Migrants : chiffres d'Eurotunnel "gonflés" (Libé/Europe 1)
Justine Brabant - - 0 commentaires37 000 migrants, ou 37 000 tentatives de passage du tunnel sous la Manche par des migrants ? Pour faire pression sur les gouvernements français et britannique, Eurotunnel a adopté fin juillet une "communication catastrophiste", relève Libération. La société est aujourd'hui plus prudente.
Une "spectaculaire intrusion", une "invasion" (LeFigaro.fr), voire un véritable "assaut" (JDD.fr) : les sites d'informations en ligne ne manquaient pas de vocabulaire belliqueux pour évoquer, fin juillet, les tentatives de passage du tunnel sous la Manche par des migrants. Pourtant, relève Libération, les chiffres sur lesquels ils se fondaient sont sujets à caution.
De quels chiffres s'agissait-il ? Des "2200 migrants" ayant "envahi" le site d'Eurotunnel le 28 juillet, d'abord. Avancé par LeFigaro.fr, le chiffre est d'abord réduit à "environ 2000" par l'Agence France-Presse... puis à 1200 par les sources policières locales interrogées par cette dernière : "« 2.000, ça me paraît excessif », indiquait une source policière locale, pour qui le chiffre de 1.200 semblait plus plausible" peut-on ainsi lire dans un dépêche datée du 28 juillet (et reprise intégralement ici).
L'information initialement donnée par Le Figaro, le 28 juillet 2015
Plus gênant encore : "Ce n’est pas forcément 1.200 migrants qui tentent, mais 1.200 tentatives", explique la même source à l'AFP. La distinction a son importance : un migrant peut faire plusieurs tentatives le même jour. Dernier problème avec l'information du Figaro : elle affirme sans nuance que les migrants ont "envahi le site", alors que les chiffres ne font pas la distinction entre les personnes qui sont parvenues à s'introduire sur le site, et celles qui ont simplement essayé. La préfecture du Pas-de-Calais explique ainsi dans l'article de Libé que les chiffres concernent "à la fois les «intrusions site» (les migrants interpellés sur les voies de chemin de fer ou aux abords des navettes) et les «tentatives d’intrusion», «dès lors qu’une personne commence à découper un grillage ou à l’escalader»."
Autrement dit, les "2200 migrants [ayant] envahi le site d'Eurotunnel" du Figaro sont plus probablement... moins de 1200 migrants ayant tenté d'y entrer. Mais le quotidien n'est pas le seul à blâmer : la société Eurotunnel a contribué à diffuser cette approximation, en confirmant qu'environ 2000 migrants ont "tenté de rentrer" sur le site cette nuit-là. Quelques heures plus tard, Eurotunnel va encore plus loin : elle affirme que "37 000 migrants" ont tenté de s'introduire sur son site depuis le début de l'année 2015. Et cette fois, il est très clair que ce sont les communicants d'Eurotunnel eux-mêmes qui utilisent à dessein le terme de "migrant" (et non de "tentative de passage"). Voilà le communiqué produit par la société sur lequel se sont basés les médias :
Une simple comparaison avec le nombre de migrants présents dans les alentours de Calais suffit à comprendre que l'affirmation n'est pas très réaliste : "2500 à 3000 exilés vivent actuellement dans la «jungle» de Calais", et "ils sont loin de tous faire quotidiennement le trajet jusqu’au site d’Eurotunnel, situé à 8 kilomètres de leur campement de fortune", rappelle Libé.
Avant le quotidien, Europe 1 avait questionné les humanitaires de Calais sur ce chiffre de 37 000. Eux aussi appelaient à la prudence, et à ne pas confondre nombre total de tentatives de passages et nombre de personnes : "Quand on parle de 2.000 intrusions, en réalité ce sont entre 150 et 300 personnes maximum, explique ainsi à Europe 1 le délégué du Secours Catholique du Pas-de-Calais Vincent De Coninck. Les chiffres avancés sont du délire, on a un vocabulaire de guerre, alors que ce n’est pas ce que l’on voit sur le terrain." Le site de la radio assure par ailleurs que de l'avis des associations présentes plus tard "la pression migratoire ne s’est pas accentuée ces derniers temps" ; elle connaîtrait même une "légère baisse".
La raison de ce "délire" d'Eurotunnel ? Elle est probablement à chercher du côté du bras de fer politico-économique qui oppose la société aux gouvernements français et britannique. Sept jours avant de publier le communiqué où elle évoque les "37 000 migrants", la société avait demandé aux deux Etats 9,7 millions d'euros "d'indemnisation" pour compenser les pertes d'exploitation liées aux interruptions régulières du trafic et à la mise en place de barrières. Une cause qui vaut bien quelques arrangements avec les chiffres ?
L'occasion de (re)voir notre émission sur les représentations des migrants et des migrations dans les medias : "TF1 nous montre une Europe menacée d'invasion", et de relire notre article sur les rapports entre migrants et policiers à Calais.