Macron contre les chercheurs : la bataille des fact-checkeurs
Loris Guémart - - Coups de com' - 27 commentairesDe l'intérêt de lire avec attention les documents du Conseil scientifique
Emmanuel Macron a-t-il menti en prétendant que les épidémiologistes, fin janvier, avaient recommandé un reconfinement par crainte d'une explosion des cas de Covid en février ? Pour L'Obs, L'Express, la newsletter politique de Libération et l'AFP, c'est oui. Pour les fact-checkeurs de Libération, c'est non. Retour sur un conflit d'interprétation de documents du Conseil scientifique... et sur la manière dont le gouvernement tente de dompter les travaux du dit Conseil.
La question semblait simple. Fin janvier, les épidémiologistes recommandant un confinement prévoyaient-ils une explosion des cas fin mars ? Ou bien en février, comme l'a affirmé Emmanuel Macron, se félicitant de ne pas les avoir écoutés ? Emmanuel Macron cite une décision qu'il dit avoir prise le 29 janvier : "J'ai
eu raison de ne pas confiner la France fin janvier, parce qu’il n’y a pas eu l’explosion qui était prévue [en février] par tous les modèles" , déclare-t-il à la sortie du Conseil européen ce 25 mars 2021, propos réitérés dans une interview au Journal du dimanche (JDD) le 27 mars. Plusieurs services de fact-checking s'y sont collés. Et fait rare, ne sont pas tombés d'accord. D'un côté, CheckNews
(Libération) affirme que le Conseil scientifique s'était bien trompé en annonçant un pic en février dans sa note du 29 janvier. De l'autre, AFP Factuel indique (avant, plus tard, de préciser et corriger son propos) que la note annonçait un pic en mars, tandis que L'Obs et L'Express ignorent la note, évoquant plutôt les propos des épidémiologistes dans les médias. Ces trois médias accusent Macron de mentir.
Pourquoi une telle confusion ? Parce qu'en réalité, plusieurs hypothèses - une poussée épidémique en février ou en mars-avril - ont été évaluées par les scientifiques, sans que l'une leur paraisse plus certaine qu'une autre. Mais le gouvernement les a sommés de n'en choisir qu'une seule pour la note du Conseil scientifique du 29 janvier (qui coïncide avec la décision de non-reconfinement d'Emmanuel Macron) : et c'est la plus pessimiste qui a été choisie. Celle qui craignait une flambée en février. La flambée n'ayant pas eu lieu, Emmanuel Macron se congratule donc a posteriori
de n'en avoir pas tenu compte...
Les médias presquE unanimes : Macron ment
Pourtant, toute la journée du 26 mars, les médias se sont trompés, persuadés, éléments à l'appui, que cette modélisation d'un pic de février produite par les épidémiologistes était une invention du chef de l'État. "Contrairement à ce que dit Macron, les modèles scientifiques prédisaient une flambée épidémique mi-mars", titre L'Obs. L'hebdomadaire cite un document présenté aux députés par le gouvernement le 28 janvier (publié par des responsables politiques d'opposition), qui ne prévoit pas de pic en février mais fin mars selon la projection présentée – Mediapart a révélé le 9 avril, après publication de cet article, que cette projection était bidon. L'article de L'Obs s'appuie également sur les déclarations de l'épidémiologiste membre du Conseil scientifique Arnaud Fontanet, envisageant "une progression de l’épidémie qui pourrait commencer en mars-avril", le 17 janvier sur LCI. Mais aussi de son président Jean-François Delfraissy, estimant que la France allait "se retrouver à la mi-mars dans une situation sanitaire avec des conséquences importantes"le 24 janvier sur BFMTV. Tout ceci tend à prouver que Macron "invente" l'existence d'une hypothèse d'une flambée en février, qu'il se targuerait de ne pas avoir écoutée.
L'Expresscite aussi Delfraissy devant les sénateurs, le 28 janvier : "Les projections effectuées par les modélisateurs avec lesquels travaille le Conseil scientifique montrent que l'arrivée du variant anglais pourrait conduire à la mi-mars à ce que ce variant soit dominant, avec un facteur de transmission très élevé et des conséquences sanitaires importantes en termes d'hospitalisations et d'admission en réanimation." Et en conclut donc que les scientifiques ne se sont pas trompés – une conclusion que tire aussi Le Mondele 30 mars. Les "affirmations" d'Emmanuel Macron sont "contestables", avance de son côté l'AFP, toujours le 26 mars, dans la première version de l'article des fact-checkeurs du service AFP Factuel. Les journalistes mentionnent également une modélisation faite le 16 janvier par les chercheurs de l'Inserm et de l'Institut Pasteur, qui prévoyait une vague d'hospitalisations "entre mi-février et début avril". Et complètent avec la note du Conseil scientifique du 29 janvier – rendue publique le 25 février seulement –, qui "dit redouter une «résurgence rapide» de l'épidémie entre «mi-mars et avril»". Là encore, cela semble clair : Macron réécrit l'histoire pour mettre en valeur ses compétences de néo-épidémiologiste.
Checknews (Libé) contredit tout le monde... y compris Libé
Sauf que l'affirmation de l'AFP sur la prévision du Conseil scientifique est fausse, ou du moins, elle néglige un élément crucial : la "résurgence" en mars, évoquée par l'agence de presse, était censée suivre, dans la note du 29 janvier, un premier pic épidémique (et un confinement !) en février. Ce qu'identifie le service CheckNews
de Libération, dans un article publié à la fin de la journée du 26 mars, après tous les autres. "Macron cite la date du 29 janvier, c'est pile la date de la publication
de la note du Conseil scientifique", fait remarquer à ASI le journaliste auteur de l'article, Luc Peillon. "Emmanuel Macron n’a donc pas tout à fait tort de dire que des modèles prédisaient une flambée en février", analyse en effet Peillon, en désaccord frontal avec tous les autres articles. Y compris avec son propre journal. Puisque au matin du 26 mars, la newsletter politique du quotidien, Chez Pol
, se gaussait du "petit exercice d'autosatisfaction" d'un Macron qui "réécrit l'histoire".
De quoi s'interroger, ce que fait sur Twitter le journaliste indépendant Vincent Glad – qui y chronique l'épidémie sans discontinuer depuis mars 2020. Il appuie CheckNews
dans son désaccord factuel avec l'AFP, puis supprime son tweet. Car l'agence de presse a corrigé rapidement son article : oui, il y avait bien une hypothèse de "résurgence" de l'épidémie en mars.... mais, redisons-le, après un premier pic et un confinement d'un mois en février. L'AFP ajoute également une confirmation obtenue de l’Élysée : en évoquant "le 29 janvier"
, Macron faisait bien une référence directe à la note du Conseil scientifique rendue ce jour-là au gouvernement, comme l'avait justement supposé Peillon. De quoi appuyer le constat de CheckNews
, et renforcer l'idée qu'en fait, Macron a eu raison contre les épidémiologistes. Sauf que ce serait ignorer son interventionnisme auprès desdits chercheurs, dont il a pointé l'incompétence pour mettre en valeur sa propre compétence.
Ils n'ont pu garder qu'une seule hypothèse le 29 janvier
Accrochez-vous, c'est un peu complexe : on va vous expliquer pourquoi les membres du Conseil scientifique craignaient tout au long du mois de janvier une flambée en mars ou avril, et pourquoi cette hypothèse n'a finalement pas été retenue dans leur note du 29 janvier. Voici comment ça s'est passé. Le 12 janvier, un avis du Conseil scientifique propose des modélisations dans le contexte de l'apparition de nouveaux variants (rappelle Vincent Glad). Ces modélisations suggèrent un pic épidémique entre début avril et début juin, en fonction du nombre de vaccinés et du niveau de transmission du virus. Le 16 janvier, les chercheurs de l'Inserm et de l'Institut Pasteur diffusent des modélisations sur le site web du laboratoire de l'Inserm, Epicx. L'hypothèse la plus pessimiste envisage un dépassement du niveau d'hospitalisations de la seconde vague pour mi-février. La plus optimiste, qui prévoit un effet du couvre-feu, envisage un dépassement pour début avril.
Le 24 janvier, l'Epicx produit une seconde fournée de modélisations , sur laquelle s'appuiera l'une des deux études en annexe de la note du Conseil scientifique. Ces modélisations du 24 janvier suggèrent, en cas d'absence de nouvelles mesures, un dépassement du second pic d'hospitalisations de 2020 à la mi-février 2021, pour la plus pessimiste, un dépassement fin mars 2021, pour la plus optimiste. Les deux hypothèses sont bel et bien envisagées. Dans ces modélisations-là, l'effet de confinements modérés ou stricts est également évalué : ils permettraient de juguler l'épidémie dans l'hypothèse optimiste, et d'éviter un trop grand débordement dans l'hypothèse pessimiste. Mais voilà, à l’Élysée, on ne souhaite pas une multiplication de propositions en fonction de différentes hypothèses : il est fermement suggéré au Conseil de choisir l'une d'elles pour produire sa prochaine note, nous-a-t-on expliqué.
Le Conseil obtempère. Il retient, au vu des toutes dernières données disponibles, notamment une légère montée des hospitalisations, l'hypothèse la plus pessimiste : un taux de reproduction plus élevé malgré le couvre-feu (dont il ne tient volontairement pas compte), et des variants plus présents que ce qu'ils soupçonnaient initialement. Deux nouvelles modélisations prévoient, partant de là, une situation catastrophique dès la mi-février sans mesures de confinement. Soit le résultat pointé par Macron près de deux mois plus tard, mettant en avant son choix d'en faire fi. Mais peut-être aurait-il dû continuer à lire le travail des chercheurs français : le 2 février, l'Epicx rend des modélisations plus détaillées que celles présentes dans la note du 29 janvier, de nouveau en fonction de plusieurs paramètres. En cas d'absence de confinement, un dépassement du pic d'hospitalisations de l'automne 2020 est attendu entre fin février et début avril. Et surtout, dans tous les cas, un confinement strict jugule l'épidémie.
Macron a eu raison... tout en se trompant sur l'épidémie
Résumons-nous : les épidémiologistes n'étaient pas très loin de la réalité dans leurs interventions publiques et dans leurs modélisations les plus optimistes jusqu'à la fin du mois de janvier (bien que pessimistes sur le niveau d'hospitalisations). Mais ils se trompaient dans l'hypothèse unique qu'ils ont dû choisir, pour produire la note pessimiste du 29 janvier. En fait, le couvre-feu, et probablement d'autres facteurs, allaient temporairement stabiliser l'épidémie – ce qu'a fait remarquer le 28 mars la directrice de l'Epicx, Vittoria Colizza. Macron, lui, a décidé de s'affranchir de cette fameuse note du Conseil scientifique, et de l'ensemble des travaux produits avant ou après cette note, pour opérer son "pari" tant vanté en février, et se plonger, selon les confidences de ses proches transmises à divers médias, dans la littérature scientifique anglo-saxonne.
Mais l'erreur commise par les épidémiologistes était une erreur de degré. Pas de fond. Leur proposition de reconfiner était destinée, dans tous les cas de figures, à "faire chuter les contaminations pour aborder le printemps de manière plus sereine", pointe Le Figaro le 27 mars. Macron, lui, en invitant début mars à "tenir quatre à six semaines", avant de finalement durcir les restrictions face à la réalité, a commis une erreur non de degré mais sur la nature même de la croissance épidémique. Comme un bis repetita
du plateau imprévu de septembre 2020. "Le modèle ne s’était (...) pas trompé de dynamique globale, il avait anticipé d’un mois la montée en charge épidémique", résumait d'ailleurs à la mi-mars Libération à propos de cette seconde vague française du Covid-19. "Nous avons tendance à attendre des modèles qu’ils nous prédisent l’avenir proche, ce dont ils sont en réalité encore largement incapables. C’est un peu comme si on demandait au Groupe d’expert international sur le climat (Giec) de nous donner la météo de demain…", pointait l'article.