Racisme policier en France : genèse de trois scoops

La rédaction - - Investigations - 24 commentaires

Retour sur les enquêtes d'Arte Radio, Mediapart et StreetPress parues jeudi 4 juin 2020

Les sujets étaient en préparation mais l'actualité a précipité leur parution : Camille Polloni (Mediapart), Ilham Maad (Arte Radio) et Ronan Maël (StreetPress) racontent à Arrêt sur images la genèse de leurs scoops sur le racisme dans la police française, tous trois mis en ligne ce 4 juin 2020.

"Je n’attends qu’une chose, c’est que tous ces gens crèvent. […] Ça régénérera l’espèce humaine et surtout la race blanche" . Ces propos racistes, ce sont ceux d'un policier. Révélés par Arte Radio et Mediapart, ils font partie d'un corpus beaucoup plus large de messages vocaux racistes, antisémites, sexistes et homophobes diffusés sur un groupe WhatsApp privé de policiers de Rouen. Au même moment, StreetPress publie une enquête sur un groupe Facebook (national) de milliers de policiers, qui s'envoient des messages du même acabit. Alors que les affaires George Floyd et Adama Traoré secouent l'opinion publique, de nombreux médias se demandent si la situation française est comparable à celle des États-Unis. La police française est-elle vraiment aussi raciste que la police américaine ?  Face à ces interrogations, certains se fendent d'une chronique un peu gênée. D'autres, comme Le Parisien ce 4 juin, laissent la parole au directeur général de la police nationale qui l'assure : "La police en France n'est pas raciste."

De leur côté, Mediapart, Arte Radio et StreetPress apportent des preuves et un aperçu de la situation au sein de la police. Mais l'histoire de ces trois enquêtes, publiées le même jour, ne tient pas qu'à l'actualité de cette semaine.

"J'ai compris qu'il fallait que je fasse quelque chose"

La documentariste Ilham Maad est l'autrice du podcast diffusé sur Arte Radio. Originaire du Havre, elle connaît depuis plusieurs années Alex, le policier noir qui a porté plainte contre les agissements de ses collègues en décembre 2019, après avoir découvert l'existence du groupe WhatsApp. "Déjà en 2010, il m’avait parlé du fait qu’il rencontrait de temps à autre des comportements racistes dans son métier.  Quand il a porté plainte, j'ai appelé des copains journalistes pour qu'ils relaient l'affaire. Moi, je fais du documentaire, je ne suis pas une 'journaliste news' ou une journaliste police-justice. Donc je ne me sentais pas la légitimité de le faire. Mais une fois que j'ai pris connaissance des messages WhatsApp, j'ai compris qu'il fallait que j'en fasse quelque chose", raconte Ilham Maad. Nous ne saurons pas comment elle s'est procuré les messages : secret des sources. Mais avec ses 16 heures de messages vocaux enregistrés, elle propose le sujet à Arte Radio, qui l'achète.  En février, elle fait une longue interview d'Alex et de son avocate dans les studios d'Arte Radio : 4 heures de confidences sont enregistrées. 

A Mediapart, c'est la journaliste Camille Polloni, en charge des sujets minorités et discriminations, qui a repéré le sujet. Elle tombe en janvier sur les articles de Paris Normandie et 76actu qui racontent la plainte d'Alex contre ses collègues. "J'ai été étonnée par la teneur des propos qui étaient cités dans les papiers. Puisqu'une enquête était ouverte, j'ai eu envie de suivre le dossier", raconte la journaliste. Polloni entre en contact avec Alex et son avocate, et elle rencontre le policier au mois de février. "L'idée était d'en faire un article rapidement. Mais le confinement est arrivé, et je n'ai plus eu le temps. Il y avait d'autres sujets d'actualité urgents à traiter, notamment liés à la crise sanitaire", dit la journaliste. Ilham Maad et Camille Polloni  sont en contact par l'intermédiaire de l'avocate d'Alex. Elles savent que l'autre est sur le même sujet, mais travaillent de manière parallèle.

Pour l'enquête de StreetPress, c'est le journaliste indépendant Ronan Maël qui trouve le sujet. "Je devais travailler sur la sécurité privée, et du coup... je me suis intéressé à la sécurité publique. Je suivais sur les réseaux sociaux des groupes de policiers, et c'est comme ça que je suis tombé il y a plusieurs mois sur le groupe 'TN Rabiot Police Officiel'. Je voyais passer des messages un peu 'limite', sans y prêter attention. Mais pendant le confinement, j'y ai passé beaucoup plus de temps, et j'ai vu des messages, des blagues, et des propos racistes. Tout s'est accéléré jeudi 28 mai, quand j'ai vu passer un 'meme' qui m'a choqué [le montage figure au tout début de l'article de StreetPress et fait l'apologie de plusieurs morts violentes causées par des policier, ndlr]. Le lendemain, j'ai écrit un pitch pour proposer mon sujet à plusieurs rédactions", raconte-t-il. 

"Les sons étaient très éprouvants à écouter"

Ronan Maël a déjà la majorité des éléments de son enquête quand il propose le sujet à StreetPress. Il a notamment fait des captures d'écran des posts problématiques. "J'ai aussi vérifié que les auteurs des posts étaient bien de la police. C'était assez facile parce qu'ils portent parfois leur uniforme sur les photos Facebook, et que je pouvais les retrouver grâce à leur nom dans les fichiers du ministère de l'Intérieur", explique Maël.  Quand StreetPress accepte le sujet le 2 juin, jour de la manifestation contre les violences policières à Paris, il est déjà quasiment prêt.

Pour Maad, c'est en revanche plus compliqué. Avec le confinement, difficile de travailler sereinement. Elle raconte : "Les sons étaient très éprouvants à écouter. On ne peut pas écouter 10 heures de sons de ce type avec un enfant de 3 ans dans la pièce. Donc j'y suis allée petit à petit. Ce qui était très dur, c’était de trouver par où  commencer." Quand le sujet des violences policières resurgit pendant le confinement, elle décide de "mettre un coup d'accélérateur" et passe quelques nuits blanches à travailler à son montage.

Camille Polloni reprend elle son enquête "au fur et à mesure du déconfinement".  Elle apprend la décision de traduire les policiers concernés devant un conseil de discipline, ce qu'elle révélera dans son enquête. Environ une semaine avant la publication, Ilham Maad et elle se contactent et décident d'une publication coordonnée. "La publication tombe à un moment où on parle beaucoup de racisme dans la police, donc on s'est dit que publier maintenant, c'était contribuer au débat. Mais on l'aurait fait de toutes manières, parce que ce sujet nous intéressait depuis longtemps", assure Polloni pour expliquer le timing particulier de son enquête. La journaliste évoque "la ligne volontariste de Mediapart", qui a notamment attribué à une journaliste en particulier, Pascale Pascariello, la couverture des sujets de violences policières.

Ilham Maad assure pour sa part qu'elle avait "quasiment fini" son montage au moment où éclate l'affaire George Floyd. Elle soumet son montage le 29 mai à Silvain Gire, le directeur et fondateur d'Arte Radio. "D'habitude, à Arte Radio, on travaille lentement. Tout doit passer dans les mains d'un réalisateur. Là, du fait de l'actualité, on a fait très vite, et on est passé rapidement d'un montage de 44 minutes à 30 minutes", détaille le fondateur d'Arte Radio. D'autant plus qu'avec la manifestation parisienne du 2 juin en hommage à Adama Traoré, Ilham Maad comprend qu'"il faut que ça sorte". Le podcast est envoyé dans la matinée du 4 juin à Mediapart, et publié sur les deux sites dans la foulée.

A StreetPress, Maël assure qu'il s'agit "d'un hasard" si son article intervient dans un contexte aussi tendu. Comme Camille Polloni, il aurait sûrement aussi fait cette enquête sans la contestation sociale de cette semaine. "Mais il n'aurait pas autant buzzé", admet-t-il. La publication n'a pas été coordonnée avec celle d'Arte Radio et de Mediapart. Elle était déjà prévue le jeudi "parce que le vendredi est moins intéressant pour les reprises de la presse", explique Mathieu Molard, rédacteur en chef à StreetPress. "Quand j'ai vu l'article de Camille Polloni le matin, j'ai quand même travaillé un peu plus vite pour finir dans la journée", confie Maël. 

"À la télé, Le traitement du sujet, c'est Groland"

Les premiers à publier, ce sont Mediapart et Arte Radio. Du côté d'Arte Radio, tout a été prévu pour toucher un public le plus large possible : une belle illustration de Zaven Najjar, un teaser et même une vidéo sur YouTube. Même chose pour StreetPress, qui fait une vidéo de 3 minutes dans laquelle Maël explique son sujet. 

Pour Mathieu Molard, le rédacteur en chef de StreetPress, il était important que ce sujet touche un maximum de personnes. Alors que son média travaille depuis longtemps sur les questions de violences policières, il juge le travail de certains médias sur la question encore largement insuffisant. "Le traitement journalistique de cette question sur les chaînes de télévision, c’est scandaleux. On en est à inviter Véronique Genest pour parler de racisme dans la police (sur CNews, ndlr). C’est Groland", s'indigne-t-il. En fin de journée ce vendredi, l'AFP a bien fait une dépêche dans laquelle elle rapporte le travail de StreetPress, pour raconter la réaction de Christophe Castaner à cette enquête. Puis tout s'enchaîne. 

Le travail d'Arte Radio et de Mediapart a lui aussi été mentionné par l'AFP, et a fait l'objet de nombreuses reprises dans les médias. "Notre enquête a déclenché des réactions très vives : avec une polarisation très forte entre des gens qui disent 'regardez, ça confirme ce qu’on dit depuis des années' et d'autres qui nous font des reproches sur notre manière de traiter le sujet et défendent la police", raconte Camille Polloni. Pour sa part, Ilham Maad est plutôt satisfaite de la réception de son travail : "On s’attendait à recevoir des coups de bâtons, on était prêts pour ça. Et finalement non, on s'en sort plutôt bien. Je pense que c'est parce qu'on a bien travaillé."

Coline Daclin


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