Le "Figaro Magazine" flingue Radio France : un numéro fiasco
Alizée Vincent - - Médias traditionnels - 50 commentairesDans la dernière édition : une étude largement contestée et des contre-arguments tronqués
Dans son dernier numéro, le "Figaro Magazine" accuse l'audiovisuel public de marginaliser la droite et de surexposer la gauche, sur les fondements d'une étude à la méthodologie plus que discutée. L'hebdo a publié la réponse de Radio France. Mais ce, sans indiquer qu'un quart des arguments de la maison ronde a été coupé.
Le dossier promet d'être juteux, à en croire son introduction. "Le rapport de l'institut libéral Thomas More, que le Figaro Magazine
s'est procuré en exclusivité, démontre pour la première fois, chiffres à l'appui, que
l'audiovisuel public déroge à ses obligations légales d'impartialité et
de pluralisme". Tel est le sujet de couverture du dernier numéro, le troisième en trois ans dédié à Radio France et France Télévisions. Il a été décliné en petite vidéo-résumé destinée aux réseaux sociaux, en éditorial dans la rubrique Figaro Vox et dans tous les médias classés à droite : Sud Radio, Causeur ou encore Europe 1 (via une chronique d'Eugénie Bastié, du Figaro), de même que sur plusieurs pages, collectifs ou médias d'extrême droite (Valeurs actuelles, CNews, Fdesouche, les Corsaires).
"Du 19 au 23 février, l'institut libéral Thomas More a passé au crible les 587 intervenants dans les programmes de trois chaînes et trois stations du service public : France 2, France 5, France Info TV, France Info Radio, France Culture et France Inter." Le résultat, amorce l'article, "est édifiant" : "50% des intervenants n'affichaient pas d'orientation idéologique décelable, mais sur les 50% restants, la moitié entrait dans la catégorie gauches, 21% étaient de sensibilité macroniste et 4% seulement tenaient un discours pouvant être considéré comme de droite". Sur les 10 pages du dossier, six consistent à exposer les résultats du rapport. Dedans, aucune autre source permettant de mettre en perspective les conclusions exposées.
Consternations journalistiques
Une méthodologie qu'ont attaquée de nombreux·ses journalistes sur X. Comme Adrien Franque, journaliste médias à Libération. "Délicieuse étude de l'Institut Thomas More réalisée sur cinq petits jours en février. Le rapport ne tente même pas de se donner l'apparence de la neutralité. On aurait bien aimé en annexe le catalogage précis des intervenants pour se marrer un peu plus". Parmi les critères retenus par l'institut pour classer une personnalité à gauche, les signes "qui reprennent les expressions du wokisme (écriture inclusive, théorie du genre, décolonialisme)" ou "opposés au fédéralisme européen", relève le journaliste. Le rapport parle aussi de "théories LGBTQIA+". Un couple de femmes "souhaitant avoir des enfants et fonder une famille" est présenté comme "faisant ouvertement la promotion de la théorie du genre". Les termes sont directement tirés du rapport. Pour illustrer la posture qui serait celle de la radio publique, le directeur de think-tank cite... une boutade de Guillaume Meurice. "Bien sûr qu'on défend le pluralisme, on fait une blague de gauche, une blague d'extrême-gauche, une blague d'ultra-gauche", paraphrase l'un des auteurs du rapport. Disant cela, l'humouriste "révèle quelque chose de profondément vrai à l'antenne de France inter", conclut l'auteur. Il en tire un concept, inspiré du "djihadisme d'atmosphère" (inventé par le politologue ultra-contesté Gilles Kepel) : le "progressisme d'ambiance".
Plusieurs voix issues du monde de la recherche ont aussi fait part de leurs critiques. "Pour étudier le traitement du «multiculturalisme», le rapport choisit de se concentrer sur la panthéonisation des Manouchian, actualité en soi porteuse d'un angle antiraciste, classé comme «progressiste», et donc qui devrait être contrebalancé par un discours «conservateur»"indique par exemple Emilien Houard-Vial, doctorant en science politique spécialiste des droites. Certains journalistes visés par l'enquête ont également réagi. Comme Tristan Waleckx, présentateur de Complément d'enquête sur France 2. "Enquêter sur les féminicides serait du militantisme car ce terme (reconnu par l'OMS depuis 2012) serait «controversé et problématique». Voilà la "méthodologie" de l'institut Thomas More permettant au FigMag d'affirmer qu'un tiers des Complément d'enquête auraient un biais méthodologique".
Claude Askolovitch, également, dans un thread. L'étude mentionne plusieurs de ses revues de presse pour France inter. Dans l'une d'elles, le journaliste cite un article du Parisien sur un homme pakistanais victime de home-jacking. Les auteurs de l'étude de l'Institut Thomas More "me reprochent d'avoir parlé d'immigrés de façon «bienveillante» ; ainsi le 21 février, l'ex prince du Sentier Ali Bhatti. Certes. Le Parisien, dénonçait la violence et l'insécurité et les homejackings, dont Bhatti a été victime!", recadre Claude Askolovitch. "Les turlupins de l'Institut Thomas More me reprochent d'avoir évoqué, le 19 février, un passeur de migrants prénommé Moïse. Absolument : Nord Littoral dénonçait les méthodes des réseaux criminels qui recrutent des jeunes passeurs sur les réseaux sociaux...", poursuit-il, avant d'enchaîner sur deux autres exemples.
Pour Arrêt sur images, il commente : "Le Figaro Magazine est souvent un très bon journal. Une culture du reportage, de la photo... Ils sont capables de m'emmener dans la beauté des jardins de France tout en me racontant des enfants pakistanais dévorés par le sida... D'où ma perplexité et ma déception : pourquoi se faire refourguer une pseudo-étude bouffonne sur l'audiovisuel public ? Pourquoi ne pas bosser vraiment ? J'aimerais lire une vraie enquête sur «nous». Pas une divagation sur trois extraits mal compris de trois revues de presse, si je parle de mon cas." Il poursuit. "C'est énorme, l'audiovisuel public, c'est plein de puissance, de nuances, de contradictions. Dans ses choix spontanés, Inter n'est pas Info ni Culture et à Culture, on trouve un Finkielkraut qui lui, n'est pas Bourmeau (Sylvain Bourmeau, directeur de AOC media, ndlr)." Traduire : on y trouve des voix marquées très à droite aussi, comme le philosophe Alain Finkilekraut. Pour Claude Askolovitch, l'idée même de vouloir résumer ce qu'est un groupe journalistique d'envergure pose question : "Ce serait quoi, la culture de l'info du groupe TF1 ? Le grand journal de 20 heures ? L'ancrage local du 13 heures ? Les débats de LCI ? Le show ironique-progressiste de Quotidien ? Tout ça à la fois." Il ponctue. "Je serais bien arrogant de le résumer".
Contradictoire coupé
"Par attachement au pluralisme et au débat contradictoire", le Figaro Magazine estime avoir montré patte blanche. "Nous avons communiqué aux présidentes de Radio France et de France Télévisions les résultats de l'étude que nous publions dans ce numéro"indique le journal. La réponse de Radio France a été partagée au sein-même des pages de son dossier papier. Elle prend la forme de contradictoire-sur-contradictoire : après chaque contre-argument ou élément de défense de Radio France, le directeur de publication du Figaro Magazine et celui de l'Institut Thomas More apportent leurs propres contre-contre-arguments. Sauf qu'un quart de la défense de Radio France a été coupée, sans que la coupe ne soit indiquée par le Figaro Magazine.
Parmi les éléments supprimés : non pas de longues tournures de phrase, des illustrations de propos malgré tout cités dans le magazine, ou des redondances. Un paragraphe entier, auquel le magazine ne répond pas. "Les thèmes sélectionnés démontrent une démarche tout aussi caricaturale", débute l'argumentaire. Il poursuit : "L'étude ne saurait avoir de fondement sans une définition précise des concepts que vous employez (que mettez-vous dans l'écologie réaliste ? Où commence et s'arrête le multiculturalisme ? Sur la fin de vie, parlez-vous de l'euthanasie ou du suicide assisté, et sous quelles conditions ?), pour ne pas fonder l'analyse sur une addition d'interprétations individuelles. Surtout, votre postulat est que ces thèmes sont susceptibles de trahir des ruptures idéologiques fermes et de recouvrir des lignes partisanes nettes. Nous laissons à l'interprétation du Figaro Magazine et de l'Institut Thomas More le fait de considérer que l'on est forcément de gauche si l'on considère que l'écologie est prioritaire, et inversement ; et forcément de droite si l'on est opposé à l'euthanasie, et inversement. En la matière, la dernière enquête de l'Ifop, institut d'étude de l'opinion à la méthodologie éprouvée, vous renseignera sur l'état de l'opinion sur cette question sensible, bien loin de l'image que vous vous en faites et démontrant en tout état de cause que cette clé d'entrée que vous avez choisie ne permet pas de renseigner sur le fait qu'un locuteur est globalement «de droite» ou «de gauche »."
Contacté par ASI, le Figaro Magazine nie avoir évincé certains arguments de Radio France. Ce, malgré nos relances au sujet précis des extraits supprimés. "Merci de l'intérêt que vous portez à notre dossier mais il nous semble que toutes les réponses à vos questions s'y trouvent", a répondu la journaliste autrice du dossier. Ni Radio France, ni l'institut Thomas More n'ont donné suite à nos demandes d'interview.
Passif idéologique
Ni le Figaro Magazine, ni les titres qui ont rebondi sur le rapport n'ont, enfin, rappelé clairement les positions idéologiques très précises et très affirmées de l'Institut Thomas More. Il est présenté, dans l'article du Figaro Magazine, comme un think-tank "libéral". Il faut ouvrir le sommaire de l'édition pour voir un encadré où l'institut est présenté comme "conservateur et libéral" sans plus de détails. Cela va pourtant plus loin. Ledit think-tank a été fondé en 2004 par Charles Millon, longtemps membre de l'UDF et ex-ministre de la Défense sous Jacques Chirac, a rappelé sur X Romain Herreros, chef du service politique du Huffington Post. "L'institut entend lutter «pour la pérennité de notre civilisation européenne»", ont eux aussi souligné les Sleeping Giants, collectif citoyen de lutte contre les discours de haine et d'extrême droite. Les termes sont ceux de l'Institut Thomas More lui-même. Le think-tank et ses membres ont par ailleurs pris de claires positions politiques ces dernières années. Contre le projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin, par exemple, qui serait dépourvu de "véritable ambition afin de reprendre la main" sur la politique migratoire. L'institut est également à l'initiative d'une tribune sur "l'islamogauchisme", diffusée en octobre 2023. "Nous ne devons plus tolérer l'intolérable", est-elle titrée. L'institut s'est également prononcé contre la sobriété énergétique (qui étoufferait la croissance) ou contre la transition énergétique (une "catastrophe économique").
Luc Cedelle, ex-journaliste au Monde jusqu'à très récemment (mars 2024), est l'une des plumes de grands journaux à s'être indignées du dossier du Figaro Magazine. Pour ASI, il analyse : "On atteint des degrés invraisemblables de condamnation. Le fait que Claude Askolovitch puisse parler avec sympathie d'un migrant est retenu comme une sorte d'infraction prouvant que France Inter est wokiste." De même pour les classements "gauche/droite". "Dans les 50% de personnes aux affiliations politiques non identifiées, tu peux mettre ce que tu veux. Tu peux passer telle ou telle émission d'une catégorie à une autre en fonction du résultat que tu veux obtenir." Le Figaro Magazine a beau être "un journal traditionnellement inscrit à la droite de la droite", la situation présente lui semble différente. "Ils sont de moins en moins dans la recherche du sérieux et de plus en plus dans la communication politique". Son diagnostic est net. "Le Figaro Magazine travaille maintenant l'opinion pour discréditer, dénigrer voire criminaliser toute idée de gauche. Cela s'inscrit dans une entreprise médiatique plus large, consistant à faire grimper les scores de l'extrême droite".