Une journée de révélations sur le "tabasseur de l'Elysée"

Lynda Zerouk - - 162 commentaires

A la suite d'une enquête du Monde, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire contre Alexandre Benalla, un collaborateur du chef de l'Etat, filmé en train de frapper violemment un manifestant du 1er mai. Au lendemain de ces révélations, ce jeudi 19 juillet, les médias ont multiplié articles et révélations sur cette affaire, plaçant l'Elysée au coeur d'une tourmente politique. De nombreuses zones d'ombre subsistent.

Près de trois mois au total. C'est le temps qu'il aura fallu pour que la vidéo postée le 1er mai par Taha Bouhafs, un étudiant et militant de La France Insoumise, ex-candidat aux législatives de 2017, déclenche une véritable tempête. Ce film, d'un peu plus de 2 minutes, montre dès les premières secondes un homme habillé d'un sweat gris à capuche, un casque noir à visière, orné d'un écusson de la police, enfoncé sur la tête, se diriger à grandes enjambées vers une jeune femme. L'homme l'agrippe violemment par le cou avant de la traîner de l'autre côté de la rue. Au même moment, un groupe de CRS mène une opération d'intervention sur la place de la Contrescarpe, dans le 5e arrondissement Paris, pour disperser un rassemblement de manifestants en marge de la manif du 1er mai. L'individu casqué qui ne porte pas d'uniforme des forces de l'ordre, intervient à leurs côtés et revient à la charge, cette fois pour saisir un jeune homme en l'étranglant et en lui assénant plusieurs coups. Pourtant, le jeune homme, suppliant d'arrêter, était déjà immobilisé au sol à la fois par les CRS et un autre homme, lui aussi en tenue de civil portant un brassard police. Les CRS, présents sur la place, n'interviennent pas.


Cette vidéo d'une extrême violence était passée inaperçue jusqu'à ce que Le Monde, sous la plume d'Ariane Chemin,  récemment reçue sur notre plateau, identifie sur cette courte séquence un collaborateur du chef de l'Etat. Il s'agit d'Alexandre Benalla, adjoint au chef de cabinet du président de la République. C'est lui qui s'en est pris violemment au jeune homme à terre et s'est ensuite dérobé de peur d'être reconnu.

Le lendemain, au soir, une dénommée Sonia B, a publié une vidéo où l'on voit enfin ce qu'il advient de la jeune femme traînée par Benalla sur plusieurs mètres. Elle aussi subit une série de violences de la part du collaborateur de Macron. Il tente de la "balayer" à plusieursreprises, et finit par la lâcher pour se jeter sur le jeune au sol. 


Interrogée par Arrêt sur Images, Sonia B, habitante du quartier était "posée sur une terrasse de café" au moment des faits." J'ai été choquée par la violence de la scène, raconte-t-elle. C'est pour ça que je n'ai pas arrêté de filmer." Selon elle, l'ambiance était pourtant bon enfant. Les manifestants qui avaient organisé un apéro-militant sur la place non loin de la rue Mouffetard, "discutaient et buvaient tranquillement leur bière". Jusqu'au moment où les CRS sont venus encercler la place. "Ils ont refusé sans raison l'accès aux manifestants, se souvient-elle. Et c'est-là que la situation a commencé à dégénérer et que j'ai a assisté à cette scène de violence de la part de cet homme que je pensais être un policier. "  Sur une vidéo plus longue que Sonia B avait conservé et qu' Arrêt sur images a pu visionner, on voit ensuite le jeune homme à terre se relever et rejoindre son amie effrayée et en pleurs. Il s'agit de la jeune femme qui avait, elle aussi,  été brutalisée par Benalla.

D'après les révélations du Monde, Macron connaît bien l'auteur des faits, "puisqu'il a participé, comme responsable de la sécurité, à sa campagne présidentielle. M. Benalla a par la suite été recruté à l'Elysée en tant que chargé de mission, adjoint au chef de cabinet du président, François-Xavier Lauch". Contacté par le quotidien, Benalla a refusé de "confirmer ou infirmer" sa présence sur les lieux au moment des faits. La confirmation est venue du directeur de cabinet de M. Macron, Patrick Strzoda. Il explique qu' Alexandre Benalla l'avait sollicité deux jours plus tôt pour participer à une intervention auprès de la Préfecture de police afin de voir comment se gérait une grande manifestation, à l’occasion du 1er mai. "Il m'en a demandé l'autorisation, je la lui ai donnée, mais en précisant bien qu'il y allait en observateur, confie au Monde le directeur de cabinet et ancien préfet. Le lendemain, j'ai été avisé par un collaborateur que M. Benalla avait été reconnu sur le terrain en train de participer à des opérations de maintien de l'ordre. J'ai vu les vidéos, je l'ai convoqué le jour même, je lui ai demandé si c'était lui." Dans le même temps, il informe le président. Macron lui demande de prendre des "sanctions si les faits sont avérés". C'est le cas. Mais Benalla s'en tire avec une suspension temporaire de 15 jours  du 4 au 19 mai.  A son retour, Benalla "réserviste de la gendarmerie" toujours selon Le Monde, a pu conserver son poste de chargé de mission auprès du président de la République, "quoique désormais affecté à un poste administratif"

Benalla dans le dispositif de police le 1er mai

Sans surprise juste après ces révélations, toute la presse s'est emparée de l'information. Gaspard Glanz, fondateur de l'agence de presse Taranis News, reçu plusieurs fois dans nos émissions, y est allé de sa contribution. Journaliste spécialisé dans la couverture d’événements sociaux, il a "passé la nuit" à visionner ses rushes pour retrouver des traces de la présence d'Alexandre Benalla dans le cortège du 1er mai. Opération fructueuse : il a posté sur Twitter une vidéo, où on aperçoit distinctement le même homme qui a commis les violences sur la place de la Contrescarpe. 


Et ici encore, on distingue bien Benalla, équipé d'un talkie-walkie et d'un brassard "Police".


L'affaire a aussitôt placé le chef de l'Etat dans une tourmente politique dont il n'est pas près de sortir. D'autant que le deuxième individu en civil que l'on voit intervenir dans la même vidéo, est un gendarme réserviste, présent comme Benalla en observation. Face à la tempête politique, c'est le porte-parole de l'Elysée et ex-journaliste Bruno Roger-Petit, qui a livré cette information - comme pour devancer de nouvelles révélations -  lors d'une courte déclaration à l'Elysée. D'après L'Express, la salle  était "fermée à la presse pour l'occasion, donc sans possibilité de l'interroger". Le porte-parole a notamment révélé l'identité de ce deuxième individu, du nom de Vincent Crase. Ce prestataire plusieurs fois employé par La République en Marche (LREM) "était très ponctuellement mobilisé, comme d'autres réservistes, par le commandement militaire de la présidence de la République". Il a lui aussi "outrepassé son autorisation de la même manière qu'Alexandre Benalla, a assuré Roger-Petit. Crase aété sanctionné par une mise à pied de 15 jours avec suspension de salaire. Il a été également mis fin à toute collaboration entre lui et la présidence de la République".  

A nouveau Glanz apporte les preuves en images que Crase était bien lui aussi dans le dispositif avec les CRS lors de la manif du 1er mai, et livre également un cliché de  Crase et Benalla, ce dernier casque sur la tête, lampe torche à la main. Ils sont côte à côte en pleine discussion.


Qui est Benalla ? 

Dans la matinée du 19 juillet, les articles cherchant à tirer un portrait de Benalla se multiplient,  et permettent de préciser les liens entre les deux hommes . Ils ont en effet fondé ensemble une fédération française de la sécurité privée en avril 2016, nous apprend ce mercredi 18 juillet Le Monde, association rapidement dissoute. En dehors de cette association, Benalla, responsable de la sécurité du candidat Macron, et Crase, prestataire du service de sécurité travaillent ensemble pendant la campagne. D'après Le Monde, pendant la campagne, Benalla "fait établir pour son équipe un devis pour deux pistolets lanceurs de balles en caoutchouc, un flash-ball et des boucliers antiémeute". Le devis sera refusé par la direction du mouvement En Marche.

D'après les informations publiées depuis le 18 juillet, Alexandre Benalla est habitué aux "démonstrations de force ". En 2012, embauché par Arnaud Montebourg, il est "viré manu militari " :" Je m'en suis séparé au bout d'une semaine après une faute professionnelle d'une première gravité : il avait provoqué un accident de voiture en ma présence et voulait prendre la fuite", explique Arnaud Montebourg au Monde.

Ces deux dernières années, plusieurs incidents ont émaillé sa présence dans les meetings de Macron. Ainsi, Public Sénat évoque "un précédent qui aurait dû alerter", confirmant une information du Monde. Le 4 mars 2017, raconte le site de la chaîne, un photographe de Public Sénat accrédité pour le meeting d'Emmanuel Macron à Caen est expulsé de la réunion, alors qu'il tente de prendre des photos du candidat. "Le service d’ordre à cran le repousse une première fois, avant l'intervention musclée d’Alexandre Benalla", raconte la chaîne. "Le journaliste est ceinturé, avant d'être poussé sur 50 mètres par l'officier de sécurité, Alexandre Benalla, qui lui arrache sans autre explication son accréditation presse censée lui permettre de suivre le meeting au plus près du candidat et de ses soutiens". L'incident était évoqué quelques jours plus tard, le 18 mars 2017, dans une émission de Public Sénat. Interrogée par une invitée sur l'origine des images filmées du meeting, la présentatrice de l'émission Déshabillons-les, Hélène Risser, répondait en évoquant un "incident" survenu pendant le meeting.

Suite à cet incident, Public Sénat explique avoir adressé "une lettre" à l'équipe du candidat "au prétexte qu'il n'y avait aucune menace pour le candidat et qu’empêcher la presse de faire son travail relève de l’arbitraire". Lettre qui n'a reçu aucune réponse, assure la chaîne.

Et ce n'est pas le seul incident. D'après Buzzfeed, un militant communiste accuse Benalla de l'avoir expulsé de force, puis frappé lors de l'annonce de la candidature de Macron à Bobigny, en novembre 2016. Episode déjà narré par une journaliste de L'Humanité, qui confirme aujourd'hui auprès de Buzzfeed avoir vu le militant se faire violemment expulser – sans avoir vu le moment où Benalla aurait frappé le jeune militant. D'après Le Monde, plus récemment, le 15 mars 2018, il s'en prend à un commissaire de police en tenue, "accusé de ne pas libérer assez vite le passage au président de le République".

Le CV, visiblement connu par plusieurs collaborateurs de l'Elysée, si l'on en croit Le Monde, vient ajouter à l'embarras plus que palpable du gouvernement. Interpellée lors des questions à l'Assemblée nationale, la ministre de la justice Nicole Belloubet a en effet expliqué que Benalla n'avait "pas d'autorisation" pour se rendre sur les lieux de la manifestation du 1er Mai. Une version qui contredit celle du directeur de cabinet de Macron mais aussi celle de Bruno Roger-Petit. La ministre refuse également de qualifier l'acte de Benalla de violence : "les agressions, je ne sais pas si c'est les mots justes mais les éléments qui ont été révélés par les films qui ont été diffusé témoignent de gestes absolument inadaptés".


Ouverture d'une enquête préliminaire 

La vidéo et les révélations du Monde ont amené le Parquet de Paris à ouvrir une enquête préliminaire contre le collaborateur d'Emmanuel Macron pour  "violences par personne chargée d'une mission de service public" et "usurpation de fonctions".

L'affaire "est désormais aux mains de la justice et c'est très bien ainsi", a déclaré jeudi Edouard Philippe devant le Sénat. "De toute évidence, nous serons déterminés à faire en sorte que cette enquête préliminaire puisse permettre de faire toute la lumière et que nous puissions tirer toutes les conclusions de cette enquête et de cette procédure judiciaire engagée", a ajouté le Premier ministre, en affirmant ne pas pouvoir "admettre que certains viennent par leur comportement jeter le doute sur l'exemplarité des forces de l'ordre". De son côté, Jean-Luc Mélenchon à demandé la saisine d'un juge d'instruction. "Une enquête préliminaire, pour vérifier quoi ? Pourquoi ?, a critiqué le leader de La France Insoumise devant la presse à l’Assemblée nationale. Il y a des circonstances où on fait des enquêtes préliminaires pour se débarrasser du sujet quand on sait qu’il ne contient rien. Mais là on sait qu’il contient quelque chose ! "

En attendant l'enquête judiciaire, les révélations dans la presse se sont poursuivies toute la journée. Alors qu'on croyait Benalla affecté à des missions internes de sécurité, il a été mobilisé le 1er juillet pour l'entrée au Panthéon de Simone Veil. Et plus récemment encore, il a  assuré la sécurité des Bleus lundi à Paris. Comme on peut le voir sur cette vidéo de la chaîne BFMTV, Benalla est donc intervenu en dehors du Palais de l'Elysée après sa "suspension".

Des zones d'ombre demeurent

Restent néanmoins de nombreuses zones d'ombre. Comment Benalla s'est-il procuré casque et brassard de police ? Pourquoi les CRS sont-ils restés passifs face aux agissements des deux collaborateurs de la présidence ? Pourquoi Crase a-t-il été démis de ses fonction mais pas Benalla ? Et pourquoi l'Elysée n'a-t-il pas saisi la justice, alors qu'il en avait l'obligation ? Conformément à l'article 40 du Code de procédure pénale qui dispose : " Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs."

Pour l'heure, ce n'est pas le président qui fournira la réponse à toutes ces questions. Lors d'un déplacement à Périgueux, des journalistes lui ont demandé si l'affaire Benalla entachait la République. Muré depuis la veille dans le silence, il a fini par lâcher un laconique : "La République est inaltérable". 

Mais les réactions ne se sont pas fait attendre du côté de l'opposition. Si Alexis Corbière a rapidement dénoncé un "délit pénal" ainsi qu'une justice "à deux poids, deux mesures"Du côté du PS, Olivier Faure dénonce une "affaire très grave". Enfin, Laurent Wauquiez, patron du parti Les Républicains, demande à "être sûr qu'à l'Elysée on n'a pas cherché à camoufler cette affaire"

L'auteur de la vidéo sur les plateaux

Quant à Taha Bouhafs, l'auteur de la vidéo, il a fait le tour des plateaux TV et radio. Dans la matinée sur le plateau de Bourdin direct sur RMC, mais aussi sur Sud Radio, il est apparu avec un T-shirt, floqué "Justice pour Adama", en l'honneur d'Adama Traoré, jeune homme mort par asphyxie après avoir été plaqué au sol par plusieurs policiers (nous avions reçu sa sœur sur notre plateau). 

Interrogé également par Libération Bouhafs tire les conclusions suivantes : "quand on est conseiller d'Emmanuel Macron, on peut tabasser quelqu'un et être mis à pied quinze jours seulement. Est-ce que la sanction aurait été aussi légère si ça n'avait pas été un proche du président ? On est sur un cas de violence aggravée, il faut des sanctions professionnelles plus lourdes et des sanctions pénales." Pour le moment, le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb a saisi l'IGPN, mais Benalla a conservé son poste de collaborateur auprès du chef de l'Etat. 

(Avec Mélanie Blanquet)

Lire sur arretsurimages.net.