Pourquoi Mélenchon est-il si méchant (en photo) ?

Loris Guémart - - Déontologie - 55 commentaires

Troisième campagne présidentielle pour Jean-Luc Mélenchon, et troisième séquence de fâcheries entre le candidat, ses soutiens... et les médias, à propos de ces innombrables photos le représentant en tribun menaçant ou en homme boudeur ou fâché. Nous avons enquêté auprès des proches du candidat, des photographes, des chefs de service photo.

"Figurez vous qu'il ne fait pas la même tête que sur 90 % des photos qui l'illustrent dans la presse." Le 6 avril, Nicolas Framont, rédacteur en chef de la revue Frustration, et collaborateur du groupe parlementaire de La France insoumise de 2017 à 2019, émet un reproche récurrent chez ses soutiens depuis une décennie : les médias n'aiment pas Jean-Luc Mélenchon, et le manifestent avec ce choix iconographique révélateur. Ce que les militants insoumis rappellent systématiquement lors de la publication des photos devenues archétypales de Jean-Luc Mélenchon : "Vous avez oublié de mettre des cadavres de bébés chats sur la photo c'est dommage", commente ainsi un anonyme sous une photo de l'AFP publiée sur le compte Twitter de BFMTV, qui ajoute une prise en contre-plongée aux traditionnels bras en l'air et bouche ouverte. 

La pratique est ancienne : en 2012, 2013 et 2015, notre chroniqueur d'alors, Alain Korkos, examinait ces photos éructantes, vitupérantes et tempêtantes dont Mélenchon s'émouvait déjà. Et en cette nouvelle année de campagne présidentielle, encore une fois, il n'a pas été très difficile pour Arrêt sur images de recenser dans les médias des centaines de photos de Jean-Luc Mélenchon suivant ces standards. De quoi appuyer la "théorie de la caricature photographique" établie par notre ex-chroniqueur André Gunthert à l'occasion d'une Une de Libération avec François Ruffin ? Ces débats et les protestations du candidat lui-même ont entraîné une curiosité renouvelée à l'égard des portraits politiques, par exemple dans l'Opinion ou Slate – ou dans notre propre Club Indé

L'iconographie "fait partie du combat politique"

Jean-Luc Mélenchon lui-même dénonçait le 10 janvier une photo AFP publiée par Franceinfo : "Que vous me préfériez ou pas, est-ce que je mérite un traitement visuel comme celui-là ?", demandait-il alors sur Twitter. "L'image est la première chose qu'on voit, et qui s'adresse surtout à nos affects, explique à ASI son attachée de presse jusqu'à fin 2021. Ce qui me fatigue vraiment, c'est quand [ce type de critiques] est commenté comme une coquetterie, alors que non, ça fait partie du combat politique ! Sur les réseaux, des militants à l'œil affuté" peuvent voir "que Mélenchon est en méchant, et Le Pen en gentille."

"Il y a les photos volontairement offensantes, comme lorsque le Télégramme avait publié une photo (en 2013, ndlr) où Jean-Luc ressemblait à une gargouille. Mais il y a aussi les photos destinées au web, ils prennent la première photo qui vient et parfois, elle n'est pas terrible, c'est assez fréquent, analyse l'attachée de presse. Et puis, il y a les photos dans les éditions papier, pour lesquelles on a remarqué que Jean-Luc avait toujours ce qu'eux appellent le «côté tribun», qui est en fait le côté méchant. Sauf à dire que l'image n'a pas d'importance, ce qui serait très insultant pour les gens qui s'emploient à la choisir, on ne peut pas dire que c'est le hasard, que ce soit conscient ou inconscient. Et notre travail de militant est de le pointer."

L'AFP privilégie-t-elle l'image-archétype ?

Dans un long fil Twitter explorant les aléas des portraits de Jean-Luc Mélenchon, le photojournaliste répondant au pseudonyme d'Odieux Boby note qu'un "des gros problèmes" de la perception des choix iconographiques de Libération repose sur le fait qu'un certain nombre d'articles issus des dépêches de l'AFP sont illustrés par des photos de la même AFP. "(...) ils  essaient de mettre des images assez universelles, souvent assez dures et marquées «gueulard» pour Jean-Luc Mélenchon… ce qui est aussi un trait très fort de sa personnalité, même s'il s'est vachement lissé ces dernières années." Lui estime donc que "l'AFP gagnerait à mettre des images un peu plus neutres". Ce qui est peut-être un peu plus le cas qu'auparavant, selon notre consultation de la base de données de l'agence de presse – les photos "tribun" cohabitent en effet avec des sourires ou des attitudes neutres. 

"Plusieurs photographes à Paris et en province ont eu à couvrir Jean-Luc Mélenchon au gré de ses déplacements et aucune consigne éditoriale particulière n'a été donnée pour ce candidat plus que pour un autre", a répondu à ASI le directeur adjoint de l'information pour la photo à l'AFP, Éric Baradat. Il rappelle que les médias clients de l'agence de presse "sont libres de faire leur propre choix". Seules consignes : "Capter les instants et les attitudes des candidats en meeting ou en campagne en étant fidèle à la réalité de ces moments parfois intenses, parfois calmes, et offrir le plus d'angles et d'attitudes possibles." Alors, "si la personnalité et les convictions de Jean-Luc Mélenchon en font un candidat parfois plus expressif et plus animé que d'autres, nous sommes là pour le montrer, sans aucune volonté de dénigrement". Baradat signale aussi que les critiques des candidats et de leurs communicants "ne sont pas rares" compte tenu de "l'importance que l'image a pris dans ces campagnes".

Gérard Julien a été longtemps photojournaliste à l'AFP, avant de prendre sa retraite il y a deux ans. Exerçant à Marseille, il a couvert Jean-Luc Mélenchon dans tous types de situations, y compris les meetings dont sont issues nombre des photos archétypales du député des Bouches-du-Rhône. "Quand il y a un meeting, on essaie de prendre les photos les plus diverses possibles, la plupart du temps informatives, et on complète avec des portraits, raconte-t-il à ASI. Les photographes sélectionnent un certain nombre de photos, par exemple pour un candidat en train de grimacer, puis un tri se fait à Paris si une photo n'est pas informative, n'apporte rien, et ne montre pas la personnalité ou la réalité. Ensuite, ce sont les directeurs de publication et les rédacteurs en chef des journaux qui valident et publient les photos. En fonction de leur orientation politique, les journaux choisissent aussi des photos qui vont mettre en valeur ou pas la personnalité." Mais il signale aussi que contrairement à nombre de responsables politiques qui "se mettent en scène dès qu'il y a une caméra", sourires et bonhomie étant alors de rigueur, "Jean-Luc Mélenchon est naturel, s'il n'a pas envie de faire d'effort ou un grand sourire, il n'en fera pas".

Des représentations "dégradantes"

Pour sa part, la conseillère régionale d'Île-de-France et communicante historique du candidat Mélenchon, Sophia Chikirou, estime auprès d'ASI que "l'AFP n'est pas une agence de presse indépendante", étant "aussi soumise au pouvoir politique français que l'est l'agence Sputnik au pouvoir russe". Elle constate que le traitement iconographique "par les médias dominants et les médias d'extrême droite est souvent similaire", c'est-à-dire qu'ils "privilégient des représentations «dégradantes» de la personne", qui "visent à rendre inquiétant le candidat de la gauche populaire". Elle rappelle d'ailleurs que "ce sont des pratiques que Jaurès a subies, que tous les représentants de notre mouvance politique ont subies". Mais elle les attribue aux responsables de l'iconographie plus qu'aux photographes eux-mêmes.

Lors de la précédente campagne présidentielle, "quand je posais la question, se souvient-elle, certains me disaient qu'ils vendaient les photos «dégradantes» plus facilement que les autres. Certains m'avaient même avoué qu'ils avaient des commandes (dans ce sens, ndlr) les quinze derniers jours avant le 1er tour. Je ne peux pas leur en vouloir." Mais Sophia Chikirou n'a désormais "plus rien à leur dire" compte tenu de la persistance de ces pratiques, et estime que "nous avons le droit, sachant tout cela, de tenir à distance les photographes". Pourtant, il ne serait "pas plus difficile de photographier Mélenchon que Macron ou Hidalgo". Pointer l'expressivité de Mélenchon est donc "un argument d'hypocrites et de manipulateurs", ce qu'elle affirme "d'autant plus aisément que nous le prenons en photo", avec à la clé "des centaines de photos de lui qui correspondent davantage à ce qu'il est, ce qu'il exprime, ce que son visage expressif traduit".

Exemple à l'appui : "Un magazine de centre-gauche est à la recherche d'une photo de Jean-Luc Mélenchon lors du meeting de Nantes le 16 janvier dernier", seules trois agences de presse ayant été acceptées au meeting. "Ce magazine, radin, ne veut pas acheter aux agences, et nous sommes approchés. Nous leur offrons plusieurs photos de Jean-Luc Mélenchon. Mais ils choisissent une capture vidéo plutôt qu'une des photos. Sur la capture, Jean-Luc Mélenchon a la bouche grande ouverte, et le doigt pointé. Or, durant une heure de discours ce jour-là, des centaines de photos le montrent dans d'autres attitudes. Le problème n'est pas Mélenchon et son visage expressif, le problème c'est la manipulation de l'image, son utilisation pour provoquer des réactions hostiles." Si elle n'a pas voulu nommer ce magazine, une seule photo semble correspondre à la description : celle publiée par l'Obs, qui n'est pas une capture d'écran mais une photo… de l'AFP.

L'archétype est-il faux ?

À Libération, Lionel Charrier fut photojournaliste avant de devenir le responsable de l'iconographie du journal. "Je me souviens qu'en tant que photographe, à la tribune, c'était extrêmement difficile d'avoir des images qui ne soient pas un peu caricaturales ou exagérées, se rappelle Charrier auprès d'ASI. Dans l'image arrêtée, Jean-Luc Mélenchon a des expressions qui pourraient être interprétées comme ça, c'est un tribun. Avec la voix, la parole, ça marche très bien, mais en image arrêtée, c'est très difficile." 

Mélenchon en images chez "ASI"

Nous sommes régulièrement amenés à devoir saisir des images fixes de Jean-Luc Mélenchon : en meeting tout particulièrement, capturer une image "neutre" de lui n'est pas  aisé, m'a expliqué notre documentaliste. Ce que j'ai pu mesurer lors d'un récent article portant entre autres sur la rediffusion de ses meetings la nuit par certaines chaînes info : la capture écran d'un Mélenchon non "caricatural" a nécessité quelques minutes de plus que pour les images de Jean Castex, particulièrement statique.

Et puis, pointent une partie des photographes joints par ASI, est-il dénué de sens de photographier Mélenchon en "tribun" ? "Quand on photographie une personnalité politique, on essaie de mettre en exergue sa personnalité, son caractère, ou une situation, analyse ainsi le photojournaliste Corentin Fohlen. Mais en même temps, c'est ce qui reflète aussi la personnalité du candidat. L'imagerie correspond à ce qu'on peut voir et entendre lors d'un discours, d'une interview, d'un entretien : c'est une personnalité qui ne mâche pas ses mots, fait du rentre-dedans... c'est aussi ce qu'il dégage et qu'il cherche à montrer quand il est à la tribune. S'il avait envie de montrer un visage plus serein, il accentuerait plutôt ce genre d'expression." Cela peut cependant "parfois tendre vers la caricature quand les rédactions n'utilisent qu'une seule imagerie", ajoute-t-il, tout en confirmant partiellement le propos de Sophia Chikirou : "Si les journaux ne publient qu'une sorte d'expression, on va être tenté, en termes purement économiques, de se dire que ce type d'images fonctionnent mieux, et donc d'envoyer ce type d'images même si on est aussi photographes et journalistes, donc on veut aussi proposer notre propre vision."

Un portrait ? "Comptez trois minutes si vous êtes chanceux"

La photo tribunicienne n'est pas le seul point d'achoppement entre Jean-Luc Mélenchon et les photojournalistes. Mélenchon est en effet difficile à gérer pour celles et ceux qui sont chargés de réaliser des portraits, assurent plusieurs photographes à ASI. Et lors de cette campagne présidentielle, plusieurs photographes ont décidé de l'évoquer publiquement, à l'instar d'Odieux Boby cité plus haut ("Comptez 3 minutes si vous êtes chanceux, et dans un bon jour"), ou de Yann Castanier, qui a regretté n'avoir eu que quelques dizaines de secondes avant que le candidat ne mette fin à sa séance destinée à illustrer une interview pour Ouest-France. Mélenchon n'est pas le seul responsable politique, loin de là, à drastiquement limiter le temps imparti : Christiane Taubira est citée par plusieurs photographes comme coutumière du fait.

"J'ai le temps, test lumière compris, de faire huit photos ! Ce n'est même pas, si je n'avais aucun déchet, la quantité d'images que je dois rendre au journal, se rappelle Castanier auprès d'ASI. Il me dit «ça suffit», je lui demande une de plus, il redit «ça suffit». Et ce n'était pas une question de temps, il est parti discuter dix minutes dans le couloir avec le journaliste-rédacteur." Comme d'autres, il regrette le manque de considération accordé non seulement à ces portraits, mais aussi aux photographes eux-mêmes, travailleurs indépendants souvent précaires. Lors d'un portrait pour l'Express, la situation s'est gâtée avec Corentin Fohlen lorsqu'il a commencé à vouloir diriger Mélenchon – d'autres photographes confirment ce moment fatidique où les choses se tendent. "Il est à l'aise sur sa parole mais à partir du moment où il ne parle pas, où quelqu'un d'autre lui dit comment se comporter, et comment poser, ça lui est insupportable", observe Fohlen, qui a pu constater que le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, un autre tribun, vivait tout aussi mal l'exercice. "Du coup, ce qu'ils donnent lors de ces portraits les déprécient eux-mêmes : ils font la gueule."

"Chez Mélenchon, il y a une tension par rapport à l'image, sourit au téléphone avec ASI la photojournaliste indépendante Marie Rouge. Mais je peux aussi comprendre que quand on est souvent montré d'une manière caricaturale, ce n'est pas simple d'accorder sa confiance : à travers l'image, on représente des idées, ce n'est donc pas qu'être beau sur la photo mais aussi renvoyer des idéaux politiques." Elle se souvient d'un portrait mémorable pour Libération, pris lors d'une interview par le rédacteur en chef d'alors, Laurent Joffrin – interview accordée après de nombreux refus de la part du leader insoumis... précisément dus aux choix photographiques du quotidien à son égard. "J'avais dans l'idée de le photographier avec un bouquet de chardons, en me disant qu'il accepterait peut-être de jouer avec son image d'homme en colère, raconte-t-elle. Il refuse le bouquet de chardons, je décide de le photographier sur un fond rouge, et ça se passe très vite, j'ai l'impression qu'il n'est pas vraiment là Je ne me laisse pas faire, j'essaie quelques petites blagues et remarques amusantes. Et juste après, j'arrive à avoir une photo où il est un peu malicieux." C'est cette photo qui a été gardée par Libé pour la Une. 


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