RMC et les allocations de rentrée scolaire : retour éclairé sur la séquence
Enzo Chesi - - Intox & infaux - 38 commentairesLe point sur les clichés associés à l'ARS avec un sociologue et ATD Quart Monde.
Un extrait de l'émission "Estelle Midi", diffusée sur RMC, a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux, provoquant l'indignation. Dedans, un journaliste en plateau explique que les bénéficiaires de l'allocation de rentrée scolaire (ARS) l'utiliseraient pour acheter des consoles de jeux vidéos. Une déclaration semblable à de nombreuses autres, égrainées pendant les 20 minutes d'émission. "Arrêt sur images" revient sur les grands points du débat, aux côtés du sociologue Denis Colombi et du délégué national d'ATD Quart Monde Geoffrey Renimel.
"On revient sur ces fameuses polémiques qui perdurent. L'allocation de rentrée scolaire, c'est fait pour acheter des fournitures scolaires, pas trop d'écrans plats".
C'est par ces mots que Rémy Barret, présentateur de l'émission Estelle Midi, diffusée ce lundi 18 août sur RMC, décide d'introduire le débat : "
Faut-il imposer des justificatifs d'achats aux allocations de rentrée scolaire ?"
.
La discussion est organisée la veille de la diffusion de l'Allocation de rentrée scolaire (ARS) à plus de 3 millions de foyers. Accordée en fonction des revenus des parents d'enfants de 6 à 18 ans, cette aide vise à amortir le coût de la rentrée scolaire. Le montant de l'aide varie entre 423,48 euros et 462,32 euros, en fonction de l'âge de l'enfant. Autour de la table pour en parler : une équipe de chroniqueurs·euses composée de Clément Gwizdz et des journalistes RMC, Périco Légasse, Emmanuelle Dancourt et Jean-Philippe Doux. Un extrait de l'intervention de Jean-Philippe Doux, précisément, relayé sur X et sur Instagram, a suscité de vives réactions : "On le sait tous. J'ai un ami qui travaille dans la grande distribution, au niveau du siège social. C'est un très grand groupe. Il me dit : «On ne vend jamais autant de consoles de jeux que quand l'allocation de rentrée est sortie»"
.
Si cette courte citation a pu agacer les internautes, elle reflète la teneur des débats tout au long de la séquence. Une séquence de 22 minutes au cours de laquelle se multiplient les clichés en tous genres sur les bénéficiaires de l'ARS. Arrêt sur images
refait donc le fil de l'émission avec Denis Colombi, sociologue et auteur de Où va l'argent des pauvres : Fantasmes politiques, réalités sociologiques
(Payot, 2020), et Geoffrey Renimel, délégué national d'ATD Quart Monde, auteur d'En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté
(Editions Quart Monde, 2020).
"Nous autres contribuables aimerions savoir où vont nos impôts"
Sur le plateau, une sonnerie de rentrée scolaire retentit et le débat commence. Clément Gwizdz se charge d'un rappel des faits. Il s'appuie notamment sur une déclaration de l'ancien ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, en 2021. "Selon lui, affirme
ClémentGwizdz, cette allocation est parfois utilisée pour acheter des écrans plats"
. Le journaliste poursuit, en énonçant quelques chiffres, comme celui de 1 315€ : le montant moyen que les familles dépensent par enfant durant leur scolarité. Le chroniqueur enchaîne : "Certains dénoncent des dérives, d'autres rappellent que la majorité des foyers l'utilisent bien pour préparer la rentrée"
. Si cette présentation peut paraître "équilibrée"
, selon Geoffrey Renimel, elle est en réalité problématique : "On met en équivalence deux types d'arguments alors que le premier repose sur un ressenti" - les supposées dérivées - "tandis que l'autre se base sur des études"
.
Parmi les études à disposition, le chroniqueur cite celle de la CAF. C'est une enquête réalisée en novembre 2022 auprès de 2000 familles bénéficiant de l'Allocation de rentrée scolaire (ARS). "Les familles semblent se plier aux règles"
, note le chroniqueur, alors que l'étude, en l'occurrence, n'émet aucun doute. Les données recueillies reposent sur les déclarations des familles. Elles concluent que la part dite des "dépenses qui ne sont pas liées à la scolarité"
serait de... 0%. Pour le sociologue Denis Colombi, le mythe qui voudrait que les familles utilisent l'argent de l'ARS pour leurs loisirs est une "pure invention médiatique et politique"
: "Cette polémique (sur les ARS) revient chaque année alors qu'il n'y a aucune étude de la CAF, aucun rapport, rien, qui montreraient qu'il y a un problème"
.
Le rappel des "faits" terminé, c'est au tour du journaliste Périco Légasse, "de retour de vacances"
comme le souligne Rémy Barret en début d'émission, de répondre à la question : Faut-il imposer des justificatifs d'achats ? "Toutes dotations publiques doivent être justifiées, et nous autres, contribuables, aimerions bien savoir où vont nos impôts",
réclame-t-il. Pour Denis Colombi, vouloir le contrôle sur l'utilisation de ses impôts, tel que suggéré par Périco Légasse, relève d'une forme de "fascination pour l'argent, et spécifiquement pour celui des pauvres"
de la part de ceux qui tiennent ce genre de discours. "Ils considèrent que cet argent est le leur et qu'ils peuvent le gérer à leur guise, en fonction de leurs besoins. Or, ce n'est pas le cas"
, précise-t-il.
Une injonction paternaliste
Pour Périco Légasse, qui est aussi critique gastronomique, cette requête à l'égard des pauvres serait dans leur intérêt : "D'abord, ça va les aider eux-mêmes, quelque part, à valoriser leurs choix"
. Sous-entendu pour lui, en exigeant des justificatifs, "les achats des personnes défavorisées",
qui ne concernent pas directement la scolarité, comme les vêtements, pourront figurer sur une "liste élargie"
de dépenses possibles. Selon Geoffrey Renimel, cette déclaration relève d'une "dimension paternaliste"
. "C'est intéressant ici de voir que l'argent public dépensé pour les plus pauvres doit être justifié à l'euro près alors qu'on a vu dans un rapport du Sénat que 211 milliards d'euros avaient été accordés aux entreprises, sans contrepartie"
, souligne-t-il.
C'est au tour de Jean-Philippe Doux, journaliste et libraire, de donner son point de vue, après 4 minutes de débat : "Moi je suis contre les chèques en blanc. C'est pas possible qu'on dise : «On mise sur la confiance». Mais qui fait ça ?"
, s'insurge-t-il. Dans la suite de son intervention, il partage l'anecdote de son ami - la fameuse, décriée sur les réseaux sociaux selon laquelle "On ne vend jamais autant de consoles de jeux que quand l'allocation de rentrée est sortie"
. Pour le délégué national d'ATD Quart Monde, faire appel à une source amicale est une stratégie rhétorique : "Les spectateurs peuvent plus facilement s'identifier au témoignage, plutôt qu'à une étude qui par définition est froide et distancée." Pourtant, poursuit-il "sur le fond, cela mériterait de vérifier s'il y a bien eu une augmentation des ventes de consoles. Et même si tel est le cas, la corréler à l'ARS n'est pas possible"
.
Mais Jean-Philippe Doux ne s'arrête pas là dans les exemples. Il propose de mettre en place un "pass rentrée"
pour "flécher les dépenses"
. "Il y aurait une liste". Elle pourrait inclure "pourquoi pas une tenue, mais pour les enfants"
, insiste-t-il. "C'est pas parce que votre enfant rentre en CM2 que vous achetez une nouvelle robe ou un nouveau costard".
Pour le sociologue Denis Colombi, la séquence est caractéristique du "mépris de classe et du rejet de la capacité des plus pauvres à gérer leur argent".
Des préjugés qui sont en l'occurrence en opposition totale avec la réalité. "Dans mon livre, je montre que l
es pauvres font beaucoup d'efforts pour gérer leur argent. Ils le gèrent du mieux qu'ils peuvent. Ils ont des stratégies parfois extrêmement contraignantes, de dépenses, de calculs permanents. Ce qui n'est pas le cas des autres classes sociales"
, analyse-t-il.
"Il n'y a pas de chiffres, il n'y a pas de faits"
Seule à défendre le fonctionnement actuel de l'ARS, la journaliste Emmanuelle Dancourt - qui est en train de "bouillir" selon Rémy Barret - présente ses arguments après de 6 minutes de discussions : "J'adore quand ceux qui ne touchent pas cette allocation s'expriment contre les évidences. L'enquête évoquée par Clément semble très claire. Ce n'est pas un chèque en blanc. Et quand bien même, on fait ce que vous dites, ce serait l'usine à gaz pour tout vérifier"
. En guise de réponse, le journaliste Périco Légasse tient à relever que "la CAF ne dit pas «100%» mais «majoritairement». Donc pour ceux qui restent, ce serait bien un justificatif"
. Un argument "classique"
selon Geoffrey Renimel : "On retrouve la même chose sur les fraudeurs alors que ça ne concerne qu'une minorité de personnes. Il y a vraiment une question à se poser journalistiquement de jeter le discrédit sur une majorité de personnes"
.
Après 8 minutes de discussion, Anthony, auditeur, décroche son téléphone depuis le département du Nord. Il est commissaire aux comptes et père de famille. Il n'est pas éligible à l'ARS. "Je suis juste au-dessus du seuil"
, indique-t-il. Pour lui, "il
faut des contrôles plus importants" sur la manière dont est dépensée l'ARS
. Durant 6 minutes, l'auditeur et les journalistes partageant son point de vue discutent, jusqu'à ce que Rémy Barret interpelle Emmanuelle Dancourt : "Tu entends le sentiment d'Anthony, qu'il soit justifié ou pas dans la réalité. [...] On va mettre les pieds dans le plat, certains profitent du système, des avantages dont ils peuvent bénéficier pour faire n'importe quoi, au moins ça ?"
. "Non moi je suis désolé je reste sur mes positions"
, répond la journaliste. "On est pas des gamins. On ne sait pas ce que les gens mettent dedans, ça peut être aussi l'essence pour aller à l'école...".
Coupée par Périco Légasse qui lui répond, narquois, "donc on supprime la Cour des Comptes"
.
Le débat se poursuit avec un autre auditeur. Il s'appelle Mathieu. Il est kinésithérapeute, père de famille et ne bénéficie pas, lui non plus, de l'ARS. Il dit avoir dépensé "80€ de fournitures scolaires"
pour ces enfants. Par conséquent, il trouve le montant de l'allocation (autour de 400 euros) "disproportionné"
. Rémy Barret en profite pour relancer à nouveau Emmanuel Dancourt : "Est-ce-que tu peux entendre ce que dit Mathieu ?"
. "Mais le problème c'est le sentiment. Moi je suis journaliste, je veux des faits..."
, lui répond-t-elle avant d'être une nouvelle fois coupée par Périco Légasse : "Mais c'est quoi les faits ? Anthony paye plein pot, c'est pas un sentiment"
. Emmanuelle Dancourt tente alors un "tenons nous aux chiffres et aux faits"
que le critique gastronomique balaye d'un "il n'y a pas de chiffres et de faits"
.
Sondage : Faut-il imposer des justificatifs d'achats ? 84% de oui, 16% de non
La séquence sur l'ARS se conclut par un sondage des auditeur·rices réalisé en temps réel, au cours de l'émission. Résultat : 84% répondent positivement à la proposition d'imposer des justificatifs d'achats aux bénéficiaires de l'allocation de rentrée scolaire. De quoi donner encore plus de poids à la position tenue par Anthony et Mathieu en plateau.
Selon Denis Colombi, le témoignage d'Anthony mérite une réflexion plus générale. Au micro de RMC, depuis le Nord, le commissaire aux comptes disait "avoir du mal à assumer auprès de son enfant"
que sa copine de classe, qui bénéficierait de l'ARS, puisse avoir une paire de basket à près de 100€, alors que lui ne peut pas se le permettre. Pour Denis Colombi, "ce sont parfois des choix qui cachent d'autres sacrifices. Peut-être que le frigo est vide pour celle qui a une bonne paire de basket. Après on peut se dire : «Pourquoi ce choix ?». C'est le même reproche fait à ceux qui utilisent l'ARS pour de la nourriture plutôt que pour leurs enfants. Peut-être qu'ils font le choix de se priver pour leur faire plaisir, pour les protéger de la pauvreté. C'est un comportement qu'on constate dans les enquêtes sociologiques au moins depuis les années 1950"
.
Selon le sociologue, "on peut s'interroger sur l'importance dans la société d'avoir une belle paire de basket. Pourquoi le harcèlement se porte sur les enfants qui ont des signes extérieurs de pauvreté ? Ce serait des questions plus intéressantes à poser pour ces médias qui abordent beaucoup de sujets sur les allocations"
. Pour Denis Colombi, ce genre de débat "est un moyen de créer des divisions au sein des classes populaires. Ceux qui touchent des allocations ne sont pas dans des situations plus confortables que ceux qui ne la touchent pas, loin de là. En créant ainsi des épouvantails, on va miner les mécanismes des solidarité. C'est quelque chose qui existe depuis les années 1930 où on cherche à se distinguer des autres, des parasites, des assistés, etc. Et c'est d'autant plus vrai dans ce contexte de droitisation médiatique et politique"
.
Contactés par ASI, ni RMC ni Périco Légasse n'ont répondu à nos sollicitations.