Manif 1er mai : 10 h de garde-à-vue pour un journaliste indépendant

Tony Le Pennec - - 23 commentaires

"Clairement, son travail dérange"

Alexis Kraland, journaliste indépendant, filmait la manifestation du 1er mai, lors de laquelle Alexandre Benalla avait frappé un jeune couple place de la Contrescarpe. Il a récemment été convoqué pour une audition, puis placé en garde-à-vue pendant plus de 10 heures. Les "violences avec arme sur personne dépositaire de l'autorité publique" dont il était accusé sont classées sans suite.

C'est l'histoire d'un reporter qui filme une manifestation et se retrouve cinq mois plus tard en garde-à-vue pour... violence avec arme sur personne dépositaire de l'autorité publique. Fin septembre, une vingtaine de participants à la manifestation du 1er mai, à Paris, ont reçu par courrier une convocation à se rendre à la Sûreté du territoire de Paris, comme l'indiquait jeudi le site Lundimatin. Tous, selon l'article, avaient en commun d'"avoir subi le 1er mai une interpellation en vue d’un contrôle d’identité du fait de leur présence sur ou aux abords de la place de la Contrescarpe ou dans le jardin des plantes. Soit les deux lieux où M. Benalla a été surpris en train de jouer les policiers." A l'arrivée à la Sûreté territoriale, tout le monde est placé en garde-à-vue pour divers motifs, tous en lien avec la manifestation du 1er mai. Parmi les gardés-à-vue, Alexis Kraland, journaliste indépendant présent à la manifestation pour filmer, qui a posté sur Twitter la photo de sa convocation. Sur le papier, il est indiqué que le motif de la convocation est "faits de participation à une manifestation violente commis le 1er mai 2018 à Paris".

Pourtant, dès son arrivée à la Sûreté territoriale, le 3 octobre à 10h, il lui est notifié sa mise en garde-à-vue pour "violence avec arme sur personne dépositaire de l'autorité publique sans ITT". Après plusieurs heures en cellule et une grosse heure d'audition, la garde-à-vue est classée sans suite pour les violences, mais le journaliste est convoqué le 6 mars au tribunal correctionnel pour refus de prélèvement biologique et de donner le code de déverrouillage de son téléphone. 

"un policier frappe ma caméra, je suis gazé deux fois"

Que s'est-il donc passé à cette fameuse manifestation du 1er mai? Alexis Kraland, habitué à filmer les manifestations pour sa chaîne Youtube Streetpolitics et qui vend parfois ses images à divers médias, couvre la manifestation, caméra au poing. "J'étais surtout entre le cortège de tête et la police, indique-t-il. Je portais un jean's beige, nettement différentiable des tenues du blackbloc, et un casque siglé "TV" à trois endroits." Le cortège part de la place de la Bastille et se dirige vers la place d'Italie. Mais, passé le pont d'Austerlitz, la police bloque le cortège de tête, qui, comme son nom l'indique, précède le reste de la foule, et repousse tout le monde de l'autre côté du pont. Le cortège est alors largement disloqué. Refoulé vers la Bastille, le reporter prend les images qui lui servent pour sa vidéo résumé de la journée

Puis, ayant entendu parler d'un "apéro militant" place de la Contrescarpe, le journaliste se rend au Quartier Latin, toujours avec sa caméra. "Quand j'arrive devant l'une des entrées de la place, tout est déjà bouclé par les CRS. La situation est calme, quelques personnes chantent "laissez passer la mamie!", parce que la police empêche une vieille dame qui habite la place de passer. A un moment, la police tente de nasser des manifestants, mais c'est très difficile, parce qu'il y a aussi beaucoup de jeunes qui sont là pour boire un coup, et il est dur de faire la différence entre les deux." A ce moment, la situation étant calme, Alexis Kraland a retiré son casque siglé TV. "Puis un barrage de police laisse finalement la route libre, je suis un groupe place de la Contrescarpe, continue le reporter. Il ne se passe pas grand chose, mais à un moment, un groupe de CRS s'agite, et part dans une rue, derrière un groupe de manifestants. Je les suis, puis dépasse les CRS. Arrivés rue Lohmond, d'autres policiers arrivent en face, et nassent le groupe, qui était à visage découvert, n'avait pas d'armes et ne faisait pas très peur. Je me retrouve alors dans la nasse avec ce groupe, ainsi qu'un journaliste d'Explicite et un photographe. A un moment, un policier gaze un peu au hasard, ça crée de la confusion et le journaliste d'Explicite et le photographe arrivent à quitter la nasse. Là, un policier frappe ma caméra, puis je suis gazé deux fois, moi et ma caméra. Je tombe alors au sol, je suis à deux doigt de tomber dans les pommes", comme le montre la seconde vidéo de la journée montée par le reporter.

Finalement, le groupe est maintenu dans la nasse le temps qu'un fourgon de police arrive pour embarquer tout le monde au commissariat de l'Evangile. "En attendant, j'ai montré aux policiers une fiche d’acompte pour un reportage que j'avais vendu à un média, pour leur prouver que j'étais journaliste [Alexis Kraland n'a pas de carte de presse], mais ça n'a rien changé." Arrivé au commissariat, tout le monde écope d'une vérification d'identité, puis ressort libre un peu plus de deux heures plus tard, sans convocation ultérieure. 

"étayer la théorie d'une situation de chaos"

Et l'affaire s'arrête là... jusqu'à la fameuse convocation du 3 octobre. Entre temps, l'"apéro militant de la place de la Contrescarpe" a connu une grande notoriété médiatique avec l'affaire Benalla. C'est en effet ici que le faux flic mais vrai collaborateur d'Emmanuel Macron est pris en flag', frappant un couple de jeunes gens. Kraland, qui n'avait dans un premier temps pas vendu ses images, cède d'ailleurs une séquence à Quotidien (TMC) pour son émission du 20 septembre, lors de laquelle le couple frappé par Benalla est reçu sur le plateau

Pour Alexis Kraland et son avocate, Me Ainoha Pascual, le lien entre la garde-à-vue d'une vingtaine de personnes présentes aux alentours de la Contrescarpe et l'affaire Benalla ne fait pas de doute. "Pour moi, c'est clairement un contre-feu. On essaye de justifier les violences d'Alexandre Benalla et Vincent Crase en accompagnant le discours des responsables policiers dans leur audition au Sénat, qui expliquaient qu'il y avait des barricades, des jets de projectiles", analyse Kraland. "On voulait des contenus d'audition pour étayer la théorie d'une situation de chaos qui aurait régné ce jour-là", renchérit son avocate. 

Pour autant, Kraland, en tant que journaliste, a droit à un traitement particulier durant sa garde-à-vue. "Pour certains autres gardés-à-vue, les policiers se sont excusés, leur ont dit immédiatement que tout allait bien se passer, qu'ils allaient ressortir libres et qu'ils étaient là uniquement à cause de l'affaire Benalla, témoigne Me Pascual, également avocate de plusieurs autres gardés-à-vue. Mais pour Alexis, ça n'a rien à voir. Il est le seul à qui on a pris son portable, gardé sous scellés à l'issue de la garde-à-vue. Il est le seul que l'on a menotté pour aller de sa cellule à la salle d'audition. Et l'audition elle-même s'est déroulée dans une tension extrême. Les policiers rechignaient à noter sa déclaration, ils ont beaucoup insisté sur la nature de son travail, en essayant de déconstruire sa version, pour montrer qu'il n'était pas journaliste, que c'était simplement une couverture pour manifester violemment." "Il filme les violences policières, c'est la raison de ce traitement, estime Me Pascual. Clairement, son travail dérange." En revanche, aucun élément précis n'est livré au reporter concernant les "violences avec arme sur personne dépositaire de l'autorité publique" qu'il est censé avoir commises.  Finalement, le journaliste sort de garde-à-vue avec un classement sans suite pour les violences, mais, ayant refusé de donner le code de déverrouillage de son portable (il avait pourtant pris soin de venir avec un téléphone vide et une carte sim vierge, assure-t-il) et de se laisser prélever son ADN, il est tout de même convoqué au tribunal correctionnel pour ces faits, passibles respectivement de trois ans de prison et 270 000 euros d'amende et d'un an de prison et 15 000 euros d'amende, selon Me Pascual. 

"Il est peut-être temps de contre-attaquer"

Sur un blog de Médiapart, un texte de soutien dénonce "vigoureusement ces méthodes de placement en garde à vue de journalistes, photographes, reporters, pour le seul motif de leur présence sur une manifestation, certes violente, mais qu'ils documentent par leur travail", et "ce qui s'apparente à du harcèlement policier, dont l'objectif reste de pousser les journalistes, photographes, reporters indépendants à cesser de couvrir ces événements, où, souvent, ils sont les seuls à rapporter la violence des forces de l'ordre". Il a été signé par plusieurs journalistes et collectifs proches d'Alexis Kraland, ainsi que par le Syndicat National des Journalistes (SNJ) et la Société des journalistes de Médiapart. En revanche, aucune grande rédaction n'a apporté son soutien au reporter. 

Alexis Kraland, quant à lui, réfléchit à la proposition de son avocate de porter plainte auprès de l'IGPN pour les gazages qu'il a reçus lors de la manifestation du 1er mai, ainsi qu'à saisir le défenseur des droits concernant la "pression mise sur les reporters indépendants", indique maître Pascual, qui conclut: "il est peut-être temps de contre-attaquer".


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