Montagnier : le putaclic peut-il tuer ?

Loris Guémart - - Intox & infaux - Coups de com' - 66 commentaires

Le média web "Pourquoi Docteur" a diffusé en exclusivité une annonce du professeur Luc Montagnier, Prix Nobel décrédibilisé de longue date. Il affirmait que le coronavirus intégrait des séquences du VIH, réitérant ensuite sur CNews, toujours sans contradiction malgré un consensus scientifique opposé à l'idée d'une hybridation avec le virus du sida. Si quelques médias relaient sans vérifier, nombre de journaux se chargent de désamorcer son idée… mais beaucoup choisissent des titres attirant le lecteur plutôt que d’informer. Un choix risqué en période épidémique, déplore une figure du journalisme scientifique. Récit.

Jeudi 16 avril, en début d’après-midi, la webradio Fréquence Médicale et le site web Pourquoi Docteur, toutes deux propriétés du même groupe de médias médicaux, diffusent leur podcast quotidien consacré au Covid-19. Médecin, chroniqueur, animateur et producteur radio (parfois controversé), fondateur de ces médias médicaux qu’il a ensuite revendus, Jean-François Lemoine annonce une "édition très spéciale car consacrée aujourd’hui à un témoignage exclusif de première importance". À son micro, un seul invité : le professeur Luc Montagnier, co-découvreur du virus du Sida, mais décrédibilisé de longue date pour ses prises de positions sans preuves et en contradiction avec divers consensus scientifiques.

"N’oublions pas que c’est un Prix Nobel de médecine", annonce Lemoine sans évoquer de quelconques réserves. Montagnier "fait éclater une bombe en exclusivité", bien qu’il soit, selon le médecin, "impossible à notre niveau de la vérifier". Suivent dix minutes pendant lesquelles Montagnier a littéralement micro ouvert pour affirmer que le matériel génétique du coronavirus causant l’actuelle pandémie de Covid-19 contient des séquences identiques à celles du virus du Sida. Celui-ci serait donc artificiel. "L’hypothèse la plus raisonnable : ils voulaient faire un vaccin contre le VIH et ont utilisé un coronavirus comme porteur", assure Montagnier. "Merci professeur Montagnier, c’est clair. Clair et glaçant", conclut Lemoine.

Le site "Pourquoi Docteur" assume totalement

Dans les heures qui suivent, le site d’actualités médicales promeut lourdement son exclusivité, avec deux articles titrés, pour l’un"Pour le Pr Montagnier, SARS-CoV-2 serait un virus manipulé par les Chinois avec de l'ADN de VIH !", et pour l’autre"La thèse d'un virus manipulé échappé d'un laboratoire chinois : le pavé dans la mare du Pr Luc Montagnier". Dans la soirée du 16 avril, puis au petit matin du 17, deux nouveaux articles viennent contredire frontalement les propos de Montagnier… mais alors que les deux premiers titres se répandent à grande vitesse sur les réseaux sociaux, les deux autres sont publiés dans l’indifférence. Cet entretien exclusif avec Luc Montagnier a été réalisé à l’initiative du co-découvreur du VIH, explique le rédacteur en chef de Pourquoi Docteur et ancien directeur des rédactions du Parisien, Thierry Borsa, joint par Arrêt sur images.

"On a publié cette information car il y a un contexte qui allait dans ce sens", indique Borsa. Il cite les doutes américains quant à une éventuelle fuite du virus d’un des deux laboratoires de virologie de Wuhan, évoqués par le ministre Mike Pompeo sur Fox News puis publiés dans une chronique du Washington Post, via des bruits de couloirs du renseignement américain. Il ajoute la récente et nébuleuse prise de position d’Emmanuel Macron dans le Financial Times, concernant le manque de transparence chinois. "On avait là un élément de réponse de quelqu’un qui en assume la responsabilité", justifie Borsa. "Ses propos ne portaient pas atteinte à l’ordre public, on n’avait pas à ne pas les donner", assure-t-il en ne reniant aucun des titres enthousiastes de son média : "On l’assume totalement, d’autant plus qu’on n’a pas relayé quelque chose de moralement ou juridiquement condamnable."

Sur CNews, Montagnier déroule face à Joffrin

Dès le lendemain matin, vendredi 17 avril, Montagnier fait exploser l’audience de ses propos avec un passage sur CNews, dans le talk-show de Pascal Praud. Face au directeur de publication de Libération, Laurent Joffrin, visiblement à la peine et réduit à un mode interrogatif, le chercheur assure de nouveau que "le virus sort d'un laboratoire de Wuhan" après y avoir été créé artificiellement, et déroule son argumentaire sans contradiction. Rapidement, d’autres médias flairent la bonne affaire en observant la très forte viralité des propos de la séquence : la télévision israélienne francophone de Patrick Drahi, i24news, se contente de relayer les propos de Montagnier.Valeurs Actuelles, Konbini, La Dépêche et un des médias internationaux de la Russie, Sputnik, publient des articles laissant une large place à ses assertions, tout en faisant brièvement mention soit du peu de crédibilité scientifique actuelle du Prix Nobel, soit du consensus scientifique massif en faveur d’une origine naturelle du virus – un consensus scientifique qui n'existait cependant que dans les médias, divers chercheurs parfois renommés ayant exprimé la possibilité que le code génétique ait été modifié sans que cela n'apparaisse de manière flagrante dans les analyses réalisées, ce sur quoi nous sommes revenus en juin 2021.

"En contradiction avec les missions du journalisme"

La totalité des chercheurs et des journalistes scientifiques présents sur Twitter s’insurgent contre les propos de Montagnier, avec une avalanche de protestations dès le 17 avril. Le journaliste scientifique et figure de cette spécialité (il fut notamment président de leur association), Sylvestre Huet, est l’un d’eux. "La responsabilité personnelle des journalistes est engagée", tonne l'auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation et ex-journaliste de Libération, à propos des invitations à Montagnier et des reprises sans recul de ses propos. "Ils font ça pour la course à l’audimat, à la vente, à la notoriété, pour du buzz. Ce ne sont absolument pas des objectifs correspondant au rôle social de la presse et à l’information des citoyens, mais des raisons condamnables, en contradiction avec les missions du journalisme."

Il se montre encore plus sévère avec Pourquoi Docteur, un média spécialisé dans l’information médicale, réalisé par de nombreux professionnels de la santé. "C’est prendre une lourde responsabilité que de donner un espace médiatique à des gens qui soit mentent, soit racontent des conneries. Et il n’y avait aucun doute sur le fait que Montagnier allait raconter des conneries !", déplore-t-il à propos du micro tendu sans contradiction à un homme désormais autant réputé parmi ses pairs pour ses prises de position scientifiquement farfelues et infondées que pour son Nobel. "Avec la pandémie, on est dans une situation où la désinformation, ça tue, car ça influe sur les comportements des citoyens", poursuit le journaliste scientifique.

Avalanche de fact-checking dans les 48 h

Après ce passage fracassant sur CNews, l’Académie des sciences se fend d’un tweet de ferme démenti, et un chercheur diffuse sur Twitter une explication détaillée des raisons pour lesquelles les assertions de Montagnier ne font aucun sens en termes scientifiques. La plupart des médias de presse écrite, dans les 48 heures ayant suivi le passage de Montagnier sur CNews, démystifient aux aussi ses propos avec un sérieux manifeste, et parfois des moyens importants. Certains se montrent sans aucune ambiguïté, dès leurs titres. Le pure player suisse Heidi News qualifie ainsi les affirmations du Nobel de médecine comme "infondées et dangereuses", L’Obs de "fantaisistes",Le Parisienparle d’une théorie "invraisemblable". Deux autres médias sont encore plus clairs vis-à-vis de leurs lecteurs. "Le SARS-CoV-2 n’a pas été créé par l’homme avec des éléments du VIH", titre RFI. "Non, le coronavirus n'a pas été créé à partir du VIH, contrairement à ce qu'affirme le professeur Luc Montagnier", publient de leur côté les journalistes de la rubrique fact-checking de 20 Minutes. "C’est un très bon titre, qui répond à une situation où 27 % des moins de 35 ans croient que le coronavirus est issu d’une manipulation volontaire", commente Huet en évoquant un récent sondage de l’Ifop.

Titres informatifs ou incitatifs sur le Covid-19 ?

Tous les grands médias de presse écrite s’attelant au sujet ne choisissent pas, en effet, de mettre en avant dès les titres les conclusions de leurs articles, pourtant uniformément négatives, et citant abondamment une grande variété de chercheurs. L’agence AFPchoisit d’évoquer"la théorie d’un virus fabriqué" qui serait "vivement contestée", tout comme la rubrique fact-checking du Monde, Les Décodeurs, avec une "thèse très contestée" (le quotidien avait pourtant titré bien plus clairement pour réfuter la thèse rétractée de chercheurs indiens évoquée par Montagnier). LeHuffington Post titre sur "le controversé Prix Nobel", tandis que Midi Libre choisit de citer le professeur malgré un article au fond très défavorable à ses propos. Enfin, Francetvinfo, commeLe Point, le magazine spécialisé Sciences et Avenir, et la rubrique Checknews de Libération (qui ne rechigne pourtant pas à répondre aux questions dès le titre de ses articles), préfèrent un mode purement interrogatif, qui n’apporte aucune réponse à ceux qui ne liraient que leurs titres, malgré des réfutations sans appel.

"C’est dans tous les manuels de formation des journalistes et des éditeurs : il y a des titres informatifs, et des titres incitatifs. Ça ne me gêne pas qu’on fasse un titre incitatif sur un sujet léger, même en science", explique Huet du haut de ses 20 ans de titrailles parfois improbables chez Libération. Son point de vue dépasse d’ailleurs, concernant la pandémie, le seul cas Montagnier. "On est sur un sujet où le nombre de morts ne dépend pas seulement des décisions des pouvoirs politiques. Quand on sait que la manière dont les gens vont être informés va influer sur leurs comportements individuels et collectifs, que ces comportements vont influer sur le nombre de morts de cette pandémie, on ne s’amuse pas à faire des titres incitatifs !" Car si "le titre incitatif peut être obscur ou bizarre, et va inviter la personne à aller plus loin", son défaut serait que cet effet d’attraction est causé "justement parce que ce n’est pas clair, simple et informatif, permettant à la limite de ne pas lire l’article". Le journaliste scientifique rappelle qu'aujourd'hui, "plein de gens ne regardent que le titre et passent à autre chose" sur les réseaux sociaux. Et appelle donc les médias à aller au plus simple à propos du Covid-19, ce qui sera cependant reproché aux services de fact-checking un an après le début de l'épidémie.

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