Quand Rajsfus défendait le groupe de rap La Rumeur

Juliette Gramaglia - - 16 commentaires

Retour en 2004 et 2008

Maurice Rajsfus, historien et spécialistes des violences policières, est décédé ce 13 juin, pendant que les rues se remplissaient pour dénoncer ces mêmes violences envers les minorités. Arrêt sur images revient sur un épisode de la vie de cet historien et militant, survivant de la rafle du Vel d'Hiv : son témoignage en faveur du rappeur Hamé, membre du groupe La Rumeur, poursuivi par le ministère de l'Intérieur pour "diffamation" dans un interminable procès qui dura de 2002 à 2010.

Il y a des morts qui résonnent avec l'actualité. A l'exemple de celle de Maurice Rajsfus, "historien de la répression policière""vigie" ou encore "pourfendeur" des violences policières, telles que l'ont présenté les nécrologies publiées dans la presse depuis sa mort, ce samedi 13 juin - le jour-même où des dizaines de milliers de personnes manifestaient sur la place de la République pour dénoncer ces même violences policières et réclamer justice pour Adama Traoré.

Alors que la question de la persistance du racisme dans les institutions policières, en France comme aux États-Unis, est revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines après la mort de George Floyd aux Etats-Unis, les manifestations mais aussi les révélations de plusieurs médias sur des milliers de policiers partageant sur les réseaux sociaux commentaires racistes, sexistes, homophobes et faisant même l'apologie d'une "guerre raciale", Arrêt sur images a décidé de revenir sur un épisode particulier de la vie de Maurice Rajsfus : son témoignage en défense du rappeur Hamé (Mohammed Bourokba de son vrai nom), poursuivi pour diffamation par le ministère de l'Intérieur.

2002 : "Insécurité sous la plume d'un barbare"

Pour comprendre cette histoire, il faut revenir en 2002. Au printemps de cette année-là, Jean-Marie Le Pen prend tout le monde de court en se hissant au deuxième tour des élections présidentielles, poussant plus d'un million de personnes dans la rue. Ce même printemps, quelques semaines avant les élections présidentielles, le groupe de rap La Rumeur, formé à la fin des années 1990, sort son premier album. Pour l'accompagner, le groupe publie un fanzine, La Rumeur Magazine, distribué chez les disquaires. L'un des rappeurs du groupe, Hamé, y publie un texte titré Insécurité sous la plume d'un barbare. Il y dénonce le discours ambiant autour des quartiers populaires, présentés comme des lieux "barbares" dans lesquels il faudrait rétablir "l'ordre républicain". Dénonçant les discours de l'Élysée comme des candidats à l'élection, Hamé écrit : "La République menacée, la République atteinte mais la République debout !!! Quelle leçon d’héroïsme ! Quelle lucidité d'analyse ! Et quel formidable écran de fumée !! A la table des grand-messes, la misère poudreuse et les guenilles post-coloniales de nos quartiers sont le festin des élites. Sous les assauts répétés des faiseurs d'opinion, les phénomènes de délinquance deviennent de strictes questions policières de maintien de l’ordre ; les quartiers en danger se muent en quartiers dangereux dont il faut se protéger par tous les moyens ; et les familles immigrées victimes de la ségrégation et du chômage massif, endossent la responsabilité du «malaise national»".

 Un texte engagé, qui dénonce autant les discours politiques que les violences policières, et qui vaut à Hamé une plainte pour diffamation visant trois extraits, signée de la main du ministre de l'Intérieur en 2002 : un certain Nicolas Sarkozy. Cette plainte marque le début d'un marathon judiciaire qui va durer huit ans. Hamé est relaxé en première instance, puis en appel (en 2004 et 2006). En 2007, l'avocat général se pourvoit en cassation : la relaxe est alors annulée. Mais lors de la nouvelle audience, à la cour d'appel de Versailles en 2008, Hamé est de nouveau relaxé. Ce n'est pas fini. Le procureur général de la cour d'appel de Paris fait de nouveau appel à la Cour de cassation... mais en 2010, celle-ci rejette ce nouveau pourvoi. L'affaire est définitivement close. La Cour de cassation estime que"les écrits incriminés n’imputaient aucun fait précis, de nature à être, sans difficulté, l’objet d’une preuve ou d’un débat contradictoire, la cour d’appel en a déduit à bon droit que ces écrits, s’ils revêtaient un caractère injurieux, ne constituaient pas le délit de diffamation envers une administration publique". Fin de ce que le groupe a dénoncé comme un "acharnement judiciaire"

Là où cette affaire, qui relève du droit de la presse, se démarque particulièrement, c'est par la stratégie de défense d'Hamé. En 2007, la journaliste Stéphanie Binet, qui faisait le portrait du groupe, racontait : "Lors de la première audience qui a lieu à l'automne 2004, Hamé refuse la «petite» stratégie de défense de sa maison de disques de l'époque, EMI, qui invoque la liberté d'expression. Lui veut assumer la dimension politique de l'affaire, prouver que ses écrits sont fondés". Et c'est là que Rajsfus, aux côtés d'autres intellectuels, entre en jeu. 

Maurice Rajsfus, la mémoire des violences policières

La plainte vise en réalité trois extraits précis du texte : "Les rapports du ministre de l’Intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété""La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique «Touche pas à mon pote»" (une citation de bas de page tronquée, ndlr) ; et : "La réalité est que vivre aujourd'hui dans nos quartiers, c'est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières".

"Hamé avait un désir fort de s'exprimer, de réfléchir sur le fond du texte", se souvient aujourd'hui Dominique Tricaud, à l'époque avocat du rappeur. "Le texte évoquait les centaines de frères tués par la police et la grande inégalité des jeunes en fonction de leur origine sociale et ethnique. Les choses se sont centrées sur les violences policières. On a fait appel à un certain nombre de spécialistes des violences policières de toutes époques." Parmi lesquels, donc, Maurice Rajsfus, dont "l'expertise allait bien au-delà de l'époque contemporaine". L'avocat se souvient d'un témoignage "d'expert, très documenté et raisonné, pas du tout un témoignage agressif ou hostile". Les témoins de la défense évoquent notamment l'histoire du 17 octobre 1961, où des dizaines d'Algériens seront jetés à la Seine par la police.

Plus de dix ans après la fin de cette affaire, les souvenirs sont parfois flous. En 2008, pour l'audience en appel, Libération rapporte que "l'historien Maurice Rajsfus note ce qu'il nomme une «invariance» dans le comportement des forces de l'ordre. Entre 1977 et 2001, il a répertorié 196 morts. Depuis 1982, il en a relevé 80. «En majorité des jeunes mineurs, d'origine maghrébine qui avaient reçu une balle dans le dos ou la tête. [...] Puis il conclut : «Il faut que les policiers cessent de considérer le reste de la population comme suspecte»". 

Dans un mémoire publié en 2015 et intitulé Musique populaire : le rap au prisme des décisions judiciaires,  l'étudiant en histoire contemporaine Florian Laroche rapporte lui aussi les propos de Maurice Rajsfus (Maurice Plocki, son nom de naissance), tenus lors de la première audience, en 2004, à partir des procès-verbaux. Rajsfus, raconte Laroche, "signale qu'il a « le sentiment que le policier sur le terrain se sent détenteur de la loi ». Il ajoute qu'«on sent chez la police présente en banlieue par rapport aux jeunes d'origine maghrébine, un sentiment de haine. Il y a une volonté de rendement, il y a le fait que dans la police il y a des gens mesurés et des personnes qui pètent les plombs». Le président du Tribunal demande s'il n'y a «pas un effet grossissant de l'analyse», ce à quoi Maurice Plocki répond que le «phénomène est suffisamment significatif pour être relevé. Il n'est pas normal que des fonctionnaires de l'État agissent en lieu et place de l'État»."

Jean-Pierre Garnier, sociologue et urbaniste, a lui aussi été appelé à la barre de ce procès, pour l'appel de 2008, pendant lequel Rajsfus témoigne également (le dernier avant le jugement final de la Cour de cassation en 2010). "Un moment fort est resté dans ma mémoire, raconte-t-il aujourd'hui. Celui où le juge qui présidait le tribunal, pourtant assez bienveillant vis-à-vis de nos arguments pour défendre Hamé, a interdit à Maurice Rajsfus d'user du mot «rafle» pour qualifier certaines pratiques répressives de nos «forces de l'ordre» sur les territoires de banlieue : «Ce terme est excessif et inadapté, il ne peut être appliqué à l'action de notre police républicaine», s'était écrié le magistrat. Ce à quoi M. Rajsfus avait répliqué : «Peut-être, Mr. Le Président, suis-je plus qualifié que vous pour juger de la pertinence du mot rafle», tout en sortant calmement l'étoile jaune qu'il avait été obligé de porter, comme ses parents (exterminés à Auschwitz), durant l'Occupation". Au téléphone, il raconte : "D'un coup, il y a eu un silence de plomb dans la salle, remplie aux deux tiers de flics et un tiers de jeunes."

Autre moment fort : au cours de la première audience, le président de la chambre demande à Hamé qui sont ces "centaines de frères" tués dont parle le texte. "Hamé s'est mis au garde-à-vous et, sans notes, il a récité de mémoire une liste de plus de 50 noms", se souvient encore son ancien avocat. "Et là il se passe quelque chose d’énorme ! Comme si c’était... Vous savez, vous avez comme moi vu des cérémonies où ils listent les noms des militaires tués en Afghanistan. Enfin, ça a eu exactement cette dimension-là", raconte ce même avocat dans le mémoire de Florian Laroche.

"On est passés d'une réflexion d'actualité à une réflexion historique"

Pour l'avocat, il ne fait nul doute que les témoignages comme celui de Rajsfus ont fait toute la différence : "Je pense qu'il a eu un rôle essentiel dans la relaxe d'Hamé. L'objectif de l'accusation, c'était d'essayer de dire : vous ne trouverez pas dans les quelques bavures policières des dernières semaines de quoi argumenter un propos sur des centaines de morts imputables à la police, qui n'auraient pas été jugés. Mais Rajsfus [et d'autres] ont resitué l'incapacité de la République à tenir sa police depuis longtemps. On est passé d'une réflexion d'actualité à une réflexion historique. Hamé devenait non pas simplement le porteur d'une odeur de transpiration de la jeunesse, mais le porteur d'une longue histoire de discrimination dont sont victimes les personnes issues de minorités." Mathieu Rigouste, sociologue et auteur de La domination policière, voit aussi dans ce procès (auquel il n'avait pas pu assister, la salle étant trop remplie) un "moment très important" dans le rapport de Rajsfus avec toute une génération. "Le contact avec La Rumeur, ça lui donnait une légitimité dans le rapport avec les luttes de quartier et de l'immigration", commente-t-il rétrospectivement.

Le souvenir de son témoignage ne s'est en tout cas pas effacé pour le groupe de rap. Ce 14 juin, le groupe a rendu hommage à l'historien et à "la force de [s]on témoignage" lors du procès sur Facebook (capture d'écran au début de l'article). En mars 2019, Hamé et Ekoué, autre membre du groupe, étaient invités par le théâtre du Rond-Point pour revenir sur "10 ans de procès" (une autre plainte pour diffamation avait été déposée par Skyrock sur le même fanzine, mais déboutée par la justice). Hamé y évoquait la présence de Rasjfus au procès, "un des seuls historiens qui fait le lien entre la police sous l'occupation et la police de la fin de la période coloniale."


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