Privatisation des autoroutes : les trois embrouilles de Dominique de Villepin

Tony Le Pennec - - Intox & infaux - 15 commentaires

Dominique de Villepin, l'homme du "non" à la guerre en Irak, est aussi celui du "oui" à la privatisation des autoroutes françaises. Un fait qu'est venu lui rappeler lundi 25 février un auditeur de France Inter, et auquel l'ancien ministre a opposé une défense bien confuse. Arrêt sur images a voulu y voir plus clair.

Lorsque Dominique de Villepin est invité à s'exprimer dans les médias, on sait que l'on va parler diplomatie. L'ancien ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac est surtout resté dans les mémoires pour son discours de refus de la guerre en Irak prononcé à l'ONU en 2003. Alors, quand France Inter invite De Villepin, le 25 février, il est avant tout question de l'Algérie, du Venezuela, et de l'éventuel retour de djihadistes français dans l'Hexagone. On en oublierait presque que l'homme a également été Premier ministre, de 2005 à 2007. Mais ce lundi matin 25 février, un auditeur de France Inter s'en est souvenu, et s'est permis de demander des comptes sur un point précis de la politique menée par De Villepin lorsqu'il était à la tête du gouvernement : la privatisation des sociétés d'autoroutes. 

"Compte tenu de ce qu'il se passe aujourd'hui avec les Gilets jaunes, dont l'élément déclencheur fut l'augmentation de la taxe sur le carburant, est-ce que vous répéteriez cette mauvaise manœuvre?", questionne Gilbert, mécontent, au standard de la radio. Une question à laquelle Dominique de Villepin répond de manière embrouillée, en s'attribuant le beau rôle, sans qu'Ali Badou ni Léa Salamé, les deux journalistes menant l'interview, ne jugent utile de lui demander des précisions. 

Embrouille numéro 1 : quand la dette justifie tout et son contraire

"Permettez-moi d'abord de rappeler le contexte, amorce De Villepin en réponse à Gilbert. En 2006 (...) la dette française était de 64%, nous sommes aujourd'hui à 100%. Nos déficits étaient très inférieurs à 3% et le chômage était autour de 8% alors qu'il est aujourd'hui à 9%. Donc nous étions dans une situation qui était envieuse, notamment par rapport à l'Allemagne. Dans ce contexte, la priorité de mon gouvernement c'était le désendettement."

Donc, quand ça va bien, il faut quand même se séparer de ses bijoux de famille? L'ancien ministre semble encore avoir toute sa tête, et récite ses statistiques avec une remarquable précision : tout est juste. Sauf que l'on a un peu de mal à suivre la démonstration. Contacté par ASI, l'économiste Thomas Porcher, co-fondateur du mouvement Place publique, sourit de cette justification :"C'est vrai que la dette est stable entre 2002 et 2008. Mais justement : il n'y avait aucune raison de privatiser. L'autoroute rapportait énormément, comme Aéroports de Paris aujourd'hui, que Macron veut vendre, à l'inverse, parce que la dette est trop lourde ! En fait, quelle que soit la situation de l'endettement, la droite libérale trouve des raisons de réduire la place de l'Etat. En 2006, on privatisait parce qu'il fallait profiter de la bonne situation pour réformer. En 2019, il faut privatiser pour renflouer les caisses..."  Quitte à donner du contexte, Salamé et Badou auraient pu aussi rappeler à l'ex-ministre une enquête de... France Inter, datant d'octobre 2016

Dans celle-ci, Jean-Pierre Raffarin, qui a précédé De Villepin à Matignon, explique que le ministère de l'Economie poussait déjà à la privatisation des autoroutes lorsqu'il était Premier ministre. Mais qu'il avait alors fait le choix de s'opposer à Bercy sur ce point. A l'arrivée de De Villepin à Matignon, en 2006, "Bercy est arrivé pour prendre sa revanche et pour vendre au Premier ministre de l'époque cette idée sublime qui était de privatiser les autoroutes", raconte Raffarin à France Inter. De Villepin, lui, accepte volontiers la proposition. 

Embrouille numéro 2 : quand De Villepin fait croire qu'il a remarquablement négocié le prix de vente

Dominique de Villepin passe ensuite au prix de vente des concessions d'autoroute, en 2006 : "Il y a un problème, c'est vrai, vous le notez, sur le prix de cession des autoroutes. Un rapport parlementaire, en 2005-2006, avait proposé un prix de cession entre 11 et 12 [milliards d'euros]. La cession s'est effectuée à 14,8 milliards. Donc [un prix] nettement supérieur. Et il y avait un consensus autour de ce prix à l'époque." 

A entendre le locataire de Matignon à l'époque de la cession des autoroutes, on lui fait de bien ingrates critiques : il parvient à soutirer pour l'Etat environ 3 milliards de plus que prévus pour vente des concessions d'autoroute, et on lui en fait le reproche ! Sauf que De Villepin choisit soigneusement les éléments de contexte qu'il met en avant. L'enquête de France Inter d'octobre 2016 (voir ci-dessus) indique que si un rapport parlementaire a bel et bien estimé le prix des sociétés autoroutières à 11 milliards en 2005, un rapport de la Cour des compte de 2009 juge, quant à lui, que le prix de 14,8 milliards d'euros... est sous-évalué de 10 milliards! L'Obs, dans une longue enquête sur les sociétés d'autoroute parue en 2014, relevait qu'au moment-même de la négociation, le commissaire au Plan, Alain Etchegoyen, estimait le prix des concessions d'autoroute à 26 milliards d'euros. Deux chiffres qui ne seront pas cités à l'antenne, ni par les intervieweurs, ni par l'interviewé. 

Embrouille numéro 3 : quand l'ex-Premier ministre veut (faire) croire à la toute-puissance de l'Etat

L'ancien Premier ministre, pour terminer la défense de sa décision de 2006, fait enfin référence à des "clauses de rendez-vous", que contiendrait l'accord de vente. "Nous avons des clauses de rendez-vous, une fois de plus ces cessions ne sont pas définitives, il y a des clauses de rendez-vous, donc il faudra corriger le tir à l'avenir." "Clauses de rendez-vous" pour corriger le tir ? Effectivement, les cessions de sociétés d'autoroute sont à durée limitée, et doivent être renégociées à l'issue de cette échéance... ou même avant. En janvier 2019, Mediapart révélait la totalité d'un accord passé en 2015 entre l'Etat et les concessionnaires d'autoroute, et en effet, il est question d'une renégociation de la concession. En échange d'une prolongation de deux à trois ans, les sociétés d'autoroute se sont engagées à rénover ou à construire des infrastructures. Corriger le tir, oui, mais en faveur des concessionnaires.

En revanche, la "clause de rendez-vous" dont parle de Villepin, et dont il veut croire qu'elle donne de la puissance à l'Etat... Martine Orange, autrice de l'article, n'en a jamais entendu parler. "La seule clause dont il était question au moment de la privatisation en 2006, ce sont les contrats de plan sur les augmentations de tarif. L'Etat vérifie aussi que les investissements promis par les sociétés ont été faits. Mais il n'y a aucune clause qui concerne l'économie générale du système." 

Conclusion : De Villepin a voulu vendre aux auditeurs de France Inter, classés à gauche, le mythe d'un Etat suffisamment équipé pour faire face à la voracité du privé. Sauf que la privatisation des autoroutes aura permis à des géants du BTP de dégager des bénéfices effarants

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