Le Monde, et l'indépendance sponsorisée
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 18 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Il faudrait savoir : pour quelle raison Le Monde, dans son supplément de fin de semaine, a-t-il sombré corps et biens dans le publi-reportage éhonté ?
Parce qu'il s'est soudain pris d'une sincère passion pour la mode, les sacs, et les grosses montres de ceux qui n'ont pas raté leur vie (assure Marie-Pierre Lannelongue, la responsable des pages) ? Ou parce qu'il a besoin d'argent (admet Erik Izraelewicz, le directeur du journal) ? Qu'elle ne parvienne pas à choisir entre les deux discours, montre bien l'embarras de la direction. Aucun de ces deux discours justificatifs, soit dit en passant, ne dévoile le contenu précis de ces arrangements avec les annonceurs (les contrats d'achat d'espace prévoient-ils un nombre minimum de mentions des marques dans les articles ? Un quota d'adjectifs élogieux, ou de références culturelles prestigieuses ?)
Cet embarras est d'autant plus profond que le journal, dans le même temps, doit impérativement maintenir l'image de son indépendance, gage de sa survie à long terme. Car cette spectaculaire conversion au publi-reportage survient alors que, dans l'affaire de l'espionnage des fadettes de ses journalistes, il réaffirme plus fort que jamais son indépendance vis-à-vis du politique. Editoriaux enflammés, guérilla judiciaire : face au gouvernement, à la Justice aux ordres (Courroye) et à la police secrète sarkozyste (Squarcini et Péchenard), le journal ne lâchera pas d'un pouce.
Voici donc un journal qui, en même temps, abdique ses principes devant le pouvoir économique, et les réaffirme hautement devant le politique. Et ce sont les mêmes responsables qui assument ces deux comportements opposés. Sont-ils conciliables ? Le bras droit peut-il brandir bien haut l'étendard beuve-méryste de l'indépendance, tandis que la main gauche y brode les marques des sponsors ? La preuve que oui, c'est que Le Monde s'essaie à ce destin de chiroptère (son indépendance vis-à-vis du politique n'est, en elle-même, pas soupçonnable). La preuve que non, c'est que la direction du journal ne sait pas quel discours adopter dans ce virage acrobatique vers l'indépendance sponsorisée, oscillant entre le déni absurde (Lannelongue : RAS, on fait des pages mode seulement parce que c'est intéressant) et la justification qui masque son embarras sous sa rudesse (Izraelewicz : on a besoin d'argent, c'est comme ça, circulez). Savamment exploité, le dédoublement de personnalité n'empêche pas de survivre. Mais tous les lecteurs ne sont pas des belettes.