Rémi Gaillard, celui dont on ne doit pas prononcer le nom (sur France 2)

Pauline Bock - - Scandales à retardement - 20 commentaires

"On s'est engagés auprès de France 2 à ne pas faire de polémique autour de Rémi Gaillard"

Dans l'émission de témoignage "Ça commence aujourd'hui", un ancien sans-abri invité pour raconter son parcours a souhaité remercier l'humoriste Rémi Gaillard pour son aide. Mais la réalisatrice de l'émission lui a interdit de le faire en plateau, arguant d'une obligation issue de France 2. Après notre appel, l'émission décide de démentir publiquement plutôt que d'expliquer cette pratique pourtant formulée de manière explicite dans l'enregistrement de l'appel que nous avons obtenu. Pourquoi le nom de Rémi Gaillard est-il imprononçable chez France Télévisions ? Enquête.

C'est en faisant n'importe quoi qu'on devient n'importe qui, répète à l'envi le vidéaste et humoriste Rémi Gaillard. Chez France Télévisions, peut-être faudrait-il instaurer un nouveau slogan : "C'est en essayant de censurer une polémique qu'on se retrouve avec un effet Streisand sur les bras." Le 10 janvier, l'émission Ça commence aujourd'hui, présentée par Faustine Bollaert et diffusée sur France 2, invitait plusieurs jeunes qui ont été sans-abri et se sont "sortis de la rue", pour raconter leurs parcours. Parmi eux, Pierre-Alain de Piccoli, dit "Pierrot de la lune" ou plus simplement "Pierrot" (sa préférence, que nous utiliserons dans cet article). Le jeune homme de 25 ans a vécu trois ans dans la rue à Montpellier avec sa chienne Biancka. Invité pour donner son témoignage inspirant (il gère désormais une association qui vient en aide aux personnes sans-abri), Pierrot ne s'attendait pas à "mettre le feu aux poudres", selon les mots de la réalisatrice de l'émission, en ne faisant que remercier celui qui "l'a sorti de la rue".

"Par contre, tu ne cites pas Rémi Gaillard"

L'épisode est ensuite promu sur les réseaux sociaux, avec la mise en avant d'une vidéo de Pierrot qui relate son parcours. "Après trois ans dans la rue, Pierrot en est sorti grâce à un article dans la presse où il dénonçait la situation des SDF lors du 1er confinement,"résume le compte Twitter de Ça commence aujourd'hui. Sauf que cette affirmation est incorrecte : avant les articles, il y avait l'aide de Rémi Gaillard. Contacté par Arrêt sur Images, Pierrot nous explique que s'il a retrouvé un logement aujourd'hui, c'est avant tout grâce à l'aide de celui qu'il décrit comme "son mentor" et dont il est resté proche. "Rémi Gaillard, c'est l'élément déclencheur qui a fait que je m'en suis sorti," dit-il. 

Les deux hommes sont en contact depuis plusieurs années : lorsque Pierrot était sans-abri, il avait appelé l'association de Gaillard pour la défense des animaux. "Je ne pouvais pas faire garder ma chienne alors que j'avais trouvé un travail, et je savais qu'à Montpellier, il faisait énormément pour les animaux, explique-t-il. Au premier confinement, quand [les autorités] ont fermé les toilettes publiques, j'avais fait une vidéo que Rémi Gaillard a relayée, ce qui m'a permis d'être un peu médiatisé. Après un article du Midi Libre, j'ai pu trouver un appartement." Le jeune homme ajoute qu'il touchait le chômage mais que personne, "ne voulait louer à un sans-abri avec un chien" avant cet épisode. "Ça m'a permis l'accès au logement. Je ne m'en serais jamais sorti si Rémi n'avait pas relayé mes vidéos, mon parcours, tout ça."

Dans un autre article de Midi Libre, qui revient en décembre 2020 sur l'évolution de sa situation suite à son installation dans son appartement, le premier des remerciements de Pierrot était d'ailleurs adressé à Rémi Gaillard. "Il s'excuse, pour sa barbe trop longue et ses cheveux mal peignés. […] Puis il remercie. L'humoriste Rémi Gaillard, qui lui a tendu la main pendant le premier confinement, le journaliste de Midi Libre Thierry Jougla, qui a médiatisé sa situation, et tous les anonymes qui – à travers un geste concret ou un simple message de soutien sur les réseaux sociaux – ont fait avancer sa situation."

Lorsque Pierrot a été contacté pour participer à l'émission Ça commence aujourd'hui, personne ne l'a informé qu'il n'aurait pas le droit de parler de Rémi Gaillard à l'antenne, dit-il. C'est seulement "dans les loges", quelques minutes avant le tournage de la partie "témoignage", sur le plateau à Paris, qu'il l'apprend. "Ils sont venus à Montpellier toute une journée pour filmer ma vie, les maraudes que je fais avec mon association. Et en arrivant sur Paris, le jour de l'émission en loges, on me dit : «Par contre, tu ne cites pas Rémi Gaillard.» Je réponds que je le citerai quand même. On me dit que si je le fais, ça sera coupé au montage." 

Coincé, Pierrot accepte de rester vague dans son récit. Sur le plateau, il évoque le relais par "plein de gens"de la vidéo ayant abouti à ce qu'il puisse retrouver un logement. "Je ne voulais pas salir l'émission, raconte-t-il comme en s'excusant. Le sujet restait intéressant." Il prévient toutefois l'équipe qu'il "remerciera Rémi à la diffusion", et le 10 janvier, en apercevant le tweet de Ça commence aujourd'hui, décide de rectifier le tir. "MerciFrance 2 d'avoir mis la lumière sur les invisibles qui vivent à la rue et d'avoir partagé mon parcours dansÇa commence aujourd'hui, poste-t-il sur Twitter. Mais vous m'avez demandé de ne pas citer celui qui m'a sorti de la rue, sous peine de couper au montage. Alors, je le dis ici : Merci Rémi Gaillard."

"C'est quand même troublant qu'on ne puisse pas dire mon nom à la télé"

Rémi Gaillard, contacté par ASI, s'amuse de cette "censure" sans la comprendre. "J'ai rarement eu de problèmes avec France 2 et France Télé, je ne les ai quasiment jamais taclés, rigole-t-il. J'aimerais bien savoir pourquoi ! Cette question que vous me posez, je me la pose aussi." Deux théories ont sa faveur à propos de la rancœur que France Télévisions semble lui porter. Première possibilité, France 2 est échaudée depuis que sa petite sœur en région, France 3 Occitanie, a annulé en mars 2020 un débat durant la campagne des municipales à Montpellier après que Gaillard, candidat et 4e dans les sondages, a diffusé un appel avec le rédacteur en chef de France 3 Occitanie : on lui expliquait alors qu'il n'était pas invité, comme neuf autres des quatorze candidats à la mairie. Le tout avait entraîné la défection de plusieurs des invités au débat : "Je les ai piégés parce que je les ai enregistrés, et le débat a été annulé. C'est peut-être pour ça." Dans l'article d'ASI d'alors, le rédacteur en chef de la chaîne Christophe Chassaigne ne faisait qu'exposer son choix, sans réagir directement sur les agissements du "clown" autoproclamé. Mais les syndicats représentés à France 3-Occitanie s'étaient unis dans un communiqué dénonçant un "naufrage".

L'autre théorie de Rémi Gaillard : les médias l'évitent depuis qu'il a piégé la presse avec une fausse histoire d'ovnis en novembre 2021, un épisode que nous vous racontions également ici. Si TF1 était tombé dans le panneau, aucune chaîne de l'audiovisuel public ne s'était cependant laissée berner. "Ou alors, ma réputation me précède peut-être parce que j'ai piégé Confessions intimes?", suppute encore Rémi Gaillard. Mais ça aussi, c'était sur TF1, pas France Télévisions… et le canular date de 2013

Rémi Gaillard se dit "halluciné" qu'une "émission lambda, qu['il] ne connaissait même pas", l'ait ainsi "blacklisté". Il soupire : "Si moi je suis blacklisté, mais qui d'autre ? C'est quand même troublant qu'on ne puisse pas dire mon nom à la télé." Quant à Pierrot, lui demander de ne pas citer Gaillard lui a semblé "vraiment injuste", témoigne-t-il. "Il a fait et fait encore énormément pour aider les sans-abri, ne pas le citer, c'est quoi le but ? Ce n'est pas normal." Il assure avoir naturellement voulu expliquer la raison de son "oubli" dans son tweet, et n'avoir compris que lorsqu'il a reçu un appel de la réalisatrice de Ça commence aujourd'hui, émission produite pour France 2 par Réservoir prod – et propriété du groupe Mediawan, fournisseur de très nombreuses émissions et fictions pour France Télévisions.

"Il aurait juste fallu le remercier sans dire qu'on vous l'avait interdit"

Après le tweet initial de Pierrot, la réalisatrice, Jennyfer Bedjai, panique et l'appelle pour exiger qu'il supprime ses messages sur Twitter. Mais elle ne se doute pas que sur les conseils de Rémi Gaillard, Pierrot enregistre ses conversations avec elle. Rémi Gaillard en partage ensuite des extraits sur Twitter : l'on entend distinctement Jennyfer Bedjai intimer à Pierrot, sur un ton agacé et plus qu'insistant, de "supprimer" son tweet… avant de lui en dicter d'autres plus favorables à son émission, parce que "la chaîne et [s]a productrice" lui ont demandé de "rectifier ça" ! Des propos réitérés dans un second appel faisant suite à une première interpellation de l'émission par Gaillard sur Twitter, le 10 janvier. La vidéo de l'humoriste, racontant une censure claire et nette de la part du service public, prend comme un feu de paille sur les réseaux sociaux : la réalisatrice de l'émission redécouvre le célèbre "effet Streisand", soit la propagation décuplée sur internet d'une censure jusque-là restée invisible

Cet enregistrement confirme en effet les dires du jeune homme concernant le bannissement du nom "Rémi Gaillard" sur le plateau – Arrêt sur Imagesa pu écouter l'intégralité de l'enregistrement des échanges entre Jennyfer Bedjai et Pierrot. Durant plus d'un quart d'heure, Pierrot lui répète qu'il "souhaitait simplement remercier Rémi", ce qu'on lui "avait interdit de faire", et que cela "l'embête" de supprimer son tweet. "Il aurait juste fallu dire : «Bon, je n'ai pas pu en parler sur le plateau», sans dire qu'on vous l'avait interdit", répond Bedjai dans un des extraits diffusés par Gaillard.

Ce n'est pas tout. Dans l'enregistrement intégral que nous avons pu écouter, elle se fait bien plus précise : "Parce qu'en fait, le problème, c'est que c'était des bisbilles de France 2. […] Là, vous remettez en question France 2, donc France 2 nous tombe dessus", poursuit-elle. "C'est juste qu'il y avait eu un souci avant avec France 2, et que c’est notre diffuseur, donc quand ils nous demandent quelque chose, on est obligés de leur accorder", peut-on entendre dans ces parties que n'a pas retenues Gaillard dans son montage vidéo. Bedjai précise ne pas en savoir davantage sur les motivations de France 2 de ne pas vouloir citer Gaillard à l'antenne, mais explique ne pas avoir le choix : si Pierrot ne rectifie pas son post, elle va "se faire défoncer".

La suite est à nouveau présente dans la vidéo de l'humoriste. Selon la réalisatrice, Pierrot a "deux solutions" : soit "supprimer et ne rien remettre derrière", soit "supprimer et remettre derrière un truc sans plomber France Télé". Et, tant qu'à faire, "voir avec Rémi [Gaillard] s'il peut enlever sa publication, parce que France Télé et France 2 sont nommés". Certes, dit-elle encore, Rémi Gaillard est "un mec très bien, qui peut s’engager auprès des animaux, par contre à partir du moment où ça touche un système qui le fait chier, il va faire chier le système". Elle soupire : "Nous, on s'est engagés auprès de France 2 à ne pas faire de polémique autour de Rémi Gaillard, et au final, il y en a une quand même." 

Après le premier tweet posté par Rémi Gaillard le 10 janvier, dans lequel il s'émeut de la censure, Jennyfer Bedjai rappelle Pierrot. Sur un ton très sec, elle lui fait des reproches. "Je vous avais demandé de faire arrêter la polémique et en fait c'est en train de monter encore au créneau." Une fois de plus, elle lui dicte ce qu'il doit écrire sur Twitter : "Là, ce que je vous demande, Pierrot, c'est de ne pas appeler Rémi Gaillard et de répondre à son tweet en disant : «On arrête la polémique là, l'émission a été très bienveillante.»" Lorsqu'elle ajoute, sur un ton presque insultant, qu'il est "hors de question de cracher dans la soupe", il est difficile de savoir si ces mots font toujours partie du tweet qu'elle lui dicte, ou si elle fait la morale au vingtenaire. "Je n'ai pas du tout aimé le ton sur lequel elle me parlait, confie Pierrot. Ce n'est pas normal de faire ça. Je n'ai pas menti, je me suis exprimé [sur Twitter] comme je voulais le faire. Je suis majeur et vacciné, je n'ai pas à supprimer mon tweet." 

Au-delà de cette impolitesse manifeste, il ne comprend pas en quoi le nom de Rémi Gaillard, surtout mentionné en passant pour relater d'une bonne action, serait si sulfureux. Il n'est pas le seul. "J'avoue que je ne vois pas pourquoi on aurait un différend au point de ne pas citer quelqu'un, allant jusqu'à dissimuler une info [en parlant incorrectement de Midi Libre comme du déclencheur de la sortie de la rue de Pierrot]", s'étonne le journaliste Serge Cimino, délégué syndical SNJ chez France Télévisions. Peut-être est-ce "un malentendu" qui en devient "une affaire" ? Il n'en sait rien, mais une chose est sûre : "On appelle ça le point Streisand."

"Cher" Rémi Gaillard, "aucune consigne vous concernant"

Le 14 janvier en fin d'après-midi, cet article approchait de sa publication, dans l'attente d'une réponse de la direction de la communication de France Télévisions. L'émission Ça commence aujourd'huia alors répondu à Rémi Gaillard sur Twitter, deux jours après la vidéo de l'humoriste. "Cher [Rémi Gaillard], aucune consigne vous concernant, rassurez-vous. En général, on préfère laisser + de place aux témoignages à l'antenne qu'aux remerciements, peut-on lire dans ce message. Merci pour l'aide que vous avez apportée à Pierrot et merci à tous pour l'élan de générosité après l'émission !" 

Problème : cette affirmation est instantanément démentie par les faits. Durant l'émission où était invité Pierrot, en effet, les autres jeunes invités racontant eux aussi comment ils sont sortis de la rue, ont remercié des artistes – Marion Cotillard et Vincent Cassel – pour leur aide dans leur parcours. Sans que cela ne pose de problème, ni que ces séquences soient coupées au montage. "Alors certes, je ne fais pas de cinéma," tempère Rémi Gaillard sans pour autant se montrer naïf : "C'est dingue, on a des enregistrements qui disent tout le contraire ! Je trouve ça délirant, c'est indécent." Difficile, effectivement, de faire plus clair que ces appels téléphoniques dans lesquels la réalisatrice de l'émission affirme qu'il "aurait juste fallu dire : «Bon, je n'ai pas pu en parler sur le plateau», sans dire qu'on vous l'avait interdit." C'est en censurant n'importe qui qu'on finit par raconter n'importe quoi.

Contactées, Jennyfer Bedjai et Réservoir Prod ne nous ont pas répondu. France Télévisions n'a pas souhaité commenter.

 

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