"Il avait déjà une cible sur le front"

Tony Le Pennec - - Investigations - 24 commentaires

Révélations de StreetPress : comment le policier a décidé de parler à visage découvert

En moins de deux mois, StreetPress a publié plusieurs enquêtes sur les dérives racistes de la police qui ont donné lieu à l'ouverture de procédures judiciaires. C'est un officier de police judiciaire, Amar Benmohamed, qui a permis au site de révéler le comportement raciste de certains policiers chargés de surveiller les cellules du tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Pourquoi et comment a-t-il décidé de témoigner en son nom et à visage découvert ? Entretien avec le rédacteur en chef, Mathieu Molard.

Dans deux articles (ici et ici) et une vidéo, le site StreetPress révélait lundi 27 juin qu'entre 2017 et 2019, et probablement encore aujourd'hui, des agents de police chargés de surveiller les détenus en attente de leur passage devant le juge au tribunal de Paris ont multiplié à leur encontre les insultes racistes, homophobes, et les mauvais traitements. Propos indignes  - "Ferme ta gueule, sale bougnoule", "négro", "sale pd" - mais aussi crachats dans les plateaux repas, refus de donner à boire... Les faits rendus publics par StreetPress sont accablants. À l'origine de ces révélations, un officier de police judiciaire qui a accepté de témoigner en son nom et à visage découvert, Amar Benmohamed, qui avait préalablement tenté d'alerter sur la situation en interne - sans succès.

Ces révélations ont été largement reprises dans les médias : sujet au 20 heures de France 2, invitation d'Amar Benmohamed dans la matinale de France Info, article dans Le Monde, dépêche AFP. C'est la deuxième fois en peu de temps que des révélations de StreetPress sur la police provoquent une tempête médiatique, après deux articles (ici et ici) consacrés à des groupes Facebook sur lesquels des milliers de policiers échangeaient des messages racistes (dont ASI vous racontait la genèse). Arrêt sur images a interrogé Mathieu Molard, rédacteur en chef du site. 

Arrêt sur images : - Amar Benmohamed avait-il dès le début l'intention de vous parler en son nom propre ? 

Mathieu Molard : - L'un de ses proches, qui savait qu'il voulait parler, nous a mis en contact. La première fois que j'ai eu Amar Benmohamed au téléphone, je lui ai dit que le point de départ, c'était que j'aie son nom et son grade, juste pour pouvoir vérifier les informations qu'il allait me confier. Après, la question de son anonymat dans l'article a été levée progressivement, au fil des rendez-vous. Parce qu'assez vite, à partir des éléments qu'il donnait, et des premiers recoupements que nous avons effectués, on s'est rendu compte que si nous voulions raconter l'intégralité des faits, nous ne serions pas capables de lui garantir qu'il ne pourrait pas être identifié par sa hiérarchie. 

"Le fait qu'il parle en son nom donne une force énorme à notre information"

Il avait déjà rédigé des rapports sur les faits qu'il nous raconte, il avait une cible sur le front. Nous le lui avons dit, pour qu'il soit conscient des risques, et il nous a répondu : « Très bien, dans ce cas je donne mon nom »Il ne voulait pas, en revanche, montrer son visage dans la vidéo. Nous avions préparé le studio pour permettre à des jeux de lumière de masquer son visage. Finalement, la veille, à 22 h, il m'a envoyé un message pour me dire que quitte à donner son nom, autant montrer son visage. 

Le fait qu'il parle en son nom, et à visage découvert, donne une force énorme à notre information. S'il y a, suite à nos article, un push du Monde [une notification envoyée sur les téléphones ayant téléchargé l'application du journal, ndlr], si le journal de France 2 en parle, si la matinale de France Info en parle, je pense que c'est en grande partie parce qu'Amar Benmohamed parle à visage découvert. 

Arrêt sur images : - Pourquoi, selon vous, s'est-il adressé à StreetPress

Mathieu Molard : - Parce qu'il y a eu un précédent, nos articles sur des groupes Facebook racistes de policiers. Quand on sort cette information début juin, elle fait trois fois le 20 h de France 2, BFM est trois jours en boucle dessus, Le Monde, Libération en parlent plusieurs fois, les radios, les hebdomadaires la reprennent, c'est l'info du moment. 

Les gens qui décident de prendre de gros risques pour dénoncer certaines pratiques s'adressent à ceux qui sont capables de faire un travail rigoureux, mais aussi de faire du bruit. Amar Benmohamed sait, parce qu'il connaît le fonctionnement de la police, que ce témoignage met fin à sa carrière. A minima, il risque d'être placardisé et harcelé jusqu'à ce qu'il craque. Notre travail, c'est que quitte à ce qu'il prenne cette décision, l'information soit béton, et ait un maximum d'impact [ce qui semble mission accomplie : dès ce mardi 28 juin, le Parquet ainsi que la Défenseure des droits ont ouvert des enquêtes sur les révélations de StreetPress, ndlr]. Je pense aussi que, sur un sujet comme celui-là, les policiers qui veulent témoigner ne vont pas vers des médias qui sont identifiés comme trop proches de l'institution. 

Arrêt sur images : - Vos enquêtes sur les groupes Facebook de policiers sont vos premières à avoir un tel impact médiatique ?

Mathieu Molard : - Oui. Avec ces articles, nous avons rassemblé 1 million de visiteurs uniques en 5 jours. C'est énorme! C'est en gros l'audience de L'Équipe. Mais on avait eu aussi beaucoup d'échos avec notre enquête sur la manière dont Pôle emploi utilisait la mécanique de l'émission The Voice pour des entretiens d'embauche

"La bonne info au mauvais moment, elle parle deux fois moins"

Arrêt sur images : - Le contexte, avec les questions policières très présentes médiatiquement, joue aussi dans l'écho que rencontre votre enquête sur le tribunal de Paris ?

Mathieu Molard : - Je pense que c'est une très belle info, mais qui arrive aussi au bon moment. C'est toujours pareil : la bonne info au mauvais moment, elle parle deux fois moins. Sur les comptes Facebook racistes de policiers, Vice avait fait un très bon papier, assez similaire, deux ans avant. Ce n'était pas le "bon" moment : il est passé assez inaperçu. 

Mais la force d'un média, c'est aussi d'assumer parfois de sortir le papier à un "mauvais moment". À StreetPress, on parle des questions de violences policières depuis des années. J'étais venu sur le plateau d'Arrêt sur images pour en parler il y a cinq ans, et l'une des questions était justement « pourquoi on en parle si peu ».

Arrêt sur images : - Après l'enquête sur les groupes Facebook, avez-vous vu arriver de nombreux témoignages sur les violences policières  ? 

Mathieu Molard : - Oui, mais ça a duré peu de temps. Pendant une semaine ou dix jours, plusieurs témoignages arrivaient chaque jour. Il y avait à boire et à manger ! Des éléments intéressants, pas intéressants, souvent invérifiables... Je pense que plus nous sortirons des enquêtes qui ont de l'impact, plus nous aurons d'infos. C'est l'objectif de StreetPress, qui revendique d'être un journal d'impact, qui veut faire bouger les lignes. 

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