BFM : le document qui raconte le conflit entre la rédaction et la direction

Tony Le Pennec - - Déontologie - 21 commentaires

Arrêt sur Images s'est procuré le compte-rendu d'une réunion entre des représentants des journalistes et la direction de BFMTV qui remonte à fin novembre. Les tensions sur la couverture des Gilets jaunes étaient déjà vives, mais les attentes de la rédaction sont restées quasiment lettre morte.

Une assemblée générale à BFMTV : une grande première qui s'est déroulée mardi 8 janvier, comme le révélaient récemment Les Jours. Les journalistes de la chaîne d'info en continu y ont protesté contre"la disproportion entre le reportage, le travail de terrain et le blabla en plateau, avec des éditorialistes politiques qui déblatèrent à longueur d’antenne", selon une participante citée par Les Jours. Mais aussi contre la course à l'audience, et les conditions de travail dans les manifestations de Gilets jaunes. Des reproches déjà adressés par la rédaction à sa direction... juste après le deuxième week-end de manifestations, selon un document que s'est procuré Arrêt sur images. Et qui n'ont été pris en compte par la direction que de manière très parcellaire. Dès le premier samedi de mobilisation des Gilets jaunes, le 17 novembre, "la situation était très difficile, indique Céline Pigalle, directrice de la rédaction, à ASI. Une pigiste a été poursuivie par des Gilets jaunes à Montpellier, un journaliste qui s'est pris un œuf à Paris. Nous avons donc organisé cette réunion dès le 26, ou le 27, avec la société des journalistes" 

Le document que nous avons obtenu révèle qu'à cette réunion participent neuf dirigeants de la chaîne, dont Céline Pigalle, et neuf journalistes, dont François Pitrel, président de la société des journalistes (SDJ) de BFM. Il en ressort des critiques sur les dispositifs de sécurité prévus pour les journalistes de terrain, ainsi que des reproches de fond, sur la manière dont BFM traite le conflit.

1. Des agents de sécurité en retard...

C'est le premier point abordé par les représentants des journalistes : la sécurité. Ils déplorent que certains collègues aient été envoyés seuls dans les manifestations, "parfois sans sécurité malgré les risques signalés". Autre reproche, certains agents de sécurité seraient arrivés en retard aux manifestations, et parfois déjà épuisés. Exemple concret de situations frisant l'absurde : un videur de boite de nuit "arrivé sans dormir sur [un] point de duplex" pour assurer la sécurité des reporters. Réponse de la direction : il a fallu du temps pour se caler avec le prestataire, qui n'est pas "en 24/7 comme nous". Elle assure en outre avoir "identifié les agents qui ont posé problème", et que ceux-ci ont été "sortis de [leurs] dispositifs". A Arrêt sur images, Céline Pigalle dit avoir réagi immédiatement après cette réunion. "Avant, les journalistes et les agents devaient se retrouver sur le terrain, c'était parfois difficile, et des journalistes pouvaient se faire agresser avant d'avoir retrouvé leur agent. Maintenant, ils partent systématiquement ensemble de la rédaction, avec un agent par personne sur le terrain." 

Des bandeaux ne correspondant pas à l'image

Côté sécurité, donc, la réponse ne se serait pas fait attendre. Côté éditorial, c'est une autre affaire...

2. Gilet jaune pacifique... et violence en bandeau

Premier reproche des journalistes : un cas de "bandeau", ces messages affichés en bas de l'écran, ne correspondant pas aux images montrées au même moment. "Samedi, une reporter était lancée à l’antenne dans le quad [écran coupé en quatre, ndlr] avec une invitée gilet jaune pacifique. Mais en bas de l’écran un synthé [le fameux bandeau, ndrl] « une ligne » parle des violences. Sur les réseaux, la capture d’écran ne laisse pas penser que notre journaliste parle des revendications. Cela brouille le message, non?", demandent les représentants de la rédaction. 

Réponse de la direction : "C’est vrai, mais on fait d’abord de la TV, et heureusement les gens nous écoutent aussi. La question se pose néanmoins de mettre le journaliste à l’antenne « plein pot » et non dans un quad." Traduction : mettre un message en bandeau ne correspondant pas au propos tenu à l'antenne, ça ne pose donc pas de problème, tant que la personne interviewée n'apparaît pas en plein écran... Mais c'est sur un autre point que souhaite insister la direction : "Il faut noter que les commentaires des gens en plateau étaient de grande qualité, très pondérés, et n’étaient pas là pour « foutre le feu »", poursuit-elle. On nous renvoie souvent une image horrible de ce que l’on a fait à l’antenne pendant cette journée de samedi, alors que si on la regardait de nouveau en entier on verrait que les commentaires dans leur grande majorité étaient équilibrés et ne créaient pas l’hystérie, comme on peut l’entendre ici et là." 

l'audience, une "marque de confiance"

Enfin, la direction conclut sa première réponse par un argument massue, qui semble pour elle justifier toutes les pratiques de la chaîne : l'audience. "Malgré la grande diversité de sources d’informations en France aujourd’hui, nous restons de loin la chaîne la plus regardée dans ce genre de cas, ce qui est une marque de confiance", note-t-elle. 

3. A l'image, les violences des Champs, pas le calme des régions ni la marche des femmes

Les représentants de journalistes enchaînent sur un autre reproche, celui de s'être concentré, toute la journée du 24 novembre, sur les violences des Champs-Elysées, au détriment des manifestations pacifiques se déroulant en région... et de toute autre information. Une disproportion qu'ASI avait fait remarquer à l'époque, mais dans le traitement de Cnews, concurrent direct de BFM. La direction de BFM reconnaît rapidement n'avoir pas assez montré d'images de région, mais assume dans l'ensemble. "On l’a fait un peu [montrer des images de manifestations en région, ndlr], avec des invités à Lille et en Bretagne, mais on ne l’a sans doute pas fait assez pour contrebalancer avec la manifestation parisienne, répond-elle. Mais vu ce qui se passait sur les Champs Elysées,  il n’y a aucun doute que lorsque l’on était sur les Champs, il fallait garder en permanence une image de ce qui s’y déroulait."

Sur le temps d'antenne consacré à une seule et même actualité, la direction défend sa ligne, sans concession : "Ce qui a fait l’identité de BFMTV c’est de se consacrer à l’événement qui vient de se produire. C’est ce qui a fait qu’on nous a copiés." Puis, sans pourtant que les représentants du personnel ne semblent avoir fait un tel lien, la direction affirme qu'il n'est pas possible d'expliquer les violences contre les reporters par la ligne éditoriale de leur chaîne."Il est inacceptable que certains puissent faire le lien entre la façon dont on couvre une actu et le fait qu’on se fasse taper dessus. Les reporters se font taper dessus parce que certains [manifestants] crient « BFM Collabos »!" La direction semble omettre de s'interroger sur la raison de cette hostilité. En tout cas, elle réfute qu'elle soit liée au fait que BFM ait consacré "90 ou 95% de [son] antenne sur les Champs-Elysées samedi." 

La marche contre les violences faites aux femmes? Pas "inédit" pour la direction

Toutefois, relancent les journalistes, il y avait une autre actualité d'importance le samedi 24 novembre : la marche contre les violences faites aux femmes, qui "rassemblait plusieurs milliers de personnes à Paris". Information qui n'a "quasiment pas eu d’écho" sur BFM, regrettent les journalistes présents. Cette sous-médiatisation était la même sur Cnews. Mais là encore, la direction de BFM ne regrette rien : " Le combat des Gilets jaunes est totalement inédit, il interroge beaucoup et divise. La manifestation pour le droit des femmes est aussi essentielle et importante mais cette lutte fait l’objet d’un consensus assez fort dans la société, le gouvernement lui-même en fait une de ses priorités. Et nous n’avons pas attendu cette manifestation pour en parler de bien des manières à d’autres moments." 50 000 personnes défilant dans toute la France contre les violences sexistes et sexuelles (selon les organisatrices), pour la direction de BFM, ça manque un peu d'inédit... 

4. Le rôle des éditorialistes en question

Les journalistes présents à la réunion déplorent aussi la place des éditorialistes sur la chaîne, et surtout le fait que "dans la tête des téléspectateurs, ce que dit un éditorialiste, « c’est BFMTV qui le dit »", ce qui leur "fait du mal en terme d'images". Personne n'aime être associé à Eric Brunet... La direction concède d'ailleurs que ce dernier a commis une "erreur" en enfilant un gilet jaune à l'antenne le 16 novembre, comme nous l'avions relevé à l'époque. L'éditorialiste de BFM n'a toutefois pas enfilé son gilet jaune sur la chaîne, mais sur RMC, chaîne appartenant au même groupe que BFM.

Elle le lui a d'ailleurs "fait comprendre". Toutefois, elle maintient que "c’est le travail des éditorialistes que de dire des choses tranchées". Par ailleurs ces derniers "ont des contradicteurs en face, que ce soit le présentateur ou un invité". Et d'ailleurs, preuve de l'équilibre des éditorialistes made in BFM, selon la direction : "Ce n’est pas parce qu’ils ont souligné le parcours incroyable de Macron lors de la présidentielle qu’ils ne vont pas considérer que l’affaire Benalla n’était pas un énorme couac." 

5. Un forcené menaçant de tout faire sauter... filmé en direct

Les représentants de la rédaction mettent également le doigt sur un élément jusqu'ici "passé inaperçu", selon leurs propres mots. "Vendredi dernier un homme en gilet jaune a menacé de se faire sauter dans une station service près d’Angoulême [il s'agit en fait d'Angers, ndlr]. Nous avons diffusé des images en direct, pendant près de 20 minutes, de cet homme, en négociation avec les policiers. C’est pourtant contraire à la charte que l’on s’était donnée, notamment après les événements de l’Hyper-Kasher, de ne plus mettre en direct des images d’opérations de police pour ne pas les perturber. Si le type avait mis sa menace à exécution, il aurait pu mourir en direct sur notre antenne ?"

En effet, Dominique Rizet, journaliste de BFM, avait révélé en direct, le 9 janvier 2015, que des otages étaient cachés dans la chambre froide de l'Hyper-Kasher de la porte de Vincennes.  La prise d'otages était encore en cours, et cette révélation aurait pu les mettre gravement en danger. Rizet avait à l'époque fait son mea culpa. Ce qui ne l'a pas empêché de commenter en direct, le 23 novembre, les images du forcené pendant ses négociations avec la police. Cependant aucun otage n'a été ici mis en danger.

"La situation n'était pas si tendue"

La direction admet toutefois une erreur, et reconnaît que "c’est contraire à ce qu['elle] s’était donné comme ligne de conduite". Mais avance aussi une circonstance atténuante : "On a été influencé par les déclarations de police qui laissaient entendre que la situation n’allait pas durer longtemps, et n’était pas si tendue." 

Sur toutes les questions d'ordre éditorial, la direction ne se remet que très partiellement en question. Lorsque les représentants de la rédaction demandent à leurs chefs ce qu'ils auraient changé dans le traitement des Gilets jaunes si c'était à refaire, ceux-ci répondent qu'ils auraient dû "plus aller en région et/ou en retrait de la manifestation". Mais en restant focalisés sur les événements des Champs-Elysées. "Car si on avait quitté les Champs-Elysées, on nous l’aurait immédiatement reproché. On nous aurait dit « Regardez, BFM masque la réalité de ce qui se passe ». Et accessoirement, on n’aurait certainement pas été la 1ère chaîne info de France mais la 3 ème." En dernier ressort, c'est toujours l'argument de l'audience qui est opposé aux critiques.

Si les revendications présentées fin novembre semblent rester largement d'actualité aujourd'hui, Céline Pigalle, jointe au téléphone par ASI ce lundi, affirme toutefois qu'un travail de fond, éditorial, a commencé. Mais que ce type de réflexion prend du temps. "Il devait y avoir une réunion avec l'ensemble de la rédaction le 12 décembre, explique la directrice de la rédaction. Mais la veille il y a eu les attentats de Strasbourg, donc ça n'a pas été possible. Nous avons repoussé au 19 décembre, mais dès le lendemain beaucoup partaient en vacances. Il y a eu ensuite une deuxième réunion, début janvier, au lendemain de l'AG. Puis une nouvelle réunion avec les représentants du personnel le 15 janvier. Les discussions de fond, sur l'éditorial, c'est un processus qui prend du temps. Nous annoncerons mardi 22 janvier des changements à la rédaction." Une rédaction qui doit commencer à s'impatienter...

Contacté, François Pitrel, président de la SDJ de BFM, présent lors de cette fameuse réunion, s'est refusé à "communiquer sur des débats internes".

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