stricte condition d'anonymat par peur de représailles.

Face à Reworld, faire du Reworld

Né en 1928, historiquement dédié à un jardinage "naturel", encourageant au bio dans les jardins avant que le mot ne devienne commun, Rustica compte 150 000 lecteurs dont 90% d'abonnés. Selon nos informations, la publicité représente moins de 20 % de ses 18 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2019 – ses lecteurs historiques y sont plutôt rétifs. Il a perdu un quart de ses lecteurs en dix ans, même si les deux confinements lui ont rendu quelques couleurs. Surtout, le titre n'est pas endetté et reste bénéficiaire, comme tous les autres journaux du groupe d'ailleurs, ce qui permet à Média-Participations d'en retirer de confortables dividendes. En 2017, quand la vingtaine de journalistes de la rédaction – et autant de journalistes pigistes réguliers – a appris que leur nouvelle directrice générale était une hiérarque de Reworld, ils ont pris peur, à raison semble-t-il. Car celle-ci compte arrêter de céder du terrain à son ancien employeur, lui-même propriétaire de magazines de jardinage et de bricolage comme L'Ami des jardinsou Mon jardin & ma maison. Reworld les a dotés de sites web sans journalistes, les textes étant produits à la chaîne par ses "chargés de contenus" et autres "responsables audience".

Et elle applique les mêmes méthodes, tout en s'en défendant face aux salariés. Ces trois dernière années, le mélange entre journalisme et publicité, initié par le prédécesseur de Thomas, s'est largement accru, en particulier au niveau des recommandations de produits de la rédaction. Celles-ci constituent pourtant une fierté chez les journalistes, parce que les produits sont dûment testés, ainsi que les magasins, avant d'être recommandés, assurent-ils. Mais un "partenariat" initié avec le distributeur de semences Graines Voltz prend alors de l'ampleur avec l'arrivée de Thomas : les variétés vendues par cette marque sont désormais promues comme "élues par Rustica" et recommandées dans différents endroits du magazine... sans que la nature publicitaire des insertions ne soit précisée. Puis un accord est conclu avec un site web de vente de vins : les recommandations de bouteilles perdent instantanément tout caractère indépendant. "On a expliqué à Caroline Thomas que cet accord, ce n'était pas la même chose qu'un pigiste qui parle d'un vin parce qu'il l'a goûté et l'a trouvé bon. Elle ne voit pas la différence", peste la journaliste et élue au Comité social et économique (CSE) Amanda Petitgrand.

Comme chez Reworld, le mot en vogue est alors "digital". Le site web est transformé. Un "chargé de projet éditorial web" et une "chargée d'audience" écrivent des articles pour le nouveau site, entre autres tâches. Le groupe lance aussi le site web de décoration Cdéco, auquel aucun journaliste ne participe. Surtout, ces rédacteurs ne peuvent prétendre à la carte de presse, ce qui permet de lever toute réticence à participer à la publicité, tout en les rémunérant moins. "Cette dame pense que les journalistes ne servent à rien, coûtent cher et qu'ils pourraient faire la même chose avec des chargés de contenus", résume un journaliste. La réduction des coûts est en effet l'autre grand thème de la nouvelle directrice générale. "On ne remplace pas les gens qui partent, donc la charge de travail augmente, on ne recrute plus pour des remplacements en cas de congés, on prend moins de pigistes, ou alors pas des journalistes : ce sont des petites choses qui pourrissent la façon de travailler, et créent une ambiance délétère", expose un autre journaliste. Il y a quelques semaines, un déménagement est annoncé, là encore pour abaisser les charges, et la direction compte supprimer les RTT des journalistes de Système D, a-t-elle annoncé.

L'annonce d'un "plan social déguisé"

Car c'est bien en 2020 que la directrice générale passe à la vitesse supérieure : le document présentant les nouvelles "orientations stratégiques" du groupe, qu'ASI s'est procuré, ne fait aucun mystère de la priorité donnée aux revenus publicitaires, très minoritaires mais maintenant "au cœur de notre stratégie". Bien que Caroline Thomas s'en défende, la future "dynamique collective orientée business et croissance" affiche en toutes lettres un futur très Reworld : "Des équipes rédactionnelles qui contribuent aux contenus qu'ils soient éditoriaux ou publicitaires, print ou digitaux", avec "des contenus sur mesure et clients orientés". Il est même prévu d'aller tendre la sébile à l’État en décrochant la classification de magazine d'information politique et générale, en théorie inapplicables à ces magazines spécialisés, mais dont le groupe Rustica compte tirer de substantielles aides à la presse.

Les rédactions du groupe découvrent ce futur plein de pubs le 10 décembre, par un simple courriel annonçant au passage une réunion d'information le 18 décembre. Même chez Système D, dont la rédaction acceptait de réaliser des articles sur des thèmes réalisés "en partenariat" avec des fabricants de matériaux, la proposition fait s'étouffer les journalistes, pas prêts à chanter les louanges de tel ou tel produit. "Ceux qui ont rédigé ces articles étaient libres de leurs propos, mais faire du rédactionnel directement publicitaire, c'est non", explique l'un d'eux. Et du côté de Rustica, la colère est palpable chez les journalistes interrogés. "On a dit que c'était anti-déontologique, qu'on ne pouvait contribuer aux contenus publicitaires, mais on nous a répondu chiffre d'affaires et économie", peste la journaliste et déléguée syndicale SNJ Florence Blondel. "On se demande s'il n'y a pas derrière la tête de Caroline Thomas l'idée d'utiliser Rustica pour que des industriels fassent du greenwashing", s'inquiète un autre journaliste. "Et la ligne éditoriale risque de partir à vau-l'eau si les journalistes ne sont plus là pour la garantir."

Car afin de s'épargner une bronca, la convention collective des journalistes interdisant l'employeur d'obliger à réaliser du contenu publicitaire, le courriel de Thomas comporte une proposition tout à fait inédite : l'ouverture d'une clause de conscience collective. En théorie, la clause de conscience permet à un journaliste de quitter avec des indemnités une rédaction dont il ne partagerait plus la ligne éditoriale. La directrice générale, disant dans son courriel savoir que "certains journalistes pourraient ne pas vouloir muter sur cette nouvelle orientation", leur donne deux mois pour la demander. "C'est la première fois que la clause de conscience est déclarée ouverte par un employeur, d'habitude, c'est toujours une bagarre pour la faire reconnaître", analyse auprès d'ASI l’un des membres du bureau national du SNJ, Claude Cécile, dont le syndicat est monté au créneau et a publié un communiqué rageur le 11 décembre, dénonçant "un plan social déguisé". Alors que la méthode Reworld fait tâche d'huile dans les autres groupes de la presse magazine, les lecteurs pourraient bientôt n'avoir le choix qu'entre des titres vidés de leurs journalistes et bourrés de publicité, souvent non signalée.

Sollicitée par ASI, la directrice générale du groupe Rustica, Caroline Thomas, n'a pas répondu.

La direction rétropédale... puis revient sur sa parole


Lors de la réunion d'information des journalistes tenue vendredi 18 décembre, après publication de cet article, les rédactions du groupe Rustica ont découvert, en sus de Caroline Thomas, la présence de Vincent Montagne, le patron de Médias-Participations. Celui-ci, tout en les admonestant, a néanmoins nettement rétropédalé par rapport aux annonces initiales de sa directrice générale, qui a dû retirer certaines des affirmations formulées ces dernières semaines tout en menaçant de faillite les journalistes, selon plusieurs présents. Il ne serait ainsi plus question que la direction ouvre elle-même la clause de conscience, ou que les journalistes soient obligés de participer à la publicité s'ils ne le souhaitaient pas. "On reste très vigilant", confie l'un d'eux à ASI.


Malgré les assurances données le 18 décembre, en février, le SNJ a révélé que les salariés du groupe Rustica ont appris en février que les journalistes partants ne seraient finalement pas remplacés par des journalistes. Mais aussi que leur direction achetait désormais des textes destinés aux sites web de Rustica et de Système Dà l'entreprise malgache Setex, dont le groupe Reworld est d'ailleurs également client, "achetés 35 euros les 800 mots", soit "environ 12 euros le feuillet (1 500 signes, ndlr) quand le salaire minimum conventionnel de la presse magazine est à 53,36 euros le feuillet". Suite à ces communiqués, la directrice générale Caroline Thomas s'est exprimée publiquement pour la première fois dans Le Monde : "Il n’est absolument pas question d’impacter la qualité éditoriale de nos titres. Quant aux départs, ils seront remplacés. Il y aura des recrutements, avec des missions ou des postes qui seront reformatés."

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