Ruffin et "Fakir" espionnés : comment LVMH s'évite un procès

Maurice Midena - - Scandales à retardement - 45 commentaires

... grâce à un arbitrage à l'américaine

Mardi 31 mai, la cour d'appel de Paris a débouté le député et fondateur du journal "Fakir", François Ruffin. Ce dernier avait fait appel d'une décision permettant à l'entreprise de Bernard Arnault de s'éviter une comparution dans un procès pénal, moyennant une amende de dix millions d'euros. LVMH était poursuivi pour avoir fait espionner Ruffin pendant le tournage de son film "Merci Patron". Ruffin et son journal "Fakir" vont se tourner vers la Cour européenne des droits de l'homme.

Cette affaire, "c'est comme si un Français moyen faisait espionner son voisin, et qu'il s'en tirait avec une amende de dix euros".  Robin Cabanel, coordinateur du journal Fakir et ancien collaborateur parlementaire du député François Ruffin, est amer auprès d'ASI. Mardi 31 mai, la cour d'appel de Paris a débouté l'association Fakir (qui édite le journal) ainsi que François Ruffin, qui avaient fait appel d'une décision de justice dans le cadre d'un dossier spectaculaire mêlant la multinationale LVMH, son directeur général Bernard Arnault, et l'ancien directeur des renseignements intérieurs, Bernard Squarcini. Dans le cadre d'une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), jeune procédure judiciaire, LVMH a payé dix millions d'euros au Trésor public... pour s'éviter un procès pénal. Rappel : LVMH a fait espionner François Ruffin, via Bernard Squarcini, quand Ruffin, alors journaliste, tournait Merci patron ! un documentaire sur des ouvriers mis au chômage suite à la délocalisation d'une usine LVMH en Pologne. Le film décrochera en 2017 le César du meilleur documentaire. Notre émission de 2016 est ici, en accès libre. 

Au cœur de ce nouvel épisode, la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). Introduite dans la loi Sapin II en 2016, elle est votée en 2018 par le parlement. "C’est le nom qui a été donné en France à une justice transactionnelle inspirée des modèles anglo-saxons et introduite dans le code de procédure pénale", écrit Fabrice Arfi dans MediapartEn bref : il s'agit pour un mis en cause de s'éviter un procès s'il règle une certaine somme négociée entre lui et la justice, comme c'est le cas, notamment, aux États-Unis. Des ONG dédiées à la lutte contre la corruption avaient pourfendu ce texte dans une tribune au Monde en 2018, refusant une "justice négociée", "qui "permettrait aux fraudeurs d'acheter leur innocence". Cette loi concernait surtout, en France, les faits de corruption et de trafic d'influence, mais son champ a été élargi à la fraude fiscale et aux délits environnementaux de la part des entreprises. Et désormais... à l'espionnage.

Un permis d'espionner

 En avril 2021, Mediapart révèle comment Squarcini, ancien des Renseignements, est accusé par la police d'avoir espionné François Ruffin pendant le tournage de Merci patron ! pour le compte de LVMH. Arfi fait une liste des techniques utilisée par les sous-traitants, présumés mandatés par Squarcini : "[...] infiltration d’une personne au cœur d’un mouvement idéologique, recueil et transmission d’informations, photos, courriels, opérations physiques de repérage et de surveillance sur la voie publique et par des moyens de vidéosurveillance."

C'est une des multiples affaires dans lesquelles est impliqué Bernard Squarcini, surnommé "le Squale" : en août 2021, il totalisait, selon Mediapart, seize mises en examen, pour des chefs qui vont de la compromission du secret de la défense nationale au détournement de fonds publics, en passant par le trafic d’influence. Pour l'espionnage présumé illégal de Ruffin, il est mis en examen le 28 juin 2021. 

Dix millions : le prix de la tranquillité 

Le 17 décembre 2021 donc, dans le cadre d'une CJIP, cette nouvelle procédure, le tribunal de Paris a validé l'accord signé entre LVMH et le parquet dans l'affaire Squarcini, comme le révélait Mediapart. Le leader mondial du luxe a reconnu les faits... et accepté de payer une amende de dix millions d’euros contre l’absence de poursuites pénales. François Ruffin, lors de l'audience officialisant cette décision, a qualifié cette convention de "cadeau de Noël" fait à Bernard Arnault. La somme, en effet, paraît dérisoire : dix millions d'euros, c'est 0,02 % du chiffre d'affaires de LVMH. Alors que la loi prévoit des sommes pouvant aller jusqu'à 30 % du chiffre d'affaires dans le cadre de ces conventions. Dans une tribune au Monde, un collectif d'associations anticorruption et de journalistes ont dénoncé cette convention et cette justice "à deux vitesses" que peuvent s'acheter les plus riches : "Une justice expéditive et complaisante aux intérêts des puissants, est-ce encore une justice ? Où s’arrêtera cet élargissement, ce détournement de la CJIP ? Quels délits, commis par des multinationales, pollutions, mises en danger de la vie d’autrui, atteintes à la liberté d’expression, etc., quels délits ne pourront pas faire l’objet de cet avatar du commerce des indulgences ? Quels délits ne seront pas rachetés par le chéquier ?"

Sans trop y croire, en mai dernier, Ruffin et Fakir ont fait appel de cette décision (ils avaient déjà été balayés mi-février par la Cour de cassation, laquelle avait rappelé que l'homologation d'une CJIP n'était "susceptible d'aucune voie de recours", comme l'a rappelé France 3)Dans un communiqué de ce 31 mai, la Cour d'appel de Paris a simplement déclaré "irrecevables" les appels interjetés par l'association Fakir et Ruffin, tout comme la demande de questions prioritaires de constitutionnalité : le député et son journal voulaient que soit vérifié auprès du Conseil constitutionnel si le champ d'application de la CJIP, ainsi que  l'absence de voie de recours offerte à la partie civile, étaient en accord avec la Constitution.  Il faudra attendre la publication de l'arrêt dans les prochains jours pour mieux saisir ce qui a motivé la décision de la Cour d'appel, notamment concernant le refus de soumettre une QPC au Conseil constitutionnel. Fakir et Ruffin ont pour le moment épuisé tous les recours en France. Ils vont donc se tourner vers la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Au procès, "il n'y aura pas de donneur d'ordre"

Dans cette affaire, il ne s'agit pas seulement de l'espionnage présumé d'un particulier par un ancien patron du renseignement intérieur. Mais de l'espionnage présumé d'un titre de presse (la rédaction de Fakir a été espionnée) par un industriel qui était dans son viseur. Mais pour Robin Cabanel, l'atteinte au travail des journalistes est absente de la procédure. "Ce qui est étonnant, relève Cabanel auprès d'ASI, c'est que Fakir est un journal, mais que cela n'est quasiment jamais spécifié dans les débats. Pour le moment, on nous montre surtout que la première fortune de France peut échapper à un procès" contre de l'argent, estime Cabanel.

Si LVMH échappe à un procès pénal, celui-ci devrait cependant bien avoir lieu. Il manquera dans la salle... rien moins que ceux qui sont les commanditaires présumés de l'espionnage. Du côté de Laure Heinich, avocate du journaliste aujourd'hui député de la Somme, on se montre assez circonspect : "Quand Squarcini va être jugé,explique Heinich à ASI, il n'y aura pas de donneur d'ordre, ce qui est quand même fou. Quand quelqu'un va dire, «j'ai reçu l'ordre d'untel», il n'y aura personne pour répondre."En tout cas ni Arnault, ni LVMH. Certes, Ruffin et Fakir peuvent toujours poursuivre LVMH au civil pour demander des dommages et intérêts, mais le député de la Somme a toujours affirmé qu'il n'était pas là pour l'argent. Et d'espérer que la magistrature européenne sera moins indulgente pour le milliardaire que la justice française. 


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