Publi-rédactionnel : les deux discours du Monde
Sébastien Rochat - - 0 commentairesComment ? Vous avez trouvé qu'il y avait trop de pub de marques de luxe dans le nouveau magazine du Monde ? Vous n'avez rien compris : ce n'est pas de la pub, c'est de la mode. Histoire de bien faire comprendre ce concept à des lecteurs récalcitrants, l'équipe du magazine a décidé d'aller encore plus loin en élaborant un "spécial Mode" pour ce deuxième numéro. En cadeau bonus, un éditorial qui sera certainement étudié dans toutes les écoles de marketing formant les futurs cadres de Gucci, Yves Saint Laurent et leurs amis. |
A en croire les nombreuses réactions négatives des lecteurs du Monde rapportées dans la chronique du médiateur, les lecteurs ont fait une indigestion de publicité de marques de luxe pour le premier numéro du nouveau magazine du Monde. Avec le deuxième numéro, on frise l'intoxication alimentaire. Bassement alimentaire. Car pour justifier le virage publi-rédactionnel du nouveau magazine, l'équipe n'a rien trouvé de mieux que de réaliser un "spécial mode" et de le justifier dans un édito surréaliste.
Attention : "la mode est un des secteurs économiques le plus stratégique qui soit, dont les hauts et les bas sont passionnants à suivre et à relater", explique la rédactrice en chef, Marie-Pierre Lannelongue. Mais elle est aussi "un type d'expression singulier où œuvrent de vrais artistes". Illustration avec 11 double pages (oui 11) consacrées au photographe de mode, Peter Lindbergh. Pourquoi lui ? Facile : "ces images nous ont paru d'une grande force", ajoute Lannelongue, elles mettent en avant une vérité et une émotion". Mais pas que ! "Ce que ce numéro interroge aussi, c'est la notion de féminin et de masculin qui est au centre des débats dès que l'on aborde la question du style", poursuit la rédactrice en chef, bien décidée à faire plancher ses lecteurs et lectrices sur des sujets philosophiques à la mode. "Qu'est-ce ça veut dire être féminine ? Ou pas ?" (vous avez deux heures).
Bref, la mode, c'est "une véritable passion" pour "des milliers de jeunes","une façon de dire les choses", écrit Lannelongue avant de terminer, presque lyrique : "Elle restitue le monde. Elle a donc toute sa place dans Le Monde". Et plutôt une bonne place donc : 22 pages pour le dossier Lindbergh, avec des photos en noir et blanc qui ont surtout le mérite d'habituer vos yeux à l'autre mode, en couleur celle-ci et qu'on appelle plus prosaïquement : la pub. Car les photographies "artistiques" mettent en scène des vêtements de marques... bien sûr citées en petit en haut des photos. Et qui, dans certains cas, sont aussi annonceurs dans le même numéro !
Un smoking Ralph Lauren | Une publicité Ralph Lauren |
Une chemise Dior | Une publicité Dior |
Dans l'autre Monde (le vieux quotidien ringard encore livré avec le magazine), l'ambiance est tout autre. La chronique du médiateur de cette semaine énumère toutes les critiques des lecteurs. "Perdre son âme pour quelques dollars/euros de plus et les beaux yeux de Gucci, Rolex, Bulgari et consorts, quelle tristesse !" s'agace par exemple l'un d'entre eux. "J'ai cru lire Le Figaro Madame", renchérit un autre. Réponse du directeur du Monde, Eric Izraelewicz, qui fait moins dans la dentelle que Lannelongue : "J'assume sans états d'âme l'objectif d'accroître nos recettes. Le Monde n'a pas, sur le marché publicitaire, le poids correspondant à sa part de marché sur le lectorat. Notre nouvelle offre illustre notre choix d'une presse de qualité, indépendante, qui n'est viable que si nous avons des recettes économiques importantes et équilibrées entre lecteurs et annonceurs". Ce Monde-là est tout de suite moins empreint d'émotion, effectivement.
L'occasion de lire notre observatoire sur le premier numéro bourré de pub : "Le nouveau supplément du Monde aime les marques de luxe".
Lire aussi la chronique de Daniel Schneidermann: "Le Monde, et l'indépendance sponsorisée"