Nucléaire : un documentaire perturbe Arte

Paul Aveline - - 14 commentaires

La NDR, une chaîne allemande, est accusée par une journaliste d'avoir censuré son documentaire sur le risque nucléaire, produit pour le compte d'Arte. La chaîne, qui dément, aurait préféré à la nuance une vision manichéenne du risque nucléaire.

"Censure" ou, "réaction d'orgueil" ? Depuis plusieurs semaines, une polémique agite Arte ainsi que la NDR, chaîne régionale allemande coproductrice du film. Dans "An Zéro, comment le Luxembourg a disparu" (diffusé le 21 avril sur Arte, et disponible en ligne), Myriam Tonelotto et Julien Becker, les deux co-réalisateurs, imaginent les conséquences pour le Luxembourg d'un accident grave à la centrale nucléaire française de Cattenom, située à une quinzaine de kilomètres de la frontière avec le Grand-Duché. Le film est un docu-fiction, mêlant un téléfilm qui suit en temps réel la catastrophe (fictive, donc) et des entretiens avec plusieurs personnalités politiques luxembourgeoises ainsi que des scientifiques spécialistes du nucléaire. "Ce scénario permettait d’explorer la disparition d’un État en temps de paix, suite à une catastrophe nucléaire", explique Tonelotto auprès d'ASI. "Le but était de parler des conséquences autres que sanitaires et environnementales : juridiques, financières, existentielles. Quels sont les effets de l'exil sur la santé, sur le cadre de vie ?" 

Des nuances coupées au montage 

Lors de l'avant-première du documentaire, présenté à la presse il y a quelques semaines, une note est ajoutée à l'invitation, comme le raconte Journal, média luxembourgeois : "Je suis dans l’obligation de vous faire part que Myriam Tonelotto ne valide pas la version du film."  Selon elle, les choses se seraient corsées au début de l'année 2021, alors que les équipes attaquent la dernière ligne droite de la production. "On en était à la 5ème mouture du film, et ce n'était toujours pas bon. Les refus ont commencé à tomber", se souvient Tonelotto. Comme l'attestent des mails que nous avons pu consulter, la chargée de production de la NDR émet en effet de nombreuses réserves. Elles concernent notamment la dernière partie du documentaire, que nous avons pu visionner, consacrée à l'évaluation des risques sanitaires courus par les populations qui resteraient vivre dans une zone atteinte par un nuage radioactif. 

Le but de cette dernière partie était pour Tonelotto d'étudier la "deuxième catastrophe", celle engendrée par la gestion de la première. En clair, le film tentait de comprendre si l'exil forcé de la population luxembourgeoise n'aurait pas, à terme, des effets plus dévastateurs que la catastrophe nucléaire elle-même. C'est dans ce sens que  s'exprimait notamment James T. Smith, docteur en sciences environnementales de l'université de Portsmouth, et spécialiste de Tchernobyl. Selon lui, la misère rencontrée chez les populations qui vivent dans la zone d'exclusion de la centrale ukrainienne serait principalement causée par la peur d'investir dans la région. Dans cet entretien, coupé au montage par la production, Smith explique par exemple que les sols de Tchernobyl pourraient tout à fait être cultivés aujourd'hui, même s'il admet que les habitants recevraient des doses de radiations "légèrement" plus élevées que la normale. Il explique également que les habitants de la région manquent du plus élémentaire : "Les enfants de la zone ont besoin d’une meilleure alimentation, leurs parents ont besoin d’emplois. Trente ans après l’accident de Tchernobyl , ces communautés ont besoin de développement économique, et c’est comme ça qu’on améliore leur vie. Et toute cette mythologie autour des radiations ne fait qu’endommager leurs vies." Une réflexion qui s'inscrit dans le débat récent sur le bilan humain de la catastrophe Fukushima. En mars dernier, dix ans après l'accident nucléaire causée par un tsunami, Le Monde notait qu'aucun Japonais n'était mort des suites des retombées radioactives. Le quotidien relevait, à l'inverse, que l'évacuation d'une zone de 30 kilomètres autour de la centrale avait entraîné de nombreux décès prématurés "en raison des défaillances des structures médicales et des conditions de vie difficiles liées à l’évacuation"

"Quand on continue de raconter que les radiations sont le plus grand danger pour les habitants de Tchernobyl, on bousille leur vie" abonde Tonelotto. "On maintient l’interdiction de vendre les récoltes alors qu’il est prouvé qu’il n’y a plus de contaminations, on empêche les investisseurs de venir." Coupées aussi les remarques du professeur Jean-Christophe Weber qui s'interroge sur l'intérêt d'évacuer les Luxembourgeois pour qu'ils passent le reste de leur vie déracinés, et sujets à des pathologies liées à l'exil : diabète, malnutrition, anxiété. Dans un exercice de pensée, contrairement aux assertions scientifiques de Smith, non retenu par la production, le professeur en médecine interne se questionne : "On aura sauvé du temps biologique, au mieux. Et donc, là, on a déjà dissocié la quantité et la qualité de la vie." Une remarque jugée "cynique" par la chargée de production de la NDR. Selon Tonelotto, ces coupes n'auraient en effet rien à voir avec "la longueur ou le rythme du film". "Je voulais qu’on réfléchisse sur le fond, faire un film qui ne soit ni pro ni anti-nucléaire. Mais visiblement, ce n'était pas le projet de la NDR." La réalisatrice note enfin que ces invités coupés au montage n'étaient pas apparus au dernier moment dans le programme du documentaire. Les "chemins de fer" - sorte de storyboards - que nous avons pu consulter attestent en effet qu'il étaient prévus de longue date, et intégrés dans le projet depuis plusieurs mois. 

Le co-réalisateur dément toute idée de censure

Le retrait de Myriam Tonelotto du projet a rapidement attiré la presse française. Le 14 avril, Le Point publie un article sous le titre "L’incroyable manipulation d’un documentaire d’Arte", signé Géraldine Woessner. Le même jour, L'Express publie à son tour son enquête, sous le titre Catastrophiste et bête» : une réalisatrice d'Arte désavoue son propre documentaire sur le nucléaire". Deux jours plus tard, c'est Marianne qui s'intéresse à l'affaire. Plus mesuré, l'hebdomadaire s'interroge : "Un documentaire d’Arte sur le nucléaire a-t-il été censuré ?" Joint par ASI, Julien Becker, co-réalisateur - il a réalisé la partie fictionnelle du film - et producteur du documentaire, est "dépité et dégoûté". Selon lui, les coupes effectuées par la production n'ont rien d'une censure. "Un film se juge au montage complet, et là ça ne marchait pas. On était deux co-réalisateurs et j’étais d’accord avec les reproches qui étaient faits. On trouvait que ce qui avait été fait ne fonctionnait pas. Je comprends que Myriam puisse ne pas apprécier, mais pour moi c’est une question d’orgueil." Il estime par ailleurs que le montage de Myriam Tonelotto ne diffère pas tellement du résultat final diffusé par Arte. "Certaines choses sont encore dans le film : on montre que l’évacuation serait chaotique, on a le docteur Pierre Bey qui explique que la majorité des décès seraient probablement causés par la panique de l'évacuation et non par l'accident nucléaire."

La version finale de la NDR présente en effet l'évacuation comme une solution dangereuse, et concrètement imprévisible. Plusieurs pompiers, mais aussi des spécialistes expliquent en substance que tous les plans d'urgence du monde ne peuvent anticiper la réaction d'une population paniquée par un tel événement. Le radiothérapeute Pierre Bey estime que la meilleure solution serait de confiner les populations chez elles, afin d'éviter un encombrement des routes et une exposition aux radiations, l'habitacle d'une voiture ne protégeant absolument pas ses occupants. Pour Julien Becker, le désaccord portait donc sur la forme, plus que sur le fond. "L'idée de sa dernière partie est très intéressante, elle mériterait un film complet. Mais ce n'était pas le sujet du film." Il juge d'autant plus gênant de parler de "censure" que Myriam Tonelotto a finalement été autorisée à diffuser sa version du film afin que les spectateurs puissent se forger leur propre opinion (ce que la journaliste a commencé à faire sur sa chaîne Youtube). "Franchement en terme de censure on a déjà vu pire" tranche le réalisateur, qui reconnaît toutefois que la production s'est montrée parfois frileuse dans la gestion du projet. La chaîne avait par exemple envisagé de supprimer purement et simplement du documentaire le nom de Cattenom, craignant des conséquences juridiques vis-à-vis d'EDF. "Ils l'ont en effet envisagé mais ça n'a pas été appliqué, et le nom de Cattenom est prononcé 17 fois dans le documentaire" explique Becker.

De leur côté, les directions d'Arte et de la NDR ont renvoyés vers un communiqué publié sur le site de la chaîne franco-allemande. Dans ce texte, elles récusent "formellement l’accusation de censure et manipulation concernant ce docu-fiction dont la nature même ne peut engendrer ce type de critique." Selon la chaîne, "le premier montage [...] excédait de très loin le format de la case, du fait du nombre très important d’experts interviewés par la co-réalisatrice (35 experts et 40 heures de rushs pour 40 minutes de diffusion). Les coupures ont donc été réalisées pour des raisons de durée ou de thématiques qui auraient mérité un développement qui dépassait le cadre du film." Au final, Myriam Tonelotto n'apparaît plus au générique, à sa demande, que sous le nom de Myriam T. Elle avait demandé à apparaître sous le nom d'Alan Smithee, un pseudonyme utilisé aux États-Unis par les acteurs ou les réalisateurs d'un film souhaitant marquer leur désaccord avec leur production sur le résultat de leur travail, ce qui lui a été refusé.

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