Les "vérités alternatives" du médecin de TF1 et LCI

Loris Guémart - - 57 commentaires

Gérald Kierzek, de rassurant à rassuriste

Si les rassuristes des première et seconde vagues se font désormais discrets, ce médecin emblématique du paysage audiovisuel français persiste à ne pas croire à la flambée épidémique. Ses appels à ne pas reconfiner scandalisent nombre de ses confrères parisiens. Enquête.

Le quadra aux yeux clairs pourrait jouer dans une série médicale. Connu de nombreux téléspectateurs, il est devenu incontournable depuis le début de l'épidémie de Covid-19. Urgentiste de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (APHP), consultant santé officiel de TF1 et de LCI, directeur médical du site Doctissimo (filiale du groupe TF1), Gérald Kierzek fut en 2020 l'une des cinq personnalités omniprésentes dans les sujets et interviews des journaux télévisés liées au Covid-19, au point que le seul médecin plus médiatisé que lui n'est autre que le ministre de la Santé Olivier Véran, selon une recension de La revue des médias (INA). Dans le petit milieu des urgentistes et réanimateurs des hôpitaux d'Île-de-France, ses qualités de vulgarisateur scientifique étaient plutôt louées. Quitte à ne pas l'accabler malgré certains désaccords, par exemple quand il se prononçait, en 2019, contre un déremboursement de l'homéopathie au nom des patients, ou lorsqu'à l'été 2020, il tenait – comme d'autres professionnels de santé – une position plutôt confiante sur la suite de la pandémie. Kierzek avait repris avec un certain brio le flambeau de l'urgentiste parisien des médias auparavant détenu par Patrick Pelloux. 

Mais depuis janvier 2021, le torchon brûle entre la star médicale du groupe TF1 (la chaîne vend ses prestations et "ménages" aux entreprises) et bon nombre de ses homologues. Les cinq médecins d'Île-de-France ayant échangé avec Arrêt sur images estiment que ses propos sur l'absence de saturation inhabituelle des services hospitaliers, sur la possible ouverture de lits de réanimation à l'Hôtel-Dieu, ou sur l'absence de flambée épidémique relèvent du mensonge, et pire, constituent aujourd'hui un danger compte tenu de son exposition médiatique massive. Selon nos informations, la hiérarchie de l'APHP lui a envoyé en mars deux sévères rappels à l'ordre, sans effet jusqu'à présent sur Kierzek et sa perspective "pragmatiste", assure-t-il, "rassuriste" ou "néo-rassuriste", déplorent bien des médecins. L'année 2020 fut celle de son omniprésence médiatique. 2021 sera-t-elle celle de sa décrédibilisation professionnelle ?

"Pas de flambée épidémique"

Ces dernières semaines, les analyses du médecin parisien, dont la carrière médiatique n'a cessé de prendre de l'ampleur depuis ses débuts il y a une décennie, suivent un schéma bien établi : il s'exprime sur Twitter, puis développe son propos sur l'antenne de LCI, au 20 Heures de TF1, sur Sud Radio, ainsi que dans de longs entretiens au Figaro – qui continue donc sur sa lignée habituelle depuis le début de l'épidémie, publiant des articles contraires à la ligne de ses propres journalistes spécialisés. Son statut de vedette télévisée entraîne le relais de ses analyses dans les magazines people et les médias dédiés à la télévision. Mais ses propos sont en rupture de plus en plus nette avec ceux d'une large majorité de médecins hospitaliers. Le 26 janvier, il s'inscrit en faux contre les appels au reconfinement de la hiérarchie de l'APHP. Le 28 janvier, il relaie positivement le point de vue anti-confinement de Didier Raoult. Puis félicite les mesures a minima prises par le gouvernement, une décision "sage et courageuse" salue-t-il le 30 janvier, sur LCI.

Le 9 février, il remercie Véran quand le ministre estime "possible qu'on ne soit jamais reconfinés". Le 21 février, il déplore que les responsables des services de réanimation tirent la couverture à eux. Le 26 février, il multiplie les tweets pour affirmer qu'il ne se passe rien dans les hôpitaux parisiens, en tout cas rien de plus que lors des épisodes de grippe les plus intenses. Des premiers démentis sont apportés par d'autres médecins. Le 2 mars, alors que les patients malades du Covid-19 continuent de remplir de plus en plus de lits de réanimation, Kierzek décrit sur LCI"un plateau relativement haut mais plutôt stable avec même une petite tendance ces dernières heures à la descente de cette variation". Il valide donc le pari présidentiel de "tenir" encore "quatre à six semaines" sous couvre-feu. Le 3 mars, il envisage même un "relâchement" anticipé dans Le Figaro et conteste la pertinence d'un confinement, dont on n'a "pas de preuve absolue que c'est efficace" – ce qui est exact – sur LCI. Le 9 mars, il critique les épidémiologistes produisant des projections de contamination – malgré un bilan qui plaide plutôt en leur faveur, analyse Libération le 17 mars.

Le 11 mars, "on va sortir tranquillement de cette période", assure Kierzek sur TF1, s'appuyant sur la décorrélation observée entre l'occupation croissante des services de réanimation et la stabilité des signalements des médecins généralistes, et des entrées aux urgences. Il ne répond pas à un journaliste de Libération qui lui signale sur Twitter que des raisons purement médicales expliquent cette décorrélation, et continue de s'interroger les jours suivants sur ce thème sur LCI et sur TV5MONDE. Il est aussi appuyé par un étrange fact-checking du Figaro (dont l'auteur n'est pas un des journalistes du quotidien spécialisés en médecine), dont il faut attendre le dernier paragraphe pour découvrir que "le nombre de patients Covid (...) atteint plus du double du nombre de patients hospitalisés en état grave, au plus fort des épidémies de grippe saisonnière". Quand même. 

Vient le 12 mars, lorsque Kierzek relaie sur Twitter les histogrammes constitués par l'épidémiologiste Martin Blachier, "rassuriste de la troisième vague"selon une expression de L'Express : en 2017, 2018 et 2019, les réanimations étaient déjà pleines, une affirmation qui fait fi... de la très forte augmentation du nombre de lits depuis le début de l'épidémie. Plusieurs de ses collègues de l'APHP prennent d'ailleurs la parole pour lui signaler en des termes plus ou moins fleuris que les malades du Covid-19 s'ajoutent à ces patients, et ne les remplacent pas. Mais il réitère tout de même le 15 mars, face à Eric Brunet sur LCI. Enfin, le 18 mars sur LCI, et le 20 mars dans Le Figaro, il assure encore qu'il n'y a pas "de situation de flambée épidémique". Un urgentiste de l'APHP, Youri Yordanov, lui répond sans fard : "Tu es devenu dangereux." Sans décourager Kierzek, qui affirme le 23 mars la présence de plus de 160 places disponibles en réanimation à Paris et alentours. Sur TF1 et LCI, sa parole est d'évangile (voir montage ci-dessous). 

Fureur de médecins d'Île-de-France

Qu'ils exercent aux urgences ou en réanimation en Île-de-France, les médecins joints par ASI sont unanimes : la situation est critique en région parisienne, et s'ils refusent tous de se prononcer sur les aspects politiques et sociaux, plusieurs estiment qu'un confinement réel est la seule position tenable, aujourd'hui, sur un strict plan sanitaire. "Sous-entendre que nous vivons la saturation actuelle des réanimations tous les ans, c'est un mensonge, et il le sait très bien. Toutes les équipes de réanimation bossent comme des folles, ça fait des semaines qu'on a été obligé de prendre deux fois plus de gardes, on a des malades partout", pointe auprès d'ASI un réanimateur de l'hôpital Avicenne (Seine-Saint-Denis), Stéphane Gaudry. "Utiliser des mensonges pour débattre de la pertinence du confinement me fait sortir de mes gonds. Quant à sous-entendre que les réanimateurs gonflent les chiffres pour faire pression sur le gouvernement afin d'avoir plus de lits... il devrait en répondre devant le Conseil de l'ordre des médecins."

Guillaume Carteaux, intensiviste-réanimateur à l'hôpital Henri Mondor (Val-de-Marne), se dit compétent "pour savoir ce que veut dire une occupation de 80 % des lits de réanimation par une seule pathologie, ce que veut dire une courbe exponentielle, ou si on peut ou pas ouvrir 100 lits de réanimation". Il fait notamment référence à l'appel de Kierzek à ouvrir 100 lits à l'Hôtel-Dieu, des ouvertures impossibles faute de personnel, ont cependant ensuite expliqué à Slate de nombreux médecins hospitaliers. "Ses propos sont de l'ordre de la réalité alternative, et ils semblent dommageables à ce stade, entraînant des comportements potentiellement à risque." Une bonne partie de ce qu'il explique aux téléspectateurs et auditeurs depuis dix ans "est vraie", en particulier quand il s'en tient à vulgariser des notions médicales, rappelle Youri Yordanov, urgentiste à l'hôpital Saint-Antoine (Paris). "Mais il a une interprétation des chiffres qui nie ce qu'on vit à l'hôpital. Il a beaucoup de qualités, donc l'entendre déblatérer de telles conneries me met en colère. S'il faisait ça uniquement sur Twitter, ce ne serait pas très grave, sauf qu'il a une portée médiatique majeure. Ce qu'il dit va avoir des conséquences."

Car "la situation dans les hôpitaux est déjà épouvantable", note Yonathan Freund, urgentiste à La Pitié-Salpêtrière (Paris). "Il y a de la place en réanimation parce qu'on crée en permanence des lits ex nihilo, on est déjà quasiment au double du fonctionnement habituel, de 1 000 à 2 000 lits dont 1 300 occupés par des malades Covid", explique Freund. "J'en parle d'autant plus librement que je me suis autant planté que lui, sauf que quand vous avez tort, il faut savoir le dire", poursuit-il, lui qui avait mis du temps avant de reconnaître l'arrivée de la seconde vague épidémique en septembre 2020. Il signale que cela l'avait, à l'époque, rendu extrêmement populaire sur les réseaux sociaux : "J'avais un succès fou", se souvient Freund avec un certain dépit. Chef des urgences de l'hôpital Delafontaine (Seine-Saint-Denis) – et époux de la ministre du Logement –, Mathias Wargon s'interroge auprès d'ASI : "Gérald n'est pas représentatif de la majorité des médecins urgentistes d'Île-de-France. Mais est-ce qu'il pense vraiment ce qu'il affirme sur les réanimations, ou est-ce que c'est une sorte de démagogie pour faire plaisir à son public ? Et est-ce que TF1 s'en rend compte ?"

L'APHP exige plus de prudence et le rappelle à l'ordre

Ces médecins d'Île-de-France ne sont pas les seuls à qui la moutarde monte au nez en entendant Kierzek ces dernières semaines. L'APHP, avec la direction de laquelle il est en conflit depuis sa défense de l'Hôtel-Dieu lors de sa quasi-fermeture en 2013, lui a en effet envoyé deux courriers de "rappel à l'ordre", que nous nous sommes procurés : ses supérieurs hiérarchiques ne mâchent pas leurs mots. "En vous exprimant ainsi publiquement, et alors que vos fonctions à l’APHP sont connues, vous laissez penser qu’il y a une exagération de la part de vos collègues et des responsables médicaux des hôpitaux de l’APHP sur la réalité de la situation", critiquent-ils le 2 mars. Déplorant "que ces messages interviennent alors qu’à plusieurs reprises ces dernières semaines/mois, vous avez joué de la confusion entre votre fonction hospitalière et vos activités privées, dans vos prises de parole", ils l'invitent fermement à "cesser toute confusion" et appellent à une "obligation de loyauté" de l'agent public envers l'APHP.

Le second courrier, daté du 16 mars, porte notamment sur un article du Parisien publié le 10 mars : Kierzek y démentait la saturation des hôpitaux, et assurait que les cliniques avaient encore de la place. "À un moment où le niveau dans les réanimations (...) était voisin de celui du pic de la deuxième vague, lui indique l'APHP, qui prend encore moins de gants. Au regard des données objectives sur la situation des hôpitaux en île-de-France auxquelles vous avez accès en raison de vos fonctions à l’APHP, il ne peut qu’être constaté que vos déclarations publiques sont grossièrement et gravement erronées, accusent les mêmes signataires. Votre propos est également erroné et trompeur, car il prétend que les cliniques ne seraient pas mobilisées, ce qui est contraire à la réalité." Kierzek n'ayant pas répondu au premier courrier, ils exigent cette fois-ci "de nous dire si vous comptez désormais respecter vos obligations vis-à-vis de votre employeur", car "à défaut, nous considèrerons que vous ne tenez pas compte de ces rappels à l’ordre et que vous continuez à vous placer dans une position contraire aux obligations qui sont les vôtres".

Kierzek assume et remet une couche

Joint par ASI en plein service à l'Hôtel-Dieu, le premier intéressé indique qu'il n'a pas répondu à ces courriers, transmis à son avocate afin d'évaluer l'ampleur de la menace juridique qu'ils formulent. "Ce qui prime pour moi, c'est l'indépendance professionnelle et de tenir un discours de vérité", explique-t-il sans revenir d'un pouce sur ses déclarations des dernières semaines. "Dans la panique générale, il y a les médecins, et l'administration. Les premiers veulent plus de lits, l'administration veut plus de moyens pour l'hôpital, j'essaie d'avoir une position honnête. Si on nous avait écoutés depuis dix ans en créant des lits pérennes, on ne serait pas dans cette panade-là !" Kierzek insiste : "Je ne nie pas la charge de travail des réanimateurs, mais je pense qu'il faut dézoomer de la réanimation", en évaluant la situation de manière plus large. "Et je me pose des questions aussi, notamment quand on voit des discordances entre les réanimations qui augmentent et les décès qui stagnent. Ce serait plus simple pour moi, psychologiquement, d'hurler avec la meute..."

Passé par France 5, D8 ou Europe 1, il rappelle qu'il n'est pas dans "le débat d'experts" mais dans "un rôle de conseiller de la rédaction, de consultant et d'éditorialiste", c'est-à-dire "de traducteur, de vulgarisateur" – pour lequel les médecins interrogés par ASI lui reconnaissent un talent certain. "Ma philosophie de la médecine n'est d'être ni rassuriste ni alarmiste", répète-t-il comme il l'a déjà fait sur divers plateaux (voir notre montage ci-dessous). Confronté aux propos de ses collègues estimant qu'il ment en conscience ou qu'il est aujourd'hui détaché de la réalité, il pointe "une troisième possibilité qui est celle de traiter froidement de la situation, et de ne pas céder à la panique". Il persiste à estimer qu'il n'y a pas de "vague déferlante" de patients, citant de nouveau les dizaines de lits affichés comme disponibles dans les bulletins internes de l'APHP ce 25 mars, et réfutant le fait que, selon ses confrères, ils sont aussitôt occupés par de nouveaux patients.

Pour l'instant, lui se montre plus inquiet de voir des patients renoncer à appeler les urgences en pensant qu'elles sont saturées, évoquant son expérience de la première vague. "Si demain, la situation devient catastrophique, si je me penche à la fenêtre de l'hôpital et que des gens meurent dans la rue, qu'ils sont sous oxygène devant les hôpitaux comme en mars 2020 en Italie, que mes potes réanimateurs me disent que c'est la catastrophe, je le dirai." Il regrette par ailleurs que les journalistes n'aient "pas d'autorisations de tournage hors d'images sous contrôle", avec pour résultat qu'on "ne voit que des images de communication, et pas d'images de services d'urgences saturés", affirmant que cette saturation n'existe pas. Si les urgences peuvent encore recevoir des patients, c'est pourtant avec de plus en plus de difficultés, selon ce reportage de France Bleu à l'hôpital de Montfermeil (Seine-Saint-Denis)

Les réanimations parisiennes, elles, semblent bien se rapprocher jour après jour de la saturation, par exemple dans ce reportage de BFMTV. "Bien sûr qu'il y a des lits de soins intensifs convertis en lits de réanimation, mais les réanimateurs font face", affirme cependant Kierzek, confronté par ASI aux témoignages de ses collègues : traitant le téléspectateur comme il traite ses malades, il se refuse à un pessimisme qu'il juge néfaste et exacerbé. Ce 25 mars, on pouvait pourtant lire dans le point épidémiologique hebdomadaire de Santé Publique France : "La dégradation de l’ensemble des indicateurs entraîne, dans plusieurs régions, une très forte tension sur le système hospitalier. Avec la progression de l’épidémie, la tension hospitalière va s’accentuer dans les jours à venir. (...) Des mesures supplémentaires de réduction des contacts sont nécessaires dans les territoires les plus touchés."

Sollicités par ASI, l'APHP et le groupe TF1 n'ont pas souhaité s'exprimer.

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