Gaza : pourquoi les JT ont si peu parlé de Jabalia et Al-Aqsa
Alizée Vincent - - Silences & censures - 35 commentairesIndignation sur les réseaux suite à la diffusion de vidéos très violentes. Deux minutes aux JT de TF1 et France 2 sur 10 jours
Sur les réseaux sociaux, depuis le 6 octobre, circulent des vidéos extrêmement violentes filmées à Gaza, suite aux frappes israéliennes dans le camp de Jabalia, au nord, et sur l'hôpital d'Al Aqsa, au centre. Elles sont souvent accompagnés de commentaires, de personnalités politiques ou d'internautes lambda, dénonçant le fait que ces images ne seront jamais montrées dans les journaux télévisés. Qu'en est-il vraiment ? Comment expliquer cette faible couverture ? Analyse.
Jabalia. Le nom de cette ville du Nord de Gaza est associé, depuis le 6 octobre et le siège installé par les forces israéliennes, à des images d'une violence extrême. Elles circulent sur les réseaux sociaux et se déroulent pour la plupart dans un camp de réfugiés. On y voit des bâtiments ravagés et surtout, des corps inertes ou très grièvement blessés. Parfois, des enfants sortis des décombres. Il en est de même, avec la ville de Deir al-Balah, dans le centre de l'enclave. Plusieurs vidéos, filmées dans la cour de l'hôpital d'un camp de déplacés - l'hôpital al-Aqsa - montrent des personnes encore vivantes prises dans les flammes d'un incendie, déclenché par des frappes israéliennes dans la nuit du 13 au 14 octobre.
Certains médias de presse écrite ou de vidéo web ont analysé ces images et confirmé leur authenticité. C'est le cas de Libération et de son service de vérification Checknews, d'AJ+, de 20 minutes ou de RFI. Certaines télé, aussi, ont diffusé des formats de fact-checking, attestant aussi de la véracité de ces séquences. C'est le cas de France 24, ou de TF1, via un article web. Un certain nombre d'internautes en revanche, les 14 et 15 octobre, se sont indignés de ne pas voir ces scènes d'horreurs dans les journaux télévisés de TF1 et France 2, une dizaine de jours après le début du siège et quelques jours après l'attaque sur l'hôpital.
"JT de France 2. Long sujet larmoyant sur les militaires israéliens tués et blessés à Haïfa. Quant aux Palestiniens brûlés vifs à Gaza: expédiés en quelques secondes, sans aucun détail sauf la version de l'armée israélienne. À vomir", a déploré sur X le journaliste Claude El Khal, ancienne voix du Media. D'autres ont fait les comptes, en vidéo et concluent à "4 minutes pour Israël, 12 secondes pour la Palestine et 10 secondes pour le Liban" dans "le 13h présenté par Julian Bugier et le 20h présenté par Anne-Sophie Lapix". Décompte également repris et critiqué par le député LFI Aymeric Caron : "Le service public de France télé en-dessous de tout sur la couverture des événements au Proche-Orient, en choisissant de soutenir une fois encore le point de vue de l'armée criminelle israélienne".
L'eurodéputée insoumise Rima Hassan a interpellé la presse plus généralement. "La question est, quel média français vous montrera ces images. Des palestiniens brûlés vifs dans leur sommeil par les bombardements israéliens", a-t-elle tweeté, sur plusieurs photos de silhouettes dans les flammes de l'hôpital Al-Aqsa. Le poète palestinien Mosab Abu Toha a interpellé, lui, les médias anglophones, sur le sort de Jabalia. "Pourquoi ne partagez-vous pas ces vidéos, CNN BBC CBC ABC???? S'il vous plaît, relayez relayez relayez".
Brèves images et un sujet
Arrêt sur images a vérifié ce qu'ont dit, montré, ou pas montré, les journaux télévisés de TF1 et de France 2, entre le 6, début du siège à Jabalia, et le 16 octobre. Notre recension, sur les éditions du 13 heures et du 20 heures, montre que les sujets sur Gaza ont pour la plupart été diffusés aux alentours de l'anniversaire du 7-Octobre, pour marquer l'année de bombardements subis par l'enclave, en réponse à l'attaque terroriste du Hamas. Au total, sur les 10 jours, TF1 a consacré 6 minutes 30 à Gaza mais n'a parlé ni du siège de Jabalia ni des frappes à Al-Aqsa. France 2, sur ces dix mêmes jours, a consacré onze minutes à Gaza, dont deux minutes environ sur l'incendie d'Al-Aqsa, suite à une frappe israélienne, sans mention du siège de Jabalia. En tout et pour tout, en dix jours d'antenne, les deux principaux JTs de France ont donc consacré deux minutes à Al-Aqsa, et zéro au siège de Jabalia.
Sur TF1, Gaza a toutefois fait l'objet d'un long-format de 6 minutes diffusé le soir du 8 octobre. On y voit les terribles destructions. On y suit aussi un garçon, Amir, 14 ans, passer sa journée à travailler pour nourrir sa famille et des images de la vie du journaliste Rami Abou Jamous. Le sujet évoque brièvement le camp de Jabalia, sans parler du siège du 6 octobre 2024. Les jours précédents, sur TF1, les destructions à Gaza sont évoquées une trentaine de secondes, les 6 et 7 octobre. Puis, jusqu'au 16 octobre : plus rien, d'après notre recension.
Sur France 2, un long format de 9 minutes a également été diffusé le soir du 7 octobre, en fin de journal. Il raconte une année à Gazaville, telle que vécue par Rami Abou Jamous. Le lendemain, Anne-Sophie Lapix interviewe en plateau le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot. Elle fait très brièvement référence à Gaza, en demandant à son invité ce que la France compte faire alors qu'Israël venait de menacer le Liban de "destructions comme à Gaza". Puis le sujet ne réapparaît pas, jusqu'au 14 octobre. Après un sujet sur un bombardement du Hezbollah en Israël, Julian Bugier diffuse quelques images d'Al-Aqsa, "où des bombardements israéliens ont fait plusieurs morts la nuit dernière", dit-il. "Il y aurait de nombreux blessés. Tsahal affirme avoir fait une frappe visant un centre de commandement et de contrôle". Le lendemain, au 13 heures un sujet entier est dédié à l'hôpital. Le sujet annonce "au moins 4 morts et des dizaines de blessés".
Sur Twitter, le présentateur a répondu aux critiques d'Aymeric Caron. Dans son message initial, le député avait évoqué, entre autre, l'absence de développement sur l'hôpital Al-Aqsa. Réponse de Julian Bugier : "Faux, nous y avons consacré un reportage dans le JT du jour !!" Plusieurs heures après le message d'Aymeric Caron, France 2 a en effet diffusé un sujet dans son 13h, où sont évoqués les morts palestiniens. Le lendemain, dans le 20 heures d'Anne-Sophie Lapix, Gaza a été évoqué dans le cadre d'une interview de 4 minutes 16, avec la présidente de Médecins sans frontières, Isabelle Defourny. L'échange porte sur la pénurie de produits et l'aide humanitaire.
"Nous n'avions que peu d'informations"
Alexandre Horn, journaliste à Libé, au sein du service CheckNews, est l'auteur de plusieurs articles de Checknews sur Jabalia et Al-Aqsa. À Arrêt sur images, il dit "s'interroger" face au constat et observe que "Gaza est mal traité" depuis le début du conflit. "Pour Jabalia, ce n'était pas si compliqué d'obtenir des informations quand on suit le sujet. L'armée israélienne partageait certaines images, de même que différentes sources institutionnelles palestiniennes, c'était assez documenté." Il explique avoir mis environ "une journée et demi" à recueillir le matériau nécessaire pour publier un premier article sur l'ordre d'évacuation du nord. Puis deux jours et demi pour l'article rédigé après une semaine de siège. Pour Al-Aqsa, il avoue même sa "vraie grosse incompréhension". Alexandre Horn dit avoir mis "une demi-journée" pour authentifier les éléments. "C'est une scène où il y avait énormément d'images, capturées via quatre points de vue différents. Elle était localisable."
Les rédactions de TF1 et France 2 n'ont pas répondu à Arrêt sur images. Mais les commentaires des journalistes, dans les sujets sur Gaza, donnent un aperçu des raisons qui aurait pu être invoquées pour justifier cette moindre couverture. En lançant les images de l'hôpital Al-Aqsa, au 13 heures, Julien Bugier déclarait : "Nous l'évoquions hier dans le journal mais nous n'avions que peu d'informations". C'est ce qu'expliquait aussi Gilles Bouleau dans son lancement le 8 octobre. "Témoigner de cette guerre est difficile car les autorités israéliennes interdisent l'accès à l'enclave palestinienne à tous les journalistes." Le reportage de TF1, précise-t-il, a donc été réalisé "avec l'aide d'habitants et de reporters gazaouis, notamment Rami Abou Jamous". C'est ce qui explique la diffusion d'images identiques sur les JT de TF1 et de France 2 : Rami Abou Jamous est l'une des seules sources disponible pour les médias français.
À cela s'ajoute le fait que certaines rédactions refusent d'embaucher les journalistes sur place en raison des assurances à fournir. Au total, 138 journalistes sont morts à Gaza, selon la Fédération internationale des journalistes (58 dans le cadre de leur profession, selon Reporters sans frontières).
"Manque de culture d'enquête en source ouverte"
Comment se fait-il qu'Alexandre Horn et d'autres médias aient pu, eux, obtenir des éléments supplémentaires ? Les journalistes y voit, en partie, un "manque de culture journalistique dans le domaine de l'enquête en source ouverte dans l'audiovisuel français". Une méthode nécessaire dans le cas de Gaza, mais "qui n'est pas encore développée dans beaucoup de rédactions". Dans le cas de Gaza, il faut opérer une veille sur le long terme, au sein des canaux israéliens et palestiniens, pour vérifier la robustesse des vidéos. "Typiquement, illustre Alexandre Horn, il y avait des vidéos des frappes sur le camp de Rafah, au début de l'été, qui étaient présentées comme des vidéos des frappes à Al-Aqsa de dimanche." Les authentifier nécessite de retracer qui a publié ces vidéos et comment elles ont circulé. Un travail qui se fait "à partir de la localisation des différentes vidéos, mais aussi via des collectifs comme Geoconfirmed, un site où des bénévoles authentifient des vidéos, des sources primaires. C'est comme ça qu'on peut travailler à distance sur des conflits."
Si les images de Jabalia et d'Al-Aqsa ne sont pas toutes diffusées, c'est aussi en raison de leur caractère extrêmement choquant. Le commentaire du sujet de France 2, le 15 octobre, l'explique en partie. "Sur certaines vidéos insoutenables, que nous avons choisi de ne pas montrer, on voit certaines des personnes brulées vives, prisonnières du feu." Selon Alexandre Horn, une forme de "fatigue informationnelle" explique aussi le moindre traitement de Gaza. "Il y a une accumulation d'actualité dans la région, avec l'offensive d'Israël au Liban". Gaza est sous les bombes depuis un an.
Contactés par ASI, TF1 et France 2 n'ont pas donné suite à nos demandes d'interviews ni à nos relances. Anne-Sophie Lapix a indiqué qu'elle ne souhaitait pas participer à cet article. Nous leur avions adressé trois questions, par écrit : "Pourquoi ne voit-on pas d'images des bombardements à Jabalia et d'Al Aqsa dans les JT ? Quelle est la raison principale : le fait de ne pas avoir de JRI sur place, de ne pas pouvoir authentifier les images, qu'elles soient trop violentes, ou d'autres raisons ? Faut-il être particulièrement vigilant sur ce sujet, et pourquoi ?"