Jogging : les médias se trompent sur "le rayon d'1 km"

Loris Guémart - - Intox & infaux - Médias traditionnels - Déontologie - 118 commentaires

Nombreuses erreurs factuelles sur la zone à l'intérieur de laquelle on peut marcher et courir

Incapables de lire un décret correctement ! Depuis trois semaines, Libération, Le Parisien, Les Échos, L’Équipe et bien d'autres évoquent la zone autorisée autour du domicile pour se dérouiller les jambes. Ils ont, pour une immense majorité, induit leurs lecteurs en erreur.

"Dans un rayon maximal d'un kilomètre autour du domicile." Cet extrait de l'article 3 du décret publié le 24 mars au Journal officiel figure dans les mêmes termes sur l'attestation officielle de déplacement. Il établit la limite à ne pas dépasser en cas d'activité sportive ou de marche, et paraît relativement limpide. Un "rayon d'un kilomètre" autorise à sortir à l'intérieur d'un cercle dont la limite se situe à un kilomètre à vol d'oiseau de son adresse, pour quiconque a bénéficié de cours de géométrie au collège. La notion semble cependant avoir mal été comprise par certains fonctionnaires. Dès le 24 mars, l'Institut géographique national (IGN) promeut sa plateforme cartographique sur Twitter, avec une affirmation erronée : "À quoi correspond la zone de 1 km autour de chez vous ? Avec l'outil de calcul d’isochrones et d’isodistances du #Géoportail, mesurez et visualisez rapidement vos possibilités de déplacement." Problème : ces outils, fort pratiques par ailleurs, n'ont aucun rapport avec le décret.

Un compas et tout est clair

Pour identifier la zone autorisée décrite par le décret, il suffit de tracer au compas écarté d'un kilomètre un cercle autour de son logement :  le site Internet unkm.fr propose par exemple une application exacte du décret. Dans un cadre cartographique, "isodistance" est un terme utilisé pour définir la distance maximale que l'on peut parcourir par les routes, rues et chemins. Cette isodistance détermine donc un périmètre non circulaire, et forcément inférieur ou égal à celui tracé par un rayon "à vol d'oiseau". Le terme "isochrone" est utilisé dans le même cadre mais pour évoquer des temps de trajet plutôt que des distances.

Les gendarmes sèment de fausses informations

Pour s'assurer de la seule interprétation possible du décret, ASI a contacté un avocat, professeur en droit public à l'université Panthéon-Sorbonne. "Le décret du 23 mars 2020 n’a pas employé le terme 'distance', mais 'rayon' qui a une définition précise faisant appel à la géométrie", analyse maître Nil Symchowicz, par ailleurs auteur d'un récent article sur les restrictions de circulation liées à la crise sanitaire, publié dans la revue juridique Dalloz Actualité. "D’autre part, dans la mesure où des sanctions pénales sont prévues, la règle en la matière est celle de l’interprétation stricte." Voilà pour le droit, manifestement ignoré par certains services de l’État.

Le 26 mars, la gendarmerie de Haute-Savoie publie ainsi sur Twitter l'affirmation selon laquelle "pour déterminer le périmètre de 1 km autour de votre domicile, le module isodistance de Géoportail peut vous être utile". Le 9 avril, la préfecture de l'Yonne remet le couvert, suivie le 11 avril par celle de la Saône-et-Loire : toutes deux recommandent un site web, CovidRadius, dont la page d'accueil précise bien, et faussement, que "le périmètre recommandé est calculé via isodistance". Le ministère des Sports n'est pas en reste sur Twitter. Tout comme le site officiel de l'administration, service-public.fr... du moins dans un premier temps : créée le 16 avril, la page du site service-public.fr a finalement été supprimée le 20 avril suite à un courriel du créateur du site internet unkm.fr, et redirige désormais vers la page portant sur l'attestation de déplacement.

Des dizaines d'articles factuellement faux

Et puis, il y a les médias. Beaucoup de médias. Une large majorité des dizaines d'articles publiés, dans la presse nationale ou dans la presse régionale, se montre au mieux très approximative, et le plus souvent complètement fausse, selon une recension d'ASI. Dans L'Obs, la rédaction préconise : "C’est une 'isodistance' que vous cherchez à calculer" pour les déplacements brefs "tels que définis par la nouvelle attestation de déplacement dérogatoire". Midi Libre se trompe également, expliquant "techniquement" (et doctement) que "ce rayon d'un kilomètre n'est pas une distance à vol d'oiseau" le 31 mars. Chez BFMTV, il est recommandé d'utiliser une application GPS pour mesurer la longueur de "l'itinéraire depuis sa position vers son domicile", sans rapport avec la notion de rayon. Du côté du groupe TF1, on n'en oublie pas les affaires, tout en ajoutant une erreur dans l'erreur : "LCI vous propose, grâce à notre partenaire Esri France, une carte interactive - dite isochrone (et non, c'est isodistance, ndlr) - qui vous aide à connaître avec précision l’étendue de votre périmètre de permission depuis le pas de votre porte."

Les médias répètent sans vérifier la promo d'un site web

Les nombreux communiqués de presse envoyés aux médias par les concepteurs bénévoles du site web CovidRadius, deux ingénieurs en informatique et un spécialiste de la communication, ont également fait leur petit effet. "Le périmètre recommandé est calculé avec un périmètre à isodistances, qui indique des distances que l'on parcourt à pied", assure l'un d'eux aux Échos, qui ne prend pas la peine de vérifier. On constate la même absence de toute de vérification après recueil des citations enthousiastes de ces jeunes concepteurs au sein du Télégramme et des journaux du groupe de presse locale Ebra, entre autres titres. "Définir la zone que l'on peut parcourir légalement reste compliqué", pointe aussi L’Équipe en faisant la promotion du site web. Mais deux articles en particulier, l'un dans Libération, l'autre dans le Parisien, témoignent encore mieux que les autres du joli succès de la communication des trois compères de CovidRadius.

Le Parisien et Libération, les plus clairs dans l'erreur

Dans le Parisien, CovidRadius devient le 5 avril "l’appli qui vous permet de sortir en restant dans les clous" dans le titre d'un article réalisé à six mains, et d'abord par celles du rédacteur en chef du service des sports, David Charpentier. "Comme le montrent les infographies que nous vous proposons, il y a le rayon dit à vol d'oiseau ou zone isométrique, et la zone isochrone qui prend en compte les distances réelles parcourues", expose Le Parisien, avant d'affirmer définitivement : "C'est cette dernière qui permet de rester dans les clous du décret gouvernemental." Comment expliquer cette erreur factuelle indéniable (le décret et l'attestation n'évoquant qu'un rayon), figurant au cœur de l'article ? "D'autres médias, notamment Midi Libre, avaient donné toutes les applications pouvant préciser le périmètre autorisé. On a contacté les créateurs de CovidRadius, et la notion de kilomètre parcouru nous a paru plus intéressante que le rayon", se souvient Charpentier, joint par ASI. "C’est vraiment un papier pratique, on rappelait que l’État n’avait pas précisé si c’était le périmètre isochrone ou le périmètre général, il y avait donc un risque qu’on se retrouve très loin de chez soi en pensant qu’on était dans un rayon", s'embrouille-t-il au téléphone, malgré un décret d'une grande clarté. Mais ce n'est pas Le Parisien qui décroche la palme de l'article le plus erroné.

Cet honneur revient en effet à Libération, avec un article du 1er avril dont le titre, "Confinement : jusqu'où va un kilomètre ?", lui permet d'être fort bien référencé dans Google pour qui chercherait à savoir jusqu'où il peut aller courir. Dans ce texte découlant d'un communiqué envoyé par CovidRadius et incluant l'interview d'un de ses trois créateurs, le journal rivalise d'ironie. "Que les petits malins se calment tout de suite : on ne parle pas d’une distance à vol d’oiseau, qui dessine un cercle à coup sûr, mais bel et bien de celle que l’on va pouvoir parcourir à pied en se heurtant à de multiples obstacles comme des immeubles, des rues, voire des reliefs. C’est le périmètre isochrone. (...) Le kilomètre gouvernemental n’a rien d’évident", assène son autrice, la rédactrice en chef adjointe et spécialiste de l'urbanisme Sibylle Vincendon. Jointe par ASI, qui l'informe de l'erreur factuelle (un rayon est bien un rayon, donc une distance "à vol d'oiseau") autour de laquelle est construit tout son article, elle indique n'avoir effectué aucune vérification avant publication. "Étant donné qu'on se déplace tous avec les pieds, c'est un peu étrange...", commente la journaliste. "Franchement, je vais voir ce que je peux faire mais je ne sais pas si on va rectifier, ce ne sont pas des enjeux phénoménaux." En attendant, les créateurs de CovidRadius, selon des courriels qu'ASI s'est procuré, utilisent son article ainsi que celui du Parisien afin de décrocher de nouvelles louanges d'autres médias.

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