Le "Canard enchaîné" est-il devenu "un journal de vieux schnocks" ?

Pauline Bock - - Investigations - Scandales à retardement - 135 commentaires

"C'est vraiment un problème générationnel"

Entre la création d'une cellule syndicale au printemps et l'affaire de "l'emploi fictif" de l'épouse du dessinateur André Escaro, on se vole dans les plumes au "Canard enchaîné", on gronde contre une direction "despotique" et une gestion "opaque", en regrettant l'impact de ces débats devenus publics sur un journal qui s'embourbe dans l'immobilisme. Récit.

"Des critiques, j'en ai, mais je les garde pour les débats internes." Pas facile de contacter les journalistes du Canard enchaînéPlusieurs ont poliment décliné notre demande d'entretien, expliquant souhaiter partager leurs opinions dans la seule enceinte du journal. D'autres n'ont pas pris de gants. L'un d'eux nous a simplement adressé ce SMS : "Bonjour. Non." Ceux qui ont bien voulu nous parler ont exigé le "off" (voir plus bas). Rien de très nouveau à cette défiance généralisée. Déjà en 2008, dans leur livre-enquête Le vrai Canard, Karl Laske et Laurent Valdiguié décrivaient le "mur" qui s'était élevé en réponse à leurs demandes d'entretiens : "Le volatile est susceptible. Écrire sur lui est périlleux." En 2022, le volatile n'a rien perdu de sa susceptibilité, mais sa fébrilité est nouvelle. "Ne vous méprenez pas sur leur silence, souffle un‧e ancien·ne. C'est peut-être aussi le chagrin." Car depuis quelques mois, le Canard a du plomb dans l'aile.

Anonymat total

Presque tous les journalistes du Canard ayant parlé à ASI, une quinzaine au total regroupant des permanents, des collaborateurs occasionnels et des anciens, ont requis l'anonymat le plus complet. Plusieurs personnes ont insisté pour que nous ne donnions pas de genre ("un" ou "une" journaliste) pour l'attribution des citations, afin de ne pas être identifié·es. Nous avons donc choisi de citer tout le monde comme "un‧e journaliste". Sollicités par ASI, les deux dirigeants actuels de l'hebdomadaire, Nicolas Brimo et Michel Gaillard, n'ont pas répondu.

Cellule syndicale et enquête pour soupçon d'emploi fictif

Le premier "pavé dans la mare" a été lancé au printemps, avec un article du Monde révélant la création d'une cellule syndicale CGT-SNJ, le premier syndicat de l'histoire du Canard. "Les canetons SNJ-CGT" demandaient l'organisation d'un séminaire pour débattre de la ligne éditoriale et de l'avenir numérique du journal. Fin de non-recevoir.

La plainte contre X déposée en mai par Christophe Nobili, délégué syndical et lui-même journaliste au Canardpour "abus de biens sociaux" et "recel d'abus de biens sociaux", encore révélée par le Monde, n'a rien arrangé. Nobili aurait découvert que l'épouse de l'ex-dessinateur et administrateur du journal André Escaro aurait bénéficié d'un emploi fictif au Canard pendant près de vingt ans. Sont indirectement visés Michel Gaillard et Nicolas Brimo, directeurs depuis plusieurs décennies. La brigade financière de Paris a ouvert une enquête préliminaire. Début septembre, le Monde décrivait un "conflit de générations" entre l'équipe et le duo de directeurs. "Il y a deux camps dans la rédaction," confirme un‧e journaliste - sous-entendu, avec ou contre la chefferie. Mais un seul fait la loi : "De leurs bureaux qui se font face, [les deux directeurs] décident de la destinée économique du journal comme de son contenu éditorial," écrivait le Monde.

En tout cas, ils en décidaient jusqu'à la "révolution" du syndicat. "La démocratie sociale est en train d'entrer au Canard", dit un‧e journaliste. Jusqu'ici, la ligne était «On est tous amis», mais c'était très hiérarchisé." L'ironie d'une enquête pour emploi fictif dans l'hebdomadaire qui a révélé l'affaire de l'emploi fictif de Penelope Fillon n'a pas échappé au comité d'administration du Canard (composé de Odile Benyahia-Kouider, Nicolas Brimo, Erik Emptaz, Michel Gaillard, Jean-François Julliard et Hervé Liffran). Ce dernier s'est fendu d'un court article, titré "La réalité dépasse le fictif" décrivant un montage "certes acrobatique", mais qui n'aurait "lésé personne"La cellule syndicale a répliqué que leurs excuses ne cassaient pas trois pattes à un Canard. Jean-Yves Viollier, ancien du Canard parti en 2012, qui a couché par écrit son expérience dans le roman Un délicieux Canard laquais, n'y a pas cru une seconde. Sur le blog de l'association anticorruption dont il est membre, il estime que la défense du Canard est "à peu près aussi convaincante que Pénélope [Fillon]". 

Sa théorie : "Michel Gaillard souhaitait avoir comme administrateur son copain Nicolas Brimo" et aurait offert "quelque gâterie" à Escaro pour qu'il laisse la place. À ASI, il confie son espoir de voir Gaillard et Brimo "partir à l'Ehpad" et "laisser la place à la nouvelle génération".

Un livre accablant mais ignoré par les médias

Ceux et celles qui ont lu le roman de Jean-Yves Violler, Un délicieux Canard laquais (2013), ne seront pas étonné‧es de le voir s'opposer si frontalement à la direction du Canard, journal dont il est parti en claquant la porte en 2012 – aucun média n'avait chroniqué l'ouvrage de Viollier à parution (pas même ASI), seule l'association Acrimed ayant jugé utile d'en parler. Dans son ouvrage, Viollier s'étonnait que le livre-enquête de Laurent Valdiguié et Karl Laske, Le vrai Canard (2008), soit "passé à ras des cadavres sans les voir" : "Il effleure quelques tricheries fiscales mais part sur de fausses pistes. Il raconte un emploi fictif mais n'ose pas pousser plus loin l'avantage." L'emploi fictif qu'il mentionne restait un mystère… jusqu'à l'affaire Escaro.

Dans Marianne, en septembre, un journaliste du Canard résumait la situation : "Les deux tauliers [Brimo et Gaillard] règnent en divisant. En créant le syndicat, Nobili a initié un truc inédit, il a créé un collectif face à eux. Forcément, ils ont détesté."

"Les flics vont entrer au «Canard»"

L'affaire Escaro a forcé le "Canard" à ouvrir son bec dans les médias, de Marianne au Monde, mais les comptes du palmipède se règlent surtout en interne, dans une rédaction fracturée. Pour certain‧es, en publiant cette défense branlante, la direction a pris tout le journal en otage. Pour d'autres, c'est le sentiment de trahison qui prime : "Les patrons ne méritent pas ça, regrette un‧e ancien‧ne. Partir avec le goudron et les plumes… Ils ont été atteints de façon horrible." Un règlement de comptes de la part de Christophe Nobili ? Certain‧es ne l'excluent pas : "Dire «J'ai découvert cette affaire» [d'emploi fictif], c'est faux, tout le monde était au courant, lance un‧e ancien‧ne sans détour. Ça nous faisait rire. C'était une magouille comptable débile, on la payait [son épouse] pour les dessins d'Escaro." 

Tous se défendent pourtant d'avoir eu vent d'un quelconque abus de bien social. "Bien sûr que tout le monde n'était pas au courant, dit Louis-Marie Horeau, 40 ans de Canard, parti en 2019 après avoir officié comme rédacteur en chef. Moi, j'imaginais qu'Édith avait des piges, et Escaro aussi peut-être. La vérité, c'est qu'on ne s'y intéressait pas." Georges Marion, qui était au Canard dans les années 1970 et 1980, dit à ASI être "tombé de l'armoire" en apprenant l'affaire Escaro. Elle n'est "pas très étonnante", ajoute-t-il cependant"Au Canard, les habitudes sont tellement faciles à prendre… Quand l'argent tombe régulièrement, que vous représentez la moralité et que tout le monde vous craint… Pourquoi changer le système ?" La plainte de Nobili a donné lieu à une enquête judiciaire, faute impardonnable pour certain‧es : "Les flics vont entrer au Canard. Ils vont avoir accès à tout. C'est dégueulasse." En face, on réplique qu'un journal donneur de leçons se doit d'être inattaquable, qu'il suffisait de faire amende honorable pour éviter une enquête, et qu'il n'y a pas la moindre perquisition à l'horizon.

Un tandem "à la manoeuvre depuis près d'un quart de siècle"

Surtout, le tandem Brimo-Gaillard, respectivement 72 et 78 ans, tient vaillamment la barre en ayant tous deux largement dépassé l'âge de la retraite – ils ont été reconduits à leurs postes en juin malgré des promesses répétées de passer "très bientôt" la main. "La limite d'âge pour être PDG [du Canard], fixée à 72 ans, a subrepticement disparu des statuts de l'entreprise en 2014-2015,"notait le Monde"La relève n'est pas facile à organiser, c'est vrai, dit Horeau, parti avant ses 70 ans. Tous les deux sont à la manœuvre depuis un quart de siècle." Si beaucoup décrivent une rédaction "vieillissante", c'est bien sûr pour Brimo et Gaillard, mais pas que. 

Un‧e journaliste nous décrit ainsi le Canard comme "une baronnie de personnes âgées". À 91 ans, le doyen Claude Angeli, qui avait révélé l'affaire des "diamants de Bokassa" en 1979, livre toujours des articles. La question de son remplacement ne s'étant jamais posée en 51 ans, celle de la transmission de son carnet d'adresses fourni non plus. Depuis son départ à la retraite en 2021,  le journaliste Alain Guédé n'a pas été remplacé : les sujets sociaux ne sont plus couverts. Nombre de journalistes s'inquiètent auprès d'ASI à propos d'un manque d'organisation du Canard, qui, en ne prévoyant pas l'avenir, risque de perdre le précieux savoir-faire de piliers de la rédaction. 

"Qu'on le veuille ou non, c'est la rédaction de l'époque du papier, regrette un‧e journaliste. Or le papier va mal, leur rédaction est très âgée, leurs deux directeurs disent depuis des années qu'ils vont partir à la retraite et sont toujours là… C'est la rédaction d'une autre époque. Tous les autres journaux essayent d'inventer un nouveau modèle, sauf eux." Un‧e collaborateur‧ice euphémise : "Ils ont mal abordé le virage du 21ème siècle. C'est vraiment un problème générationnel." Un‧e autre encore souffle : "Il faudrait rajeunir l'équipe." Il y a bien eu quelques embauches récentes – la dernière journaliste à rejoindre l'équipe en CDI a 24 ans – mais sans vraie stratégie, pas facile de rajeunir une rédaction dont la moyenne d'âge se situe autour de 60 ans.

Un management "à la tête du client"

Le palmidède a pour habitude de clamer que le journal appartient à ses journalistes. Mais certain‧es apportent une nuance : "Il appartient à certains de ses journalistes. Et personne ne connaît la composition exacte de l'actionnariat." En interne, beaucoup dénoncent une gestion "extrêmement opaque" – reproche que faisait déjà Jean-Yves Viollier à Brimo et Gaillard dans son roman en 2013. À propos des primes, dites les "chocolats", distribuées à la soirée de Noël et dont le montant est directement corrélé à la satisfaction qu'apporte chaque journaliste à la direction, il écrivait : "Les salaires de l'Exemplaire [le nom du journal dans le roman, ndlr] n'évoluant jamais et les primes constituant la seule variable d'ajustement, [le chef] a inventé un système merveilleux pour assagir les pires récalcitrants et étouffer toute velléité de contestation." 

Une information confirmée par Marianne en septembre : "Chaque année, chacun reçoit de plus ou moins grosses primes, à la tête du client… Tout dépend de votre relation avec les deux patrons." Georges Marion se souvient d'un système et la "hiérarchie implicite" qu'il instaurait : "Chacun se voyait donner une prime de mi-année, dans l'opacité la plus complète, raconte-t-il à ASI. J'ai ramené beaucoup d'affaires, donc j'ai eu beaucoup d'argent." Les primes ne sont d'ailleurs pas les seuls paiements opaques au Canard"Les piges (rémunérations des collaborateurs occasionnels, ndlr) sont payées à la tête du client, explique un‧e journaliste. Il n'y a pas de grille de salaires, ils ne veulent pas en faire. Le Canard, c'est vraiment une boîte noire." 

"Aujourd'hui, si vous avez une grosse info, vous n'allez pas au «Canard»"

En règle générale, le journaliste pigiste ne signe pas au Canard : "On est bien payé, mais on n'a aucun contrôle", regrette l'un‧e d'eux. Le plus souvent, ces journalistes indépendants ne savent pas si leur article sera ou non publié avant d'acheter le journal. "J'avais des bonnes infos qui ne sont pas passées, je ne sais pas pourquoi," se rappelle un‧e pigiste. Ce manque d'estime agace. "Aujourd'hui, si vous avez une grosse info, vous ne la sortez pas dans le Canard, vous allez à Mediapart, souffle un‧e journaliste. Question de reconnaissance." En septembre, Yan Lindingre, un ex-dessinateur du Canard, témoignait dans Blast de son expérience au palmipède. "Nous, les petits pigistes, on est vraiment de la merde au Canard, écrivait-il. «Aucune logique», telle est la véritable règle au Palmipède. Mais pire que les règles à dimensions variables : jamais aucune communication." Il décrivait une situation délétère au sein du journal, où "des journalistes brillants sont en souffrance, épuisés par ce système inique et despotique", et regrettait que "les vieux boss" maintiennent l'hebdomadaire dans une voie sans issue : "Ce qu'ils ne comprennent pas, ils le récusent, le rejettent. Quitte à faire chavirer le navire."

Plusieurs pigistes se sont retrouvés dans le post de Yan Lindingre. L'un‧e d'eux e soupire : "Il faut qu'ils s'aperçoivent qu'ils sont devenus de vieux schnocks de droite." En effet, le contenu du journal pâtit de ces luttes internes. Un‧e autre collaborateur‧ice admet "une sorte d'autocensure" liée à la direction actuelle : "On sait qu'à cause du conflit de générations, certains sujets ne passeront pas le cap de la chefferie."Si les journalistes en CDI peuvent râler, à l'usure, les pigistes baissent les bras, et petit à petit, le journal s'appauvrit. L'impact éditorial des crises au Canard et de son "tournant manqué du 21e siècle" sera l'objet du deuxième volet de cette enquête.


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